(1765) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1765) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Vous m'avez écrit, Madame, une Lettre tout animée de l'entousiasme de l'amitié.
Jugez si elle a échauffé mon cœur qui vous est attaché depuis si longtemps. Je n'ai point voulu vous écrire par la poste, ce n'est pas que je craigne que ma passion pour vous, déplaise à Mr Janel, je le prendrai volontier pour mon confident, mais je ne veux pas qu'il sache à quel point je suis éloigné de mériter tout le bien que vous pensez de moi. Made la Duchesse D'Anville veut bien avoir la bonté de se charger de mon paquet, vous y trouverez cette philosophie de l'histoire de L'abbé Bazin, je souhaitte que vous en soiez aussi contente que L'Impératrice Catherine 2de à qui le neveu de L'abbé Bazin l'a dédiée. Vous remarquerez que cet abbé Bazin, que son neveu croiait mort, ne l'est point du tout, qu'il est chanoine de st Honoré, et qu'il m'a écrit pour me prier de lui envoier son ouvrage postume. Je n'en ai trouvé que deux éxemplaires à Genêve, l'un relié, l'autre qui ne l'est pas; ils seront pour vous et pour Mr le président Hainaut, et l'abbé Bazin n'en aura point.

Si vous voulez vous faire lire cet ouvrage, faittes provision, Madame, de courage et de patience. Il y a là une fanfaronade continuelle d'érudition orientale qui poura vous éffraier et vous ennuier; mais vôtre ami en qualité d'historien vous rassurera, et peut être dans le fond de son cœur il ne sera choqué ni des recherches par les quelles toutes nos anciennes histoires sont combattues, ni des conséquences qu'on en peut tirer; quelque àge qu'on puisse avoir, et à quelque bienséance qu'on soit asservi, on n'aime point à avoir été trompé, et on déteste en secrêt des préjugés ridicules que les hommes sont convenus de respecter en public. Le plaisir d'en sécouer le joug console de l'avoir porté, et il est agréable d'avoir devant les yeux les raisons qui vous désabusent des erreurs où la pluspart des hommes sont plongés depuis leur enfance jusqu'à leur mort. Ils passent leur vie à recevoir de bonne foi des contes de peau d'âne comme on reçoit tous les jours de la monnoie sans en éxaminer ni le poids ni le titre.

L'abbé Bazin a éxaminé pour eux, et tout respectueux qu'il parait envers les faiseurs de fausse monoie, il ne laisse pas de décrier leurs espèces.

Vous me parlez de mes passions, Madame, je vous avoue que celle d'éxaminer une chose aussi importante a été ma passion la plus forte. Plus ma vieillesse et la faiblesse de mon tempéramment m'approchent du terme, plus j'ai cru de mon devoir de savoir si tant de gens célêbres depuis Jerome et Augustin jusqu'à Pascal ne pouraient point avoir quelque raison; j'ai vu clairement qu'ils n'en avaient aucune, et qu'ils n'étaient que des avocats subtils et véhéments de la plus mauvaise de toutes les causes. Vous voiez avec quelle sincérité je vous parle; l'amitié que vous me témoignez m'enhardit, je suis bien sûr que vous n'en abuserez pas. Je vous avouerai même que mon amour extreme pour la vérité et mon horreur pour des esprits impérieux qui ont voulu subjuguer nôtre raison, sont les principaux liens qui m'attachent à certains hommes que vous aimeriez si vous les connaissiez. Feu l'abbé Bazin n'aurait point écrit sur ces matières, si les maîtres de l'erreur s'étaient contentés de nous dire, nous savons bien que nous n'enseignons que des sottises, mais nos fables valent bien les fables des autres peuples, laissez nous enchainer les sots, et rions ensemble; alors ou pourait se taire, mais ils ont joint l'arrogance au mensonge, ils ont voulu dominer sur les esprits et on se révolte contre cette tirannie.

Quel lecteur sensé, par éxemple, n'est pas indigné de voir un abbé d'Houteville, qui après avoir fourni vingt ans des filles à Laugeois fermier général, et étant devenu secrétaire de l'athée Cardinal Dubois, dédie un livrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130379_1key001cor/nts/001 sur la religion chrétienne, à un Cardinal d'Auvergnehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130379_1key001cor/nts/002 au quel on ne devait dédier que des livres imprimés à Sodome.

Et quel ouvrage encor que celui de cet abbé d'Houteville! quelle éloquence fastidieuse, quelle mauvaise foi! que de faibles réponses à de fortes objections! Quel peut avoir été le but de ce prêtre? Le but de l'abbé Bazin étoit de détromper les hommes, celui de l'abbé d'Houteville n'était donc que de les abuser.

Je crois que j'ai vu plus de cinq cent personnes de tout état et de tout païs dans ma retraitte, et je ne crois pas en avoir vu une demi douzaine qui ne pensent comme mon abbé Bazin. La consolation de la vie est de dire ce qu'on pense. Je vous le dis une bonne fois.

http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130379_1key001cor/txt/002Je vous demande en grâce de brûler ma Lettre quand vous l'aurez luë. Il est bon de se remettre devant les yeux ces vérités, mais il est encore mieux de les jetter au feu.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130379_1key001cor/txt/002

Ne doutez pas, Madame, que je n'aie été fort content de Mr Le Chevalier de Magdonal; j'ai la vanité de croire que je suis fait pour aimer toutes les personnes qui vous plaisent. Il n'y a point de Français de son âge qu'on pût lui comparer, mais ce qui vous surprendra, c'est que j'ai vu des Russes de vingt deux ans, qui ont autant de mérite, autant de connaissances et qui parlent aussi bien nôtre langue.

Il faut bien pourtant que les Français valent quelque chose puisque des étrangers si supérieurs viennent encor s'instruire chez nous.

Nonseulement, Madame, je suis pénétré d'estime pour Mr Crafford, mais je vous suplie de lui dire combien je lui suis attaché. J'ai eu le bonheur de le voir assez longtemps, et je l'aimerai toute ma vie; j'ai encor une bonne raison de l'aimer, c'est qu'il a àpeuprès la même maladie qui m'a toujours tourmenté. Les conformités plaisent. Voicy le temps où je vais en avoir une bien forte avec vous; des fluxions horribles m'ôtent la vue, dès que la neige est dessus nos montagnes. Ces fluxions ne diminuent qu'au printemps; mais à la fin le printemps perd de son influence, et l'hiver augmente la sienne. Sain, ou malade, clairvoyant ou aveugle, j'aurai toujours, madame, un cœur qui sera à vous, soiez en bien sûre. Je ne regarde la vie que comme un songe; mais de toutes les idées flatteuses qui peuvent nous bercer dans ce rêve d'un moment, comptez que l'idée de vôtre mérite, de vôtre belle imagination et de la vérité de vôtre caractère, est ce qui fait sur moi le plus d'impression. J'aurai pour vous la plus respectueuse amitié jusqu'à l'instant où l'on s'endort véritablement pour n'avoir plus d'idées du tout.

Ne dites point je vous prie que je vous aie envoié aucun imprimé.