(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je ne vous ai envoyé, Madame, aucune de ces bagatelles dont vous daignez vous amuser un moment.
J'ai rompu avec le genre humain pendant plus de six semaines; je me suis enterré dans mon imagination; ensuitte sont venus les ouvrages de campagne, et puis la fièvre. Moyennant tout ce beau régime vous n'avez rien eu; et probablement n'aurez rien de quelque temps. Il faudra seulement me faire écrire, madame veut s'amuser, elle se porte bien, elle est en train, elle est de bonne humeur, elle ordonne qu'on lui envoye quelque rogaton; et alors on fera partir quelque paquet scientifique, ou comique, ou philosophique, ou historique, ou poëtique, selon l'espèce d'amusement que voudra madame, à condition qu'elle le jettera au feu dès qu'elle se le sera fait lire.

Madame était si entousiasmée de Claricehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050232_1key001cor/nts/001, que je l'ai lüe pour me délasser de mes travaux pendant ma fièvre; cette Lecture m'allumait le sang; il est cruel pour un homme aussi vif que je suis, de lire neuf volumes entiers, dans lesquels on ne trouve rien du tout, et qui servent seulement à faire entrevoir, que mlle Clarice aime un débauché nommé mr de l'Ovelace. Je disais, quand tous ces gens là seraient mes parens et mes amis, je ne pourais m'intéresser à eux; je ne vois dans l'auteur qu'un homme adroit, qui connait la curiosité du genre humain, et qui promet toujours quelque chose de volume en volume pour les vendre; enfin, j'ai rencontré Clarice dans un mauvais lieu, au dixième volume, et celà m'a fort touché. La Theodore de Pierre Corneille, qui veut absolument entrer chez la Fillonhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050232_1key001cor/nts/002 par un principe de christianisme, n'aproche pas de Clarice, de sa situation, et de ses sentiments; mais excepté le mauvais lieu où se trouve cette belle Anglaise, j'avoüe que le reste ne m'a fait aucun plaisir, et que je ne voudrais pas être condamné à relire ce roman anglais. Il n'y a de bon, ce me semble, que ce qu'on peut relire sans dégoût; les seuls livres de cette espèce, sont ceux qui peignent continuellement quelque chose à l'imagination, et qui flattent l'oreille par l'harmonie; il faut aux hommes musique et peinture, avec quelques petits préceptes philosophiques, entremèlés de temps en temps avec une honnête discrétion; c'est pourquoi Horace, Virgile, Ovide, plairont toujours, éxcepté dans les traductions qui les gâtent.

J'ai relû après Clarice quelques chapîtres de Rabelais, comme le Combat de frère Jean des Antaumurshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050232_1key001cor/nts/003, et la tenüe du Conseil de Picrocolehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050232_1key001cor/nts/004. Je les sçais pourtant prèsque par coeur, mais je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c'est la peinture du monde la plus vive. Ce n'est pas que je mette Rabelais à côté d'Horace, mais si Horace est le premier des feseurs de bonnes épitres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons boufons. Il ne faut pas qu'il y ait deux hommes de ce mêtier dans une nation, mais il faut qu'il y en ait un; je me repends d'avoir dit autrefois trop de mal de luihttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050232_1key001cor/nts/005; il y a un plaisir bien préférable à tout celà, c'est celui de voir verdir de vastes prairies, et croître de belles moissons; c'est la véritable vie de l'homme, tout le reste est illusion. Je vous demande pardon, Madame, de vous parler d'un plaisir qu'on goûte avec ses deux yeux. Vous ne connaissez plus que ceux de l'âme. Je vous trouve admirable de soutenir si bien vôtre état. Vous jouïssez, au moins, de toutes les douceurs de la société. Il est vrai que celà se réduit prèsque à dire son avis sur les nouvelles du jour. Il me semble qu'à la longue celà est bien insipide; il n'y a que les goûts et que les passions qui nous soutiennent dans ce monde; vous mettez à la place de ces passions la philosophie qui ne les vaut pas, et moi, Madame, j'y mets le tendre et respectueux attachement que j'aurai toujours pour vous. Je souhaitte à vôtre amihttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050232_1key001cor/nts/006 de la santé, et je voudrais qu'il se souvint un peu de moi.