(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1764) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

J'écris avec grand plaisir, Madame, quand j'ai un sujet; écrire vaguement et sans’ avoir rien à dire c'est mâcher à vide, c'est parler pour parler, et les deux correspondants s'ennuient mutuellement et cessent bientôt de s'écrire.
Nous avons un grand objet à traitter, il s'agit de bonheur, ou du moins d'être le moins malheureux qu'on peut dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que plus on pense plus on est malheureux. Celà est vrai pour les gens qui pensent mal, je ne dis pas pour ceux qui pensent mal de leur prochain, celà est quelquefois très amusant, je dis pour ceux qui pensent tout de travers. Ceux-là sont à plaindre sans doute, parce qu'ils ont une maladie de l'âme, et que toute maladie est un état triste. Mais vous dont l'âme se porte le mieux du monde, sentez, s'il vous plait, ce que vous devez à la nature. N'est-ce donc rien d'être guéri des malheureux préjugés qui mettent à la chaine la pluspart des hommes, et surtout des femmes? de ne pas mettre son âme entre les mains d'un charlatan? de ne pas déshonorer son être par des terreurs et des superstitions indignes de tout être pensant? d'être dans une indépendance qui vous délivre de la nécessité d'être hipocrite? de n'avoir de cour à faire à personne et d'ouvrir librement vôtre âme à vos amis?

Voilà pourtant vôtre état. Vous vous trompez vous même quand vous dites que vous voudriez vous borner à végetter, c'est comme si vous disiez que vous voudriez vous ennuier. L'ennui est le pire de tous les états. Vous n'avez certainement autre chose à faire, autre parti à prendre, qu'à continuer de rassembler autour de vous vos amis. Vous en avez qui sont dignes de vous. La douceur, et la sûreté de la conversation est un plaisir aussi réel que celui d'un rendez-vous dans la jeunesse. Faittes bonne chère, aiez soin de vôtre santé, amusez vous quelquefois à dicter vos idées pour comparer ce que vous pensiez la veille à ce que vous pensez aujourd'hui; vous aurez deux très grands plaisirs, celui de vivre avec la meilleure compagnie de Paris, et celui de vivre avec vous même; je vous défie d'imaginer rien de mieux.

Il faut que je vous console encor, en vous disant que je crois vôtre situation très supérieure à la mienne. Je me trouve dans un pais situé tout juste au milieu de l'Europe. Tous les passants viennent chez moi, il faut que je tienne tête à des Allemands, à des Anglais, à des Italiens, à des Français même, que je ne verrai plus, et vous ne vivez qu'avec des personnes que vous aimez.

Vous cherchez des consolations, je suis persuadé que c'est vous qui en fournissez à made la maréchale de Luxembourg; je lui ai connu une imagination bien brillante, et l'esprit du monde le plus aimable. J'ai cru même entrevoir chez elle de beaux raïons de philosophie, il faut que'elle devienne absolument philosophe, il n'y a que ce parti là pour les belles âmes. Voiez la misérable vie qu'a mené made la Maréchale de Villars dans ses dernières années; la pauvre femme allait au salut, et lisait en bâillant les méditations du père Croizethttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110403_1key001cor/nts/001.

Vous qui relisez Corneille Madame, mandez moi, je vous prie, tout ce que vous pensez de mes pensées, et je vous dirai ensuitte mon secrêt. Daignez toujours aimer un peu votre directeur qui se ferait un grand honneur d'être dirigé par vous.

V.