(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je passe ma vie à me tromper, Madame; mais aussi il y a des moments où vous n'avez pas raison en tout.
Vous me dites que je ne veux pas voir Made de Jaucourt; je serai assurément charmé si je peux l'attirer chez moi, mais je suis à deux grandes lieues d'elle; je ne sors point, et je ne peux sortir. Ma nièce est allée la voir et made de Jaucourt ne lui a point rendu sa visite. Tout celà s'arrangera comme on poura, ainsi que toutes les bagatelles de ce monde. Un autre reproche que vous me faittes, c'est que je me suis vanté d'être vôtre confrère, et que je ne le suis pas tout à fait. Voicy mon état. J'ai des fluxions sur les yeux qui m'ont ôté l'usage de la vue des mois entiers. Elles se promênent quelquefois dans les oreilles, et alors je vois, mais je suis sourd; elles tombent sur la gorge, et je deviens muet. Voilà un plaisant état pour courir après une jeune femme à deux lieues de ma retraitte! Les parisiennes vont chez Esculape Tronchin comme on va aux eaux de Forges; mais l'air des alpes fait plus de mal que Tronchin ne fait de bien. Il faut un corps d'Hercule pour vivre icy, mais j'y suis libre, et j'ai trouvé que la liberté valait encor mieux que la santé. M'y voilà établi, je m'y suis fait une famille, je ne me transplanterai point, je mourrai comme Abraham dans le coin de terre que j'ai acheté, et ce sera ma seule ressemblance avec le père des croiants.

Vous avez vu, Madame par ma dernière Lettrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1120011_1key001cor/nts/001 que le caractère de Jean Jaques est aussi inconséquent que ses ouvrages. J'espère que made la Duchesse de Luxembourg me rendra la justice de croire que je ne hais point un homme qu'elle protège, et que je suis bien loin de persécuter un homme si à plaindre. Il n'a même êté persécuté que pour des sentiments qui sont les miens, et je serais une âme bien noire et bien sotte de vouloir avilir une philosophie que j'aime, et de faire punir un homme accusé précisément de choses qu'on m'impute.

J'aime mieux vous parler de Corneille que de Rousseau; j'avoue que j'aime mille fois mieux Racine. Faites vous relire les pièces de ce dernier, si vous ne les savez pas par cœur, et vous verrez si après avoir entendu dix vers vous n'aurez pas une forte passion de continuer. Dites moi si au contraire, le dégoût ne vous saisit pas à tout moment quand on vous lit Corneille? Trouvez vous chez lui des personnages qui soient dans la nature, excepté Rodrigue et Chimène qui ne sont pas de lui?

Cette Cornéliehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1120011_1key001cor/nts/002 tant vantée autrefois n'est elle pas en cent endroits une diseuse de galimatias, et une faiseuse de rodomontades? Il y a des versheureux dans Corneille, des vers pleins de force, tels que Rotrou en faisait avant lui, et même plus nerveux que ceux de Rotrou. Il y a du raisonnerhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1120011_1key001cor/nts/003; mais en vérité il y a bien rarement de la pitié et de la terreur qui sont l'âme de la vraie Tragédie. Enfin, quelle foule de mauvais vers, d'expressions ridicules et basses, de pensées alembiquées et retournées, comme vous dites, en trois ou quatre façons également mauvaises! Corneille a des éclairs dans une nuit profonde, et ces éclairs furent un beau jour pour une nation composée de petits maîtres grossiers, et de pédants plus grossiers encore, qui voulaient sortir de la barbarie.

Je n'ai commenté ce fatras que pour marier madlle Corneille. C'est peut être la seule occasion où les préjugés aient été bons à quelque chose. Je ne me passionne point pour Racine; que m'importe sa personne? Je n'ai vécu ni avec lui, ni avec Corneille; je ne vais point chercher de quelle mine sort un diamant que j'achête, je regarde à son poids, à sa grosseur, à son brillant, à ses taches. Enfin, je ne puis ni sentir qu'avec mon goût, ni juger qu'avec mon jugement. Racine m'enchante, et Corneille m'ennuie. Je vous avouerai même que je n'ai jamais lu, ni le lirai, une douzaine de ses pièces, que grâce au ciel je n'ai point commentées.

Ah! madame, quand vous voudrez avoir du plaisir, faittes vous relire Racine par quelqu'un qui soit digne de le lire; mais pour bien le goûter rappellez vous vos belles années, car Montagnehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1120011_1key001cor/nts/004 a dit, crois-tu qu'un malade rechigné goûte beaucoup les chansons d'Anacréon et de Sapho? Je vous ai trop parlé de vers. Une autre fois, je vous parlerai philosophie. Mille tendres respects.

V.