Eh bien, Madame, je suis plus honnête que vous; vous ne voulez pas me dire avec qui vous soupez, et moi je vous avoue avec qui je déjeune.
Vous voilà bien ébaubis messieurs les parisiens! La bonne compagnie chez vous ne déjeune pas parce qu'elle a trop soupé, mais moi je suis dans un païs où les médecinshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/001 sont Italiens, et où ils veulent absolument qu'on mange un croûton à certains jours. Il faut même que les apoticaires donnent des certificats en faveur des estomacs qu'on soupçonne d'être malades.
Le médecin du canton que j'habite est un ignorant de très mauvaise humeur qui s'est imaginé que je fesais très peu de cas de ses ordonnances.
Vous ignorez peut être, Madame, qu'il écrivit contre moi au Roi l'année passée, et qu'il m'accusa de vouloir mourir comme Moliere en me moquant de la médecine. Cela même amusa▶ fort le conseil. Vous ne savez pas sans doute qu'un soi disant cy devant Jesuite franc-comtois nommé Nonotte, qui est encor plus mauvais médecin, me déféra il y a quelques mois à Rezzonico, premier médecin de Rome, tandis que l'autre me poursuivait auprès du Roi, et que Rezzonico envoia à l'ex-jesuite nommé Nonotte, résident à Besançon, un bref dans lequel je suis déclaré atteint et convaincu de plus d'une maladie incurable. Il est vrai que ce bref n'est pas tout à fait aussi violent que celui dont on a affublé le Duc de Parme; mais enfin j'y suis menacé de mort subite.
Vous savez que je n'ai pas deux cent mille hommes à mon service et que je suis quelquefois un peu goguenard. J'ai donc pris le parti de rire de la médecine avec le plus profond respect, et de déjeuner comme les autres avec des attestations d'apoticaires.
Sérieusement parlant, il y a eu à cette occasion des friponerieshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/002 de la faculté si singulières que je ne peux vous les mander pour ne pas perdre de pauvres diables qui sans m'en rien dire se sont saintement parjurés pour me rendre servicehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/003. Je suis un vieux malade dans une position très délicate; et il n'y a point de lavement et de pilules que je ne prenne tous les mois pour que la faculté me laisse vivre et mourir en paix.
N'avez vous jamais entendu parler d'un nommé Le Bret, trésorier de la marine que j'ai fort connu, et qui en voiageant se faisait donner l'extrême onction dans tous les cabarets? J'en ferai autant quand on voudra.
Ouï, j'ai déclaré que je déjeunais à la manière de mon païs. Mais si vous étiez Turc, m'a t'on dit, vous déjeuneriez donc à la façon des Turcs? Oui, messieurs.
De quoi s'avise mon gendre d'envoierhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/004 ces quatre homélies? Elles ne sont faittes que pour un certain ordre de gens. Il faut, comme disent les Italiens, donner cibo per tutti.
Vous saurez, Madame, qu'il y a une trentaine de cuisiniers répandus dans l'Europe, qui depuis quelques années font des petits pâtés dont tout le monde veut manger. On commence à les trouver fort bons, même en Espagne. Le comte D'Aranda en mange beaucoup avec ses amis. On en fait en Allemagne, en Italie même; et certainement avant qu'il soit peu il y aura une nouvelle cuisine.
Je suis bien fâché de n'avoir pas la princesse printanière dans ma bibliothèque, mais j'ai l'oiseau bleu et Robert le diablehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/005. Je parie que vous n'avez jamais lu Cléliehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/006 ni l'Astréehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/007. On ne les trouve plus à Paris. Clélie est un ouvrage plus curieux qu'on ne pense. On y trouve les portraits de tous les gens qui fesaient du bruit dans le monde du tems de Mlle Scudéri. Tout Port roial y est. Le château de Villars qui apartient aujourd'hui à Mr Le Duc de Praslin y est décrit avec la plus grande éxactitude.
Mais à propos de Romans, pourquoi, Madame, n'avez vous pas apris l'italien? Que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas lire dans sa langue L'Arioste si détestablement traduit en français! Vôtre imagination était digne de cette Lecture, c'est la plus grande louange que je puisse vous donner, et la plus juste. Soiez très sûre qu'il écrit beaucoup mieux que Lafontaine et qu'il est cent fois plus peintre qu'Homère, plus varié, plus guai, plus comique, plus intéressant, plus savant dans la connaissance du cœur humain que tous les romanciers ensemble, à commencer par l'histoire de Joseph et de la Putipharhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/008, et à finir par Pamélahttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/009. Je suis tenté toutes les années d'aller à Ferrare où il a un beau mausolée, mais puisque je ne vais point vous voir, Madame, je n'irai point à Ferrare.
Vous me faittes un grand plaisir de me dire que vôtre ami se porte mieux. Mettez moi aux pieds de vôtre grand-maman, mais, si elle n'a pas le bonheur d'être folle de l'Arioste je suis au désespoir de sa sagesse.
Portez vous bien, Madame, ◀amusez▶ vous comme vous pourez. J'ai encor la fièvre toutes les nuits, et je m'en moque.
◀Amusez vous encor une fois, fût-ce avec les quatre fils d'Aimon. Tout est bon pourvu qu'on attrape le bout de la journée, qu'on soupe et qu'on dorme; le reste est vanité des vanitéshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180419b_1key001cor/nts/010, comme dit l'autre; mais l'amitié est chose véritable.