(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je suis si touché de votre lettre madame que j'ay l'insolence de vous envoyer deux petits manuscritshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050261_1key001cor/nts/001 très indignes de vous, tant je compte sur vos bontez.
Lisez les vers, quand vous serez dans un de ces moments de loisir où L'on s'amuserait d'un conte de Bocace ou de la Fontaine, lisez la prose quand vous serez un peu de mauvaise humeur contre les misérables préjugez qui gouvernent le monde, et contre les fanatiques; et ensuitte jettez le paquet au feu. J'ay trouvé sous ma main ces deux sottises. Il y a longtemps qu'elles sont faittes, et elles n'en valent pas mieux.

Je n'ay jamais été moins mort que je le suis àprésent. Je n'ay pas un moment de libre. Les beufs, les vaches, les moutons, les prairies, les bâtiments, les jardins m'occupent le matin; toutte l'aprèsdînée est pour l'étude; et après souper on répète les pièces de téâtre qu'on joue dans ma petite salle de comédie. Cette façon d'être donne envie de vivre, mais j'en ay plus d'envie que jamais depuis que vous daignez vous intéresser à moy avec tant de bonté. Vous avez raison, car dans le fonds je suis un bon homme, mes curéz, mes vassaux, mes voisins sont très contents de moy, et il n'y a pas jus qu'aux fermiers généraux à qui je ne fasse entendre raison quand j'ay quelque dispute avec eux sur les droits des frontières. Je sais que la reine dit toujours que je suis un impie; la reine a tort. Le roy de Prusse a bien plus grand tort de dire dans son épître au maréchal de Keit

Il ne faut direhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050261_1key001cor/txt/001 d'injures à personne. Mais le plus grand tort est dans ceux qui ont trouvé le secret de ruiner la France en deux ans dans une guerre auxiliaire. J'ay reçu ce matin une lettre de change d'un banquier d'Allemagne sur mr de Montmartel; ces lettres de change sont numérotées, et vous remarquerez que mon numéro est le mille quarantième à commencer du mois de janvier. Il est bien beau aux Français d'enrichir ainsi l'Allemagne. Il me vient quelquefois des Anglais, des Russes, tous s'accordent à se moquer de nous. Vous ne savez pas madame ce que c'est que d'être français en pays étranger. On porte le fardeau de sa nation, on l'entend continuellement maltraitter. Cela est désagréable, on ressemble à celuy qui voulait bien dire à sa femme qu'elle était une catin, mais qui ne voulait pas l'entendre dire aux autres. Tâchez madame d'être payée de vos mérites et de prendre en pitié touttes les misères dont vous êtes témoin. Acoutumez vous à la disette des talents en tout genre, à l'esprit devenu comun, et au génie devenu rare, à une inondation de livres sur la guerre pour être battu, sur les finances pour n'avoir pas un sou, sur la population pour manquer de recrües et de cultivateurs, et sur tous les arts pour ne réussir dans aucun. Votre belle imagination madame et la bonne compagnie que vous avez chez vous, vous consoleront de tout cela. Il ne s'agit après tout que de finir doucement sa carrière. Tout le reste est vanité des vanitezhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050261_1key001cor/nts/003, comme dit l'autrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050261_1key001cor/nts/004. Recevez mes tendres respects.

V.