(1769) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire
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(1769) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire

Vous nous comblez de bien, monsieur, mais loin de vous dire c'est assez, nous vous crions, encore, encore.
Tout ce que vous nous envoyez est charmant, mais ce qui m'enchante le plus ce sont vos lettres; vous parlez de la grand maman comme si vous la connoissiez. Vous seriez bien digne d'avoir ce bonheur, et vous seriez bien Etonné de trouver qu'elle surpasse encore l'idée que vous vous en faites. Figurez vous une nimphe, faite comme un model, Jolye comme le Jour. Je n'en dis pas davantage sur sa figure. Je ne la connois que par reminissence et par ce que J'en entend dire; mais son cœur, son esprit, vous seul pourriez dignement les peindres, mais comme elle voudra voir ma lettre et que Je veux qu'elle vous parvienne Je ne veux pas m'exposer à la lui voir déchirer. Sa correspondance avec mr Guillemet est Ravissante. Avez vous scû le quiproquo arrivé à sa dernière lettrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/002? Elle l'avoit envoyé de la campagne où elle étoit à mr grand maman, pour qu'il la donnât à l'Envoyéhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/003 de Geneve pour qu'il vous la fit tenir, et ce mr Grand maman qui a plus d'une affaire dans la tête, fit mettre cette lettre à la poste, et nous ignorons ce qu'elle est devenüe.

Je reçus hier au soir vos deux derniers manuscrits. Je compte les relire aujourd'huy avec la grand maman, et Je remet à demain à ajouter à cette Lettre le Jugement que nous en aurons porté.

Ah! mon dieu, mon cher ami, que nous vous désirerions à nos petits soupez; le petit ombre de personnes qui y sont admises vous conviendroit bien. Ces petits comités sont les antipodes de feu l'hôtel de Rambouillet, et des assemblées de nos beaux esprits d'aujourd'huy; Je ne sçay plus qui l'autre Jour disoit d'Eux, qu'ils croyoient avoir inventés l'athéisme. Ils font grand cas de la nature, et leur admiration Exagérée me gèle le sang. Avouez de bonne foy que sans l'occuppation que vous donne votre campagne vous trouveriez que le spectacle de ses productions seroit un plaisir bien tiède. Les fleurs du printems, les moissons de l'été, les vendanges de l'automne et les glaces de l'hiver sufiroients ils pour charmer vos Ennuys? Ils pourroient causer des transports à un aveugle née qui recouvreroit la vüe, mais si vous traitiez un tel sujet, n'y Joindriez vous pas pour le rendre intéressant le rapport des quatre saisons aux quatre âge de la vie? Dans le printems l'ingénuité de l'enfance et le développement de ses goûts; dans l'été la Jeunesse, la naissance des passions, leur progrès, leur violence; dans l'automne, leur suitte, leurs Effets, les biens, et les maux qu'elles produisent; mais dans l'hiver vous ne pourriez pas Je crois faire un tableau plus fidel de la viellesse que celui qu'a fait st Lambert.

Sçavez vous bien monsieur que quand Je me hazarde a discourir avec vous, Je me mocque de moi et Je me trouve aussi sotte et aussy ridicule que vous pouvez me trouver.

Mais vraiment, J'ay bien d'autres choses à vous dire. On m'a raconté l'ambassade que vous avez reçû de Cattau la Semiramis, une boete tournée de ses propres mais non innocentes mains, son portrait, vingt beaux diamants, une belle fourure, Le code de ses loix, et une très belle lettrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/004. Pourquoy me laisser ignorer ce qui peut me la rendre recommandable? Son estime pour vous et les témoignages qu'elle vous en donne, sont toute ce qui peut lui faire le plus d'honneur.

Adieu, monsieur, Jusqu'à demain que je reprendray cette lettre.

Je n'ay pu attendre la grand maman. Je viens de relire votre Ecrit aux trois imposteurshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/005. On ne peut s'empêcher d'Eclater de rire en le finissant. Rien n'est si sensé que le commancement et le milieu et rien n'est si plaisant que la fin. Vous dites toujours bien, et moi Je repette avec vous,

Ecartons ces Romans qu'on appelle sistèmes

Si nous n'y trouvons pas la vérité, inutilement la chercherions nous ailleurs.

Ce dieu dont mieux que moi tu conçois l'Existence
Devroit bien comme à toy me donner la croyance.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/007

Ne voilà t'il pas une belle parodie!

Sérieusement monsieur de Voltaire, Je suis intimement persuadée que ce que nous ne pouvons comprendre ne nous est pas nécessaire à sçavoir, ce qu'il nous sufit pour être sage, c'est à dire pour être heureux, de nous en tenir à ce que la loy naturelle nous enseigne. Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse. C'est dans ce sens que la crainte devient le commancement de la sagesse.

Mon dieu que vous êtes heureux, et que vous êtes en bonne compagnie étant seul avec vous même. Je paye bien cher le plaisir que vous me donnez; Je ne peux plus rien lire; J'ouvre un livre qu'on me vante; ce sont des lieux communs ou des extravagances, un stile abominable; Je rejette le livre, Je me fais lire du Voltaire, quelquefois mad. de Sévigné, Hamilton, Labruyere, la Rochefoucault et puis quelquefois des livres mal Ecrits, comme les mémoires de mademoisellehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/008, les illustres françoiseshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/009&c. Je lis aussi parfois quelque traductions des anciens et des Anglois, mais pour nos beaux diseurs d'aujourd'huy je ne les puis supporter, ils me font dire hautement que Je ne puis souffrir les livres bien Ecrits; J'aime mieux passer pour avoir le goût dépravé que de m'ennuyer de leurs ouvrages; ce soir nous lirons votre Epitre à Boileauhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180355_1key001cor/nts/010.

La grand maman n'est point venüe, ainsy J'ay lû sans elle votre Epitre à Boileau; eh bien, monsieur, je ne cesse point de vous admirer et de m'Etonner que le mauvais goût s'introduise tandis que vous Existez.

Ma lettre est d'une longueur Enorme, il y faut ettre fin en vous assurant de mon tendre attachement et de ma parfaite reconnoissance.

Notre pauvre ami le président est un peu mieux, il a moins de disparates. J'espère que le changement de saison pourra faire revenir ses forces et remettre entierrement sa tête.