(1764) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire
/ 70
(1764) Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand to Voltaire

Je vous rend mille et mille grâces de vos manières, il n'i en a point de bonnes que vous n'ayez pour moi, excepté quand vous me demandez mon approbation.
Mais il faut bien vous pardonner quelques petittes mocqueries; Vous avez toute mon admiration monsieur, et vous ne la devez point à la prévention. Je vous dois le peu de goût que J'ay, vous êtes pour moi la pierre de touche, tout ce qui s'éloigne de votre manière me paroit mauvais, jugez de ce qui me paroit bon aujourd'huy, où tout est cinique ou pédant; nulle grâçe, nulle facilité, point d'imagination, tout esthttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/001 à la glaçe, de la hardiesse sans force, de la licence sans gaité, point de talent, beaucoup de présomption; voilà le tableau du moment présent. http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/002Je demanday l'autre jour à plusieurs personnes quel étoit le premier homme de ce siècle. Voltaire, Voltaire, Voltaire; Je m'y attendois, mais comme j'avois beaucoup rêvé pour trouver le second, je ne fus point surprise qu'on délibéra beaucoup à le nommer, cependant on nomma celui que j'avois pensé et que je pense que vous penserez aussy. Je vous le dirois mais je ne l'Ecriray pas. Revenons à vos contes.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/002

Vous êtes charmant dans tous les genres, pourquoy abandonnez vous celui des fables? Permettez que je vous donne un sujet.

Il y avoit un lion à Chantilly à qui on Jéttoit tous les roquets qu'on auroit Jéttés dans la rivière. Il les étrangloit tous; une seule petitte chienne qui se trouva pleine eut grâçe devant ses yeux, il la lécha, la caressa, lui fit part de sa nouriture, elle accoucha, il ne fit aucun mal à toute sa petitte famille et Je ne sçay ce qu'elle devint, mais il arriva un jour que des mâtins vinrent aboyer le lion à la grille de sa loge; La petite chienne se Joignit à Eux, aboya le lyon et lui tira les oreilles; la punition fut prompte, il l'étrangla, mais le repentir suivit de près, il ne la mangea point, il se coucha auprès d'elle et parût pénétré de la plus grande tristesse; on Espéra qu'une inclination nouvelle pourroit le consoler, on se trompa, il étrangla sans miséricorde tous les chiens qu'on lui donnat.

Ne vous paroit il pas qu'on peut tirer beaucoup de Moral de ce fait (qui est de la plus grande vérité) sur l'ingratitude, sur le besoin que l'on a d'aimer ou du moins d'avoir de la société? Le regret qu'a le lion d'avoir punie son amie (quoi qu'ingrate) vous fournira sûrement beaucoup d'idées.

http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/002Je ne sçay pas si l'on m'offroit aujourd'huy de me rendre la vue, ou de me faire avoir le millième partie de vos talents, ce que je choisirois. La dépendance où met l'aveuglement n'est pas plus insupportable que de ne pouvoir pas se sufire à soy même, et d'avoir un besoin nécessaire d'une société où l'on ne trouve ni agrémens ni plaisir, enfin rien qui satisfasse; peut être bien la mauvaise humeur, inséparable de la viellesse, me rend t'elle les objets pires qu'ils ne sont; je me le dis souvent et Je répète sans cesse ce que vous m'avez dit dans une de vos lettres, qu'il faut mépriser les hommes et qu'il faut les tolérer; ce qui est de singulier et d'heureux, c'est qu'ils sont content de la tolérance, et ne s'apperçoive point du mépris, on auroit donc grand tort de n'en point user ainsy.

Ce n'est point une ressourçe pour moi monsieur que tout ce qui arrive aujourd'huy, j'ay en horreur tout ce qu'on Ecrit, Les mandements, les remontrances, les réquisitoires &c. &c. ne me donnent pas la moindre curiosité, les sujets qu'ils traitent me sont de la plus profonde indiférence, et puis ils sont enveloppés dans un fatras de verbiage et de faux bel esprit qui sont dégoûtans à mourir.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/002

On trouve madame de Pompadour beaucoup mieux, mais sa maladie n'est pas prête d'être finie et je n'ose pas prendre beaucoup d'espérançe. Je crois que sa perte seroit un fort grand malheur, en mon particulier elle m'affligeroit beaucoup, non par aucune raison qui me soit directe mais par rapport à des gens que j'aime beaucoup, et puis qu'est ce qu'il arriveroit de tout cecy?

http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/002Je m'apperçois monsieur que cette lettre est infini et que je me suis trop laissée aller au bavardage, pardonnez le moi, soyez indulgent et surtout prenez soin de mon amusement.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/txt/002

Ah J'oubliois de vous dire que je suis furieuse de ce qui vient d'arriver. On a imprimé sans mon consentement à mon insçû la lettrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110285_1key001cor/nts/001 que vous m'avez Ecritte avant la dernière, vers et prose. Heureusement on a retranché le nom de la Reine, mais Moncrif y est tout de son long. Cette avanture me rendra sage, et je vous promet bien que tout ce que vous m'écrirez et tout ce que vous m'enverrez ne sortira jamais de mes mains, et que Je mettray bon ordre pour qu'on n'en puisse jamais prendre de copie, ni même qu'on l'apprenne par cœur parce que je ne les lirai pas à ceux qui ont ce talent là.

Adieu monsieur, aimez moi un peu, c'est justice, c'est reconnoissance, vous aimant je vous jure très tendrement.