(1768) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1768) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Vous avez voulu, madame, que je vous ouvrisse mon vieux cœur sur mes affaires temporelles, et vous m'ordonnez à présent de vous faire ma confession sur les spirituelles.
Celà sera très aisé. Il faut qu'on soit bien oisif dans Paris et dans le voisinage pour avoir fait une nouvelle d'un devoir que j'ai rempli tous les ans quand ma mauvaise santé me l'a permis. Je suis dans un âge où aucune passion et aucun prétexte ne peuvent m'empècher de remplir ce devoir. Je ne croiais pas qu'une chose si naturelle et si simple dût faire le moindre bruit; mais il faut tirer parti de tout. Ce bruit peut aumoins servir à me justifier de toutes les calomnies dont on se plait à m'affubler. Il y a trois ou quatre moines défroqués en Hollande, qui me paraissent les gens du monde les plus modestes, car ils laissent paisiblement courir sous mon nom toutes les sottises impies qu'ils prodiguent aux libraires pour vivre.

Il y a un ex-capucin nommé Maubert qui a inondé l'Europe de ces paperasses. C'est aujourd'hui un ex-maturin nommé Laurent, qui fait les honneurs de l'incrédulité. Ce drôle là ne manque pas d'esprit, et il y a même des choses assez plaisantes dans sa théologie portativehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170292_1key001cor/nts/002, et dans l'expulsion des jesuites de la Chinehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170292_1key001cor/nts/003.

On a réimprimé encor le diné du Comte de Boulainvilliers et le militaire philosophe de st Hyacinte qui passait pour le fils de Bossuet. Le militaire philosophe est un peu lourd, mais profondément raisonné. Il a un prodigieux débit dans les païs étrangers.

Le Catécumène qu'on dit d'un nommé Reboulet a quelques bonnes plaisanteries, mais elles sont trop souvent au gros sel. Ce catécumène d'ailleurs est tout étonné de voir des temples, comme s'il y avait une nation sur la terre qui n'en eût point.

On parle beaucoup aussi de la lettre d'un avocat sur la mort du chevalier de la Barrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170292_1key001cor/nts/004.

Voilà une petite partie des choses qu'on m'attribue dans le public, avec autant de légèreté que d'injustice. J'aurai peut être la consolation d'aprendre quelque jour que ces calomnies n'ont point été jusqu'à la Reine, ou du moins qu'elles n'ont point fait d'impression sur elle. Je sais qu'elle compte parmi ses vertus celle de ne point écouter l'imposture, et surtout de ne point persécuter ceux qui sont en bute à de telles imputations. Je fais autant de cas de son jugement et de son suffrage que j'ai de vénération pour sa personne; et le retour de sa santé dont on m'a assuré, m'a causé trop de joie, pour que cette joie sincère soit jamais empoisonée par la calomnie qui sans doute n'aproche pas de sa cour.

Je sais que ces considérations ne doivent point entrer dans l'accomplissement de nos devoirs, mais aussi il n'est pas juste qu'on nous reproche de les avoir remplis, et plus on s'en acquite avec simplicité, plus il serait triste de n'en recueillir d'autre fruit que des accusations nouvelles. Mais le monde est fait ainsi, et il ne mérite pas qu'on cherche à lui plaire. C'est à vous, madame, qu'on doit vouloir plaire, c'est à Madame la Duchesse de Choiseul. J'avoue que je suis assez mondain pour ambitioner passionément de vous amuser; mais à mon âge on n'est point du tout amusant. Je n'ai à vous présenter que les cendres de mon feu; et ce n'est pas là une offrande digne de vous.

Je n'ai pas plus pleuré que vous à la lecture de la piècehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170292_1key001cor/nts/005 dont vous me parlez. Depuis longtemps je n'ai vu ni comédie qui fasse rire, ni tragédie qui arrache des larmes. On dit que la Tragédie doit exciter la crainte et la pitié. C'est là l'impression que fait un certain monde; il fait lever les épaules de pitié, et il inspire la crainte des sots et des méchants.

Portez vous bien, Madame, digérez; jouïssez de la conversation des esprits supérieurs qui sont faits pour le vôtre, et conservez moi vos anciennes bontés.

V.