(1759) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1759) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Il est bien triste, madame, pour un homme qui vit avec vous, d'ètre un peu sourd; je vous plains moins d'ètre aveugle.
Voilà le procez des aveugles et des sourds décidé; certainement c'est celui qui ne vous entend pas qui est le plus malheureux.

Je n'écris à Paris qu'à vous, Madame, parce que vôtre imagination a toujours été selon mon coeur, mais je ne vous passe point de vouloir me faire lire les romans anglais quand vous ne voulez pas lire l'ancien Testament. Ditesmoi donc, s'il vous plait, où vous trouverez une histoire plus intéressante que celle de Joseph, devenu contrôleur général en Egypte, et reconnaissant ses frères? Comptez vous pour rien Daniel qui confond si finement les deux vieillards? Quoi que Tobie ne soit pas si bon, cependant cela me parait meilleur que Tom Jones http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/001, dans lequel il n'y a rien de passable que le caractère d'un barbier. Vous me demandez ce que vous devez lire, comme les malades demandent ce qu'ils doivent manger; mais il faut avoir de l'apétit, et vous avez peu d'apétit avec beaucoup de goût; heureux qui a assez faim pour dévorer l'ancien Testament! Ne vous en mocquez point; ce livre fait cent fois mieux connaitre qu'Homère les moeurs de l'ancienne Asie; c'est de tous les monuments antiques le plus prétieux. Y a t'-il rien de plus digne d'attention qu'un peuple entier situé entre Babylone, Tyr, et L'Egypte, qui ignore pendant six cent ans le dogme de l'immortalité de l'âme, reçu à Memphis, à Babilone et à Tyr? Quand on lit pour s'instruire, on voit tout ce qui a échappé lorsqu'on ne lisait qu'avec les yeux.

Mais vous qui ne vous souciez pas de l'histoire de vôtre païs, quel plaisir prendriez vous à celle des Juifs? de L'Egypte, et de Babilone? J'aime les moeurs des patriarches, non pas parce qu'ils couchaient tous avec leurs servantes, mais parce qu'ils cultivaient la terre comme moi. Laissez moi lire l'Ecriture sainte, et n'en parlons plus.

Mais vous, Madame, prétendez vous lire comme on fait la conversation? prendre un livre comme on demande des nouvelles? le lire et le laisser là? en prendre un autre qui n'a aucun raport avec le premier, et le quitter pour un troisième? En ce cas vous n'aurez pas grand plaisir. Pour avoir du plaisir il faut un peu de passion, il faut un grand objet qui intéresse, une envie de s'instruire déterminée, et qui occupe l'âme continuellement; celà est difficile à trouver, et ne se donne point. Vous êtes dégoûtée; vous voulez seulement vous amuser, je le vois bien; et les amusements sont encor assez rares. Si vous étiez assez heureuse pour savoir L'Italien, vous seriez sûre d'un bon mois de plaisir avec L'Arioste; vous vous pâmeriez de joie, vous verriez la poësie la plus élégante et la plus facile, qui orne sans éffort la plus féconde imagination dont la nature ait jamais fait présent à aucun homme. Tout roman devient insipide auprès de L'Arioste, tout est plat devant lui, ainsi que la traduction de nôtre Mirabaudhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/002.

Si vous êtes une honnête personne, Madame, comme je l'ai toujours crû, j'aurai l'honneur de vous envoyer un chant, ou deux de la pucelle que personne ne connait, et dans lesquels l'auteur a tâché d'imiter, quoique très faiblement la manière naïve, et le pinceau facile de ce grand homme. Je n'en aproche point du tout; mais j'ai donné aumoins une légère idée de cette école de peinture. Il faut que vôtre amihttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/003 soit vôtre lecteur, ce sera un quart d'heure d'amusement pour vous deux, et c'est beaucoup; vous lirez celà quand vous n'aurez rien à faire du tout, quand vôtre âme aura besoin de bagatelles, car point de plaisirs sans besoins.

Si vous aimiez un tableau de ce vilain monde, vous en trouveriez un quelque jour dans l'histoire générale que j'ai achevé très impartialement, des sottises du genre humain. J'avais donné par dépit l'esquisse de cette histoire, parce qu'on en avait imprimé déjà quelques fragments, mais je suis devenu depuis plus hardi que je n'étais; j'ai peint les hommes comme ils sont. La demi liberté avec laquelle on commence à écrire en France, n'est encor qu'une chaine honteuse. Toutes vos grandes histoires de France sont diaboliques, nonseulement parce que le fonds en est horriblement sec et petit, mais parce que les Daniels sont plus petits encore. C'est un bien plat préjugé de prétendre que la France ait été quelque chose dans le monde depuis Raoulhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/004 et Eudeshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/005 jusqu'à la personne de Henry 4 et au grand siècle de Louis 14. Nous avons été de sots barbares en comparaison des Italiens dans la carrière de tous les arts; nous n'avons même que depuis trente ans, appris un peu de bonne philosophie des anglais. Il n'y a aucune invention qui vienne de nous. Les Espagnols ont conquis un nouveau monde; les Portugais ont trouvé le chemin des Indes par les mers d'Affrique. Les arabes et les Turcs ont fondé les plus puissants Empires. Mon ami le Czar Pierre a créé en 20 ans un Empire de deux mille lieües; les Scithes de mon Impératrice Elisabeth viennent de battre mon roy de Prusse, tandis que nos grandes armées sont chassées par les paysans de Zell, et de Wolfenbutel.

Nous avons eu L'esprit de nous établir en Canada, sur des neiges entre des ours et des Castors, après que les Anglais ont peuplé de leurs florissantes colonies quatre cents lieües du plus beau païs de la terre, et on nous chasse encor de nôtre Canada.

