(1759) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1759) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Je ne vous ai point dépêché, Madame, ces vieux chants de la pucelle (que le Roy de Prusse m'a renvoïés, unique restitution qu'il a faite en sa vie).
Les plaisanteries ne m'ont pas paru de saison; il faut que les Lettres et les vers arrivent du moins à propos. Je suis persuadé qu'ils seraient mal reçus immédiatement après la Lecture de quelques arrests qui vous ôterait la moitié de vôtre bien, et je crains qu'on ne se trouve toujours dans ce cas. Je ne conçois pas non plus comment on a le front de donner à Paris des pièces nouvelles; celà n'est pardonnable qu'à moi dans mon enceinte des Alpes et du mont Jura. Il m'est permis d'y faire construire un petit théâtre, d'y joüer avec ses amis et devant ses amis, mais je ne voudrais pas me hazarder dans Paris avec des gens de mauvaise humeur. Je voudrais que l'assemblée fût composée d'âmes plus contentes et plus tranquiles. D'ailleurs, il me parait que les personnes qui ont du goût ne vont plus aux spectacles, témoin Made la Duchesse de Luxembourghttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/txt/002, et je ne sçais si le goût n'est point changé, comme tout le reste, dans ceux qui les fréquentent; je ne reconnais plus la France ni sur terre, ni sur mer, ni en vers, ni en prose; je songe à ce que vous pouvez lire d'intéressant, Madame; lisez les gazettes, tout y est surprenant comme dans un roman. On y voit des vaisseaux chargés de Jésuiteshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/nts/001; et on ne se lasse point d'admirer qu'ils ne soyent chassés que d'un seul royaume. On y voit les Français battus dans les quatre parties du monde; Le marquis de Brandebourg fesant tête tout seul à quatre grands royaumes armés contre lui, nos ministres dégringolant l'un après l'autre, comme les personnages de la Lanterne magiquehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/nts/002, nos bataux plats, nos descentes dans la rivière de la Vilainehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/nts/003. Une petite récapitulation de tout cela pourait composer un volume qui ne serait pas guai, mais qui occuperait l'imagination.

Je croïais qu'on donnerait les finances à L'abbé du Renel, car puis qu'il a traduit le tout est bien, de Pope en vers, il doit en savoir plus que le Silhouette qui ne l'a traduit qu'en prose. Ce n'est pas que ce mr Silhouette n'ait de l'esprit, et même du génie, et qu'il ne soit fort instruit; mais il me parait qu'il n'a connu ni la nation, ni les financiers, ni la Cour; qu'il a voulu gouverner en temps de guerre, comme à peine on le pourait faire en temps de paix, et qu'il a ruiné le crédit dont il avait besoin, comptant pouvoir suffire aux besoins de l'Etat avec un argent qu'il n'avait pas. Ses idées m'ont parû très belles, mais emploiées très mal à propos. Je croïais sa tête formée sur les principes de L'Angleterre, mais il a fait tout le contraire de ce qu'on fait à Londres. L'Angleterre se soutient par le crédit; et ce crédit est si grand que le gouvernement n'emprunte qu'à quatre pour cent tout au plus. Nous n'avons encor sçu imiter les Anglais, ni en finances, ni en marine, ni en philosophie, ni en agriculture; il ne manque plus à ma chère patrie que de se battre pour des billets de confession, pour des places à l'hôpital, et de se jetter à la tête la fayence à cû noir sur la quelle elle mange.

Vous m'avez parlé, Madame, de la Lorraine, et de la terre de Craon. Vous me la faittes regretter, puis que vous prétendez que vous pouriez aller quelque jour en Lorraine. J'aurais pris volontier Craon, si je m'étais flatté d'avoir l'honneur de vous y recevoir avec Me la maréchale de Mirepoix; mais ce sont là de beaux rêves.

Ce n'est pas la faute du Jesuite Menou si je n'ai pas eu Craon; je crois que la véritable raison est que Made de Mirepoix n'a pas voulû me le donner. Le Jesuite Menou n'est point un sot comme vous les soupçonnez, c'est tout le contraire; il a attrapé un milion au Roy Stanislas sous prétexte de faire des missions dans des vilages de Lorains qui n'en ont que faire. Il s'est fait bâtir un palais à Nancy; il fit croire à ce Boufon de Pape Benoit 13http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/nts/004, auteur de trois livres ennuïeux infoliohttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/nts/005, qu'il les traduisait tous trois; il lui en montra deux pages, en obtint un bon bénéfice dont il dépouilla des Bénédictins, et se moqua ainsi de Benoit 13, et de St Benoit. Au reste, il est grand cabaleur, grand intrigant, alerte, serviable, ennemi dangereux, et grand convertisseur. Je me tiens plus habile que lui, puis que sans être Jésuite je me suis fait une petite retraite de deux lieües de païs à moi apartenantes, libres & indépendantes. Je ne me troquerais pas contre le général des Jésuites.

Jouïssez, Madame, des douceurs d'une vie toute oposée, conversez avec vos amis, nourrissez vôtre âme. Les charrües qui fendent la terre, les troupeaux qui l'engraissent, les greniers, & les pressoirs, les prairies qui bordent les forêts, ne valent pas un moment de vôtre conversation.

Quand il gèlera bien fort, qu'on ne poura plus se battre ni au Canada, ni en Allemagne, quand on aura passehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1050014b_1key001cor/txt/003 quinze jours sans avoir un nouveau ministre, un nouvel Edit, quand la conversation ne roulera plus sur les malheurs publics, quand vous n'aurez rien à faire, donnez moi vos ordres, Madame, et je vous enverrai de quoi vous amuser et de quoi me censurer; Je voudrais pouvoir vous aporter ces pauvretés moi même, et jouïr de la consolation de vous revoir; mais je n'aime ni Paris, ni la vie qu'on y mène; ni la figure que j'y ferais, ni même celle qu'on y fait. Je dois aimer, madame, la retraitte et vous; je vous présente mon très tendre respect.

Il faut que je vous informe d'un petit trait qui apprendra aux rois à être modestes. Le roy de Prusse m'écrit du 17 novembre, Daun s'enfuit, je vous écrirai dans trois jours de Dresde, et le troisième jour il est détruit.