(1765) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1765) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Il faut donc que vous sachiez madame qu'il y avait un prêtre dans mon voisinage.
Son nom était d'Etrée, et ce n'était point la belle Gabrielle, et ce n'était point le cardinal d'Etrée, car c'était un petit laquais natif du village d'Etrée, lequel vint à Paris faire des brochures, se mettre dans ce qu'on apelle les ordres sacrez, dire la messe, faire des généalogies, dénoncer son prochain, et qui enfin a obtenu un prieuré à ma porte, et non pas à ma prière. Il était lâ, le coquin, et il écrivait en cour (comme nous disons nous autres provinciaux), il écrivait même en parlement, et il y avait du bruit, et j'étais très peu lié avec madame de Jaucour, et je ne savais pas si elle était plus philosophe que huguenote, et il y a des occasions où il faut ne se mêler absolument de rien. M'entendez vous à présent? m'entendez vous madame? et ignorez vous combien l'inquisition est respectable? Vous êtes au phisique malheureusement comme les rois sont en morale; vous ne voyez que par les yeux d'autrui. Mandez moy s'il y a sûreté, et soyez très sûre que touttes les fois qu'on poura vous amuser sans rien risquer, sans vous compromettre, on n'y manquera pas.

Ma situation est un peu épineuse. Il y a des curieux qui ouvrent quelquefois les lettres arrivantes de Geneve. Vous m'entendez parfaitement, et vous devez savoir que je vous suis tendrement attaché. Je donneray quand on voudra un de mes yeux pour vous faire ratrapper les deux vôtres.

M. le chevalier de Bouflers avec son esprit, sa candeur, sa gaucherie pleine de grâces et la bonté de son caractère, ne sait ce qu'il dit. Le fait est que je suis dans un climat singulier qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu. Il y a dans une vaste enceinte de quatre vingt lieues un horison bordé de montagnes couvertes d'une neige éternelle. Il part quelquefois de cet Olimpe de neige, un vent terrible qui aveugle les hommes et les animaux. C'est ce qui est arrivé à mes chevaux et à moy par notre imprudence. Mes yeux ont été deux ulcères pendant près de deux ans. Une bonne femme m'a guéri à peu près, mais quand je m'expose à ce maudit vent, adieu la vue. C'était à mr Tronchin à m'enseigner ce qu'il fallait faire, et c'est une vieille ignorante qui m'a rendu le jour. Il faut à la gloire des bonnes femmes que je vous dise que dans notre pays nous sommes fort sujets au ver solitaire, à ce ver de quinze ou vingt aunes de long qui se nourit de notre substance (comme cela doit être dans le meilleur des mondes possibles); c'est encor une bonne femme qui en guérit; et le grand Tronchin en raisonne fort bien. Sachez encor, madame que les femmes commencent à inoculer la petite vérole, qu'elles en font un jeu, tandis que votre parlement donne des arrêts contre l'inoculation et que vos facultez welches disent des sottises. Voyez donc combien je respecte le beau sexe!

La destruction des jésuites est la destruction du fanatisme. C'est un excellent ouvrage: aussi votre inquisition welche l'a t'elle deffendu. Il est d'un homme supérieur qui vient quelquefois chez vous. C'est un esprit juste, ferme, éclairé qui fait des Welches le cas qu'il doit. Il contribue beaucoup à détruire chez les honnêtes gens le plus absurde et le plus abominable sistème qui ait jamais affligé la nature humaine. Il rend en cela un très grand service. Avec le temps les Welches deviendront anglais. Dieu leur en fasse la grâce!

M. le présidt Henaut m'a mandéhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130060b_1key001cor/nts/001 qu'il a quatrevingt et un ans. Je ne le croyais pas. La bonne compagnie devrait être de la famille de Mathusalem. J'espère du moins que vous et votre ami serez de la famille de Fontenelle. Mais voicy le temps de dire avec l'abbé de Chaulieu:

Ma raison m'a montré, tant qu'elle a pu paraître,
Que rien n'est en effet de ce qui ne peut être,
etc.

Voicy surtout le temps de vivre pour soy et ses amis, et de sentir le néant de touttes les brillantes illusions.

Madame la duchesse de Luxembourg n'a point répondu au petit mémoirehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130060b_1key001cor/nts/003 dont vous me parlez. Il est clair que son protégé a tort avec moy, mais il est sûr aussi que je ne m'en soucie guères, et que je plains baucoup ses malheurs et sa mauvaise tête.

Vous ne me parlez point des Calas. N'avez vous pas été un peu surprise qu'une famille obscure et huguenote ait prévalu contre un parlement, que le Roy lui ait donné trente six mille livres, et qu'elle ait la permission de prendre un parlement à partie? On a imprimé à Paris une lettrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130060b_1key001cor/nts/004 que j'avais écrite à un de mes amis nommé Damilaville. Il y a dans cette lettre un fait singulier qui vous attendrirait si vous pouviez avoir cette lettre.

Enhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130060b_1key001cor/txt/002 voilà madame une un peuhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1130060b_1key001cor/txt/003 bien longue, écrite toutte de ma main. Il y a longtemps que je n'en ay tant fait. Je crois que vous me rajeunissez.

Je tâcherai de vous faire parvenir tout ce que je pourai par des voies indirectes. Quand vous aurez quelques ordres à me donner, ayez la bonté de faire adresser la lettre à mr Vagniere, chez mr Souchai, négotiant à Genève et ne faites point cacheter avec vos armes. Avec ces précautions on dit ce que l'on veut; et c'est un grand plaisir à mon gré de dire ce qu'on pense. Le contraire est un esclavage humiliant.

Adieu madame, je suis honteux d'avoir recouvré un peu la vue pour quelques mois pendant que vous en êtes privée pour toujours. Vous avez besoin d'un grand courage dans le meilleur des mondes possibles. Que ne pui-je servir à vous consoler?

V.