(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1760) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

L'éloquent Ciceron, Madame, sans lequel aucun Français ne peut penser, commence toujours ses Lettres par ces mots, si vous vous portez bien, j'en suis bien aise, pour moi je me porte bienhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/nts/001.
J'ai le malheur d'être tout le contraire de Ciceron. Si vous vous portez mal, j'en suis fâché, pour moi je me porte mal; heureusement je me suis fait une niche dans laquelle on peut vivre et mourir à sa fantaisie; c'est une consolation que je n'aurais pas eüe à Craon, auprès du révérend père Stanislas, et dehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/txt/001 frère Jean des Entaumurshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/nts/002 de Menou. C'est encor une grande consolation de s'être formé une société de gens qui ont une âme ferme et un bon cœur. La chose est râre, même dans Paris. Cependant, j'imagine que c'est à peu près ce que vous avez trouvé. J'ai l'honneur de vous envoyer quelques rogatonshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/txt/002, assez plats; vôtre imagination les embéllira; un ouvrage, tel qu'il soit, est toujours assés passable quand il donne occasion de penser. Puisque vous avez, Madame, les poësies de ce roy qui a pillé tant de vers et tant de villes, lisez donc son Epître au maréchal Keit sur la mortalité de l'âme: il n'y a qu'un roy, chez nous autres chrétiens, qui puisse faire une telle Epitre. Maître Joly de Fleury assemblerait les chambres contre tout autre, et on Lascérerait l'écrit scandaleux. Mais aparament qu'on craint encor des avantures de Rosbac, et qu'on nehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/txt/001 veut pas fâcher un homme, qui a fait tant de peur à nos âmes immortelles. Le singulier de tout cecy, c'est que cet homme qui a perdu la moitié de ses Etats, et qui défend l'autre par les manœuvres du plus habile général, fait tous les jours encor plus de vers que l'abbé Pélegrin; il ferait bien mieux de faire la paix, dont il a, je crois, autant de besoin que nous. J'aime encor mieux avoir des rentes sur la France que sur la Prusse. Nôtre destinée est de faire toujours des sottises, et de nous en relever; nous ne manquons prèsque jamais une occasion de nous ruiner et de nous faire battre, mais au bout de quelques années, il n'y parait pas. L'industrie de la nation répare les balourdises du ministère. Nous n'avons pas aujourd'huy de grand génie dans les beaux arts, à moins que ce ne soit Mr Le Franc de Pompignan, ou Mr L'Evêque son frère, mais nous aurons toujours des commerçants et des agriculteurs. Il n'y a qu'à vivre, et tout ira bien.

Je conçois que la vie est prodigieusement ennuïeuse quand elle est uniforme. Vous avez à Paris la consolation de l'histoire du jour, et surtout la société de vos amis. Moi j'ai ma charüe, et des livres anglais, car j'aime autant les livres de cette nation que j'aime peu leurs personnes. Ces gens là n'ont pour la pluspart du mérite que pour eux mêmes. Il y en a bien peu qui ressemblent à Bolingbroke; celui là valait mieux que ses livres, mais pour les autres Anglais leurs livres valent mieux qu'eux.

J'ai l'honneur de vous écrire rârement, Madame, ce n'est pas seulement ma mauvaise santé et ma charüe qui en sont cause. Je suis absorbé dans un compte que je me rends à moi même par ordre alphabétique, de tout ce que je dois penser sur ce monde cy et sur l'autre, le tout, pour mon usage, et peut être après ma mort, pour l'usage des honnêtes genshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/nts/003. Je vas dans ma besogne aussi franchement que Montagne va dans la sienne, et si je m'égare, c'est en marchant d'un pas un peu plus ferme. Si nous étions à Craon, je me flatte que quelques uns des articles de ce dictionnaire d'idées ne vous déplairaient pas; car je m'imagine que je pense comme vous sur tous les points que j'éxamine; si j'étais homme à venir faire un tour à Paris, ce serait pour vous y faire ma cour; mais je déteste Paris sincèrement, et autant que je vous suis attaché. http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050148_1key001cor/txt/003Songez à votre santé madame, elle sera toujours prétieuse à ceux qui ont le bonheur de vous voir, et à ceux qui s'en souviennent avec le plus grand regret.

V.