(1763) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1763) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je vous jure, Madame, que je suis aveugle aussi; n'allez pas me renier; il est vrai que je ne le suis que par bouffées, et que je ne suis pas encor parvenu à être absolument digne des quinze vingt.
J'ai d'ailleurs pris mon parti depuis longtemps, sur tout ce qu'on peut voir, et sur tout ce qu'on peut entendre; et c'est ce qui fait que je ne regrettes guère dans Paris, que vous, Madame, et le très petit nombre de personnes de vôtre espèce.

Je suis persuadé que made la Duchesse de Luineshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110025b_1key001cor/txt/001 est partie pour la vie éternelle avec de grands sentiments de dévotion, et celà est bien consolant.

Vivez, Madame, guaiment avec quatre sens qui vous restent; quatre sens et beaucoup d'esprit sont quelque chose. C'est vous qui êtes très clairvoyante, et non pas moi. Vous voiez surtout à merveille le ridicule de la façon d'écrire d'aujourd'hui. Le stile qui est à la mode me porte plus que jamais à écrire avec la plus grande simplicité. Il n'est pas juste que vous soiez sans pucelle; je vais prendre si bien mes mesures que vous en aurez une incessamment. Il y a quelquefois de petits morceaux assez curieux qui me passent par les mains, mais je ne sçais comment faire pour vous les envoier. Et vous, Madame, comment feriez vous pour vous les faire lire? Ces petits ouvrages sont pour la plupart d'une philosophie extrêmement insolente, qui ferait trembler vôtre Lecteur. On ne peut guère confier ces rogatons à la poste. Si vous aimiez l'histoire, vous auriez un amusement sûr, pour le reste de vôtre vie; mais j'ai peur que l'histoire ne vous ennuie. J'essaierai de vous faire parvenir un petit morceau dans ce genre, qui vous mettra au fait de bien des choses; celà est court, et n'est point du tout pédant. Le grand malheur de notre âge, madame, c'est qu'on se dégoûte de tout. Un Pompignan amuse un quart d'heure, mais on retombe ensuitte dans la langueur; on vit tristement au jour la journée, on attend que quelqu'un vienne chez vous par oisiveté, et qu'il nous dise quelque nouvelle à laquelle nous ne nous intéressons point du tout. On n'a plus ni passion, ni illusion, on a le malheur d'être détrompé, le cœur se glace, et l'imagination ne sert qu'à nous tourmenter.

Voilà, à peu près, nôtre état; et quand avec celà on a perdu les deux yeux, il faut avouer qu'on a besoin de courage. Vous en avez beaucoup, et il est soutenu par la société de vos amis.

Je vous prie de dire à Monsieur le Président Hainaut, que je lui serai bien sincèrement attaché pour tout le reste de ma vie. Je l'estime infiniment à tous égards. Ma grande querelle avec lui sur François 2d ne roule point de tout sur le fond de l'ouvrage qui me plait beaucoup, mais sur quelques embellissements que je lui demandais, en cas qu'il fit réimprimer l'ouvrage.

On m'a parlé d'une Tragédie dehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1110025b_1key001cor/nts/001 Saül et de David, qui est dans ce goût; elle est traduite dit-on de l'anglais. Cette pièce est fort rare; si vous pouvez vous la procurer, elle vous amusera un quart d'heure, surtout, si vous vous souvenez de l'histoire hébraïque, qu'on appelle la sainte écriture. Les hommes sont bien bêtes et bien fous. Adieu, madame, prenez les pour ce qu'ils sont, et vivez aussi heureuse que vous le pouvez, en les méprisant, et en les tolérant.