Nous bâtissons encor de temps en temps quelques vaisseaux pour les Anglais, mais nous les bâtissons mal; et quand ils daignent les prendre, ils se plaignent que nous ne leur donnons que de mauvais voiliers. Jugez après cela si l'histoire de France est un beau morceau à traitter amplement, et à lire.

Ce qui fait le grand mérite de la France, son seul mérite, son unique supériorité, c'est un petit nombre de génies sublimes, ou aimables, qui font qu'on parle aujourd'hui français à Vienne, à Stokohlm et à Moscou. Vos ministres et vos Intendants, et vos premiers commis n'ont aucune part à cette gloire.

Que lirez vous donc, Madame? Le Duc d'Orléans régnant daigna un jour causer avec moi au bal de L'opéra. Il me fit un grand éloge de Rabelais, et je le pris pour un prince de mauvaise compagnie qui avait le goust gâté. J'avais un souverain mépris pour Rabelaishttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/006; je l'ai relu depuis; et comme j'ai plus aprofondi toutes les choses dont il se mocque, j'avoüe qu'aux bassesses près, dont il est trop rempli, une bonne partie de son Livre m'a fait un plaisir extrême: si vous en voulez faire une étude sérieuse, il ne tiendra qu'à vous, mais j'ai peur que vous ne soyez pas assez savante, et que vous ne soyez trop délicate.

Je voudrais que quelqu'un eût élagué en français les oeuvres philosophiques de feu Mylord Bolingbrokehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/007, c'est un prolixe personnage, et sans aucune méthode; mais on en pourait faire un ouvrage bien terrible pour les préjugés, et bien utile pour la raison. Il y a un autre anglais qui vaut encor bien mieux que lui, c'est Humeshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/008, dont on a traduit quelque chose, avec trop de réserve. Nous traduisons les Anglais aussi mal que nous nous battons contre eux sur mer.

Plût à Dieu, Madame, pour le bien que je vous veux, qu'on eût pû aumoins copier fidèlement le conte du Tonneauhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/009, du doyen Suift! C'est un trésor de plaisanteries dont il n'y a point d'idée ailleurs. Pascal n'amuse qu'aux dépends des Jésuïtes, Suift divertit et instruit aux dépends du genre humain. Que j'aime la hardiesse anglaise! que j'aime les gens qui disent ce qu'ils pensent! C'est ne vivrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/txt/002 qu'à demi que de n'oser penser qu'à demi.

Avez vous jamais lu, Madame, la faible traduction du faible anti Lucrece du cardinal de Polignachttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/010? Il m'en avait autrefois lû vingt vers, qui me parûrent fort beaux. L'abbé de Rottelin m'assura que tout le reste était bien au dessus. Je pris le cardinal de Polignac pour un ancien Romain, et pour un homme supérieur à Virgilehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/011; mais quand son poëme fut imprimé, je le pris pour ce qu'il est, poëme sans poësie, et philosophie sans raison.

Indépendemment des tableaux admirables qui se trouvent dans Lucrèce, et qui feront passer son livre à la dernière postérité, il y a un troisième chant dont les raisonnements n'ont jamais été éclaircis par les traducteurs, et qui méritent bien d'être mis au jour; nous n'en avons qu'une mauvaise traduction par le Baron Des Coutureshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/012. Je mettrai, si je vis, ce troisième chant en vershttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/013, ou je ne pourai. En attendant, seriez vous assez hardie pour vous faire lire seulement quarante, ou cinquante pages de ce Descoutures? Par exemple, livre 3e, p:281, Tome 1er, à commencer par les mots on ne s'aperçoit point http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/014 il y a en marge, douzième argument. Examinez ce douzième argument jusqu'au 27e avec un peu d'attention, si la chose vous parait en valoir la peine. Nous avons tous un procez avec la nature, qui sera terminé dans peu de temps; et prèsque personne n'éxamine les pièces de ce grand procez. Je ne vous demande que la Lecture de 50 pages de ce 3e livre. C'est le plus beau préservatif contre les sottes idées du vulgaire. C'est le plus ferme rempart contre la misérable superstition. Et quand on songe que les trois quarts du sénat Romain, à commencer par César, pensaient comme Lucrèce, il faut avoüer que nous sommes de grands polissonshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/015, à commencer par Joly de Fleuri.

Vous me demandez ce que je pense, Madame; je pense que nous sommes bien méprisables, et qu'il n'y a qu'un petit nombre d'hommes répandus sur la terre qui osent avoir le sens commun; je pense que vous êtes de ce petit nombre; mais à quoi celà sert-il? à rien du tout. Lisez la parabole du Braminhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/016 que j'ai l'honneur de vous envoyer, et je vous exhorte à jouir autant que vous le pourez de la vie qui est peu de chose, sans craindre la mort qui n'est rien.

Comme vous n'avez guères que des rentes viagères, l'ennuyeux ouvragehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/017 dont vous me parlez tombe moins sur vous que sur un autre. Sauve qui peut. Demandez à votre amihttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040397b_1key001cor/nts/003, si en 1708 et en 1709 on n'était pas cent fois plus mal? Ces souvenirs consolent; la première scène de la pièce de Silhouette a été bien aplaudie, le reste est siflé, mais il se peut très bien que le parterre ait tort. Il est clair qu'il faut de l'argent pour se deffendre, puisque les Anglais se ruinent pour nous attaquer.

Ma Lettre est devenüe un Livre, et un mauvais livre; jettez la au feu, et vivez heureuse autant que la pauvre machine humaine le comporte.