(1768) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1768) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je n'écris point, Madame, cela est vrai, et la raison en est que la journée n'a que 24 heures, que d'ordinaire j'en mets dix ou douze à souffrir, et que le reste est occupé par des sotises qui m'accablent comme si elles étaient sérieuses.
Je n'écris point, mais je vous aime de tout mon cœur. Quand je vois quelqu'un qui a eu le bonheur d'être admis chez vous, je l'interroge une heure entière. Mon fils adoptif Dupuits est pénétré de vos bontés. Il a dû vous rendre compte de la vie ridicule que je mène. Il y a trois ans que je ne suis sorti de ma maison; il y a un an que je ne sors point de mon cabinet, et six mois que je ne sors guères de mon lit. Mr De Chabrillant a été chez moi six semaines. Il peut vous dire que je ne me suis pas mis à table avec lui une seule fois. La faculté digérante étant absolument anéantie chez moi je ne m'expose plus au danger. J'attends tout doucement la dissolution de mon être, remerciant très sincèrement la nature de m'avoir fait vivre soixante et quatorze ans, petite faveur à laquelle je ne me serais jamais attendu.

Vivez longtemps, Madame, vous qui avez un estomac et de l'esprit; vous qui avez regagné en idées ce que vous avez perdu en raions visuels; vous que la bonne compagnie environne; vous qui trouvez mille ressources dans vôtre courage d'esprit et dans la fécondité de vôtre imagination.

Je suis mort au monde. On m'attribue tous les jours mille petits bâtards postumes que je ne connais point. Je suis mort, vous dis-je, mais du fond de mon tombeau je fais des vœux pour vous. Je suis occupé de vôtre état. Je suis en colère contre la nature qui m'a trop bien traitté en me laissant voir le soleil et en me permettant de lire http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170098_1key001cor/txt/001tant bien que malhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1170098_1key001cor/txt/001 jusqu'à la fin, mais qui vous a ravi ce qu'elle vous devait. Celà seul me fait détester les romans qui suposent que nous sommes dans le meilleur des mondes possibles. Si cela était on ne perdrait pas la meilleure partie de soi même longtemps avant de perdre tout le reste. Le nombre des souffrants est infini. La nature se moque des individus. Pourvu que la grande machine de l'univers aille son train les cirons qui l'habitent ne lui importent guères. Je suis de tous les cirons le plus anciennement attaché à vous, et comme je disais fort bien dans le commencement de ma Lettre, malgré mon respect pour vous, Madame, je vous aime de tout mon cœur.

V.