(1769) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1769) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Que je vous plains, Madame! vous avez déjà perdu l'âme de vôtre ami le président Hénaut, et bientôt son corps sera réduit en poussière.
Vous aviez deux amis qui auraient fait la consolation de votre vie, lui et mr de Fourmont. La mort vous les a enlevés. Ce sont des biens dont on ne retrouve pas même l'ombre. Je sens vivement vôtre situation.

Vous devez avoir une consolation bien touchante dans le commerce de vôtre grand-maman, mais elle ne peut vous voir que rârement; elle est enchainée dans un païs qu'elle doit détester, vu la manière dont elle pense. Je vous vois réduite à la dissipation de la société; et dans le fond du cœur vous en sentez tout le frivole. L'adoucissement de cette malheureuse vie serait d'avoir auprès de soi, et sous sa main un ami qui pensât comme nous, et qui parlât à nôtre cœur et à nôtre imagination le langage véritable de l'un et de l'autre.

Je crois bien (vanité à part) qu'il y a quelque ressemblance entre vôtre cervelle et la mienne. La dissipation ne m'est pas si nécessaire, à la vérité, qu'à vous; mais pour le tumulte des idées, pour la vérité dans les sentiments, pour l'éloignement de tout artifice, pour le mépris qu'en général nôtre siècle mérite, pour le tact de certains ridicules, je serais assez vôtre homme, et mon cœur est assez fait pour vôtre cœur. Je voudrais être à la fois à st Joseph et à Ferney, mais je ne connais que l'Eucharistie qui ait le privilège d'être en plusieurs lieux en même tems.

Voilà les neiges de nos montagnes qui commencent à fondre, et mes yeux qui commencent à voir. Il faut que je fasse tout ce que st Lambert a si bien décrit. La campagne m'appelle, deux cent bras travaillent sous mes yeux, je bâtis, je plante, je sême, je fais vivre tout ce qui m'environne; les Saisons de st Lambert m'ont rendu la campagne encor plus précieuse. Je me fais lire à diner et à souper de bons livres par des lecteurs très intelligents, qui sont plutôt mes amis que mes domestiques. Si je ne craignais d'être un fat, je vous dirais que je mène une vie délicieuse. J'ai de l'horreur pour la vie de Paris, mais je voudrais aumoins y passer un hiver avec vous.

Ce qu'il y a de très triste, c'est que la chose n'est pas aisée, attendu que j'ai l'âme un peu fière.

Je songe réellement à vous amuser quand je reçois quelques bagatelles des païs étrangers. Vous avez peut être pris l'histoire de st Cucufin pour une plaisanterie; il n'y a pas un mot qui ne soit dans la plus éxacte vérité. Vous aurez dans un mois quelque chosehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180330_1key001cor/nts/001 qui ne sera qu'allégorique. Il faut varier vos petits divertissements.

Vous ne m'avez point répondu sur les singularités de la nature, ainsi je ne vous les envoie pas, car c'est une affaire de pure phisique qui ne pourait que vous ennuier.

Vous me faittes grand plaisir, Madame, de me dire que vous ne craignez rien pour Mr grand-maman. J'ai un peu à me plaindre d'une personnehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180330_1key001cor/nts/002 qui lui veut du mal, et je m'en félicite; j'aime à voir des Racines qui ont des Pradons pour ennemis. Celà me fait penser à la queue du siècle de Louïs XIV que j'ai eu l'honneur de vous envoier. Votre exemplaire, sauf respect, est précieux, parce qu'il est corrigé en marge. Faittes vous lire la prison de La Bourdonnaishttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180330_1key001cor/nts/003 et la mort de Lallyhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180330_1key001cor/nts/004, et vous verrez comme les hommes sont justes. Quand je serai plus vieux j'y ajouterai la mort du chevalier de La Barre et celle de Calashttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180330_1key001cor/nts/005 afin qu'on connaisse dans toute sa beauté le tems où j'ai vécu. Selon que les objets se présentent à moi je suis Héraclite ou Démocritehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1180330_1key001cor/nts/006. Tantôt je ris, tantôt les cheveux me dressent à la tête, et cela est très à sa place, car on a à faire tantôt à des Tigres, tantôt à des singes. Le seul homme presque, de l'âme de qui je fasse cas, est monsieur grand-maman; mais je me garde bien de le lui dire. Pour vous, madame, je vous dis très naïvement, que j'aime passionnément vôtre façon de penser, de sentir, et de vous exprimer, et que je me tiens malheureux dans mon bonheur de campagne, de passer ma vieillesse loin de vous. Mille tendres respects.

V.

Faittes moi savoir je vous prie, comment vont l'âme et le corps de vôtre ami.