(1759) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1759) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Il est vrai, Madame, que vous êtes dans un couventhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/002 comme Héloïse, et que vous avez eu comme elle un oncle chanoine; il est vrai encor que je suis à peu près réduit à l'état d'Abélard, mais malheureusement pour moi je ne peux pas goûter la consolation de vous dire, c'est avec vous que j'ai perdu le peu que je regrette.
Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très supérieure à Heloïse, quoi que vous ne soyez point aussi théologienne qu'elle. Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans l'esprit que j'ai rencontrée bien rarement ailleurs. Si je n'ai point eu l'honneur de vous écrire, c'est que ma retraitte m'a fait penser qu'un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se joüer à ce qu'il a connû dans Paris de plus aimable. J'ai été sensiblement affligé de vôtre état, et je vous jure qu'il n'a pas peu contribué à me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand'chose. Je crois avoir renoncé pour le reste de ma vie, à la plus extravagante des villes possibles. Ce n'est pas que j'aie la vanité de me croire plus sage que ses habitans, mais je me suis fait une petite destinée à part, avec laquelle je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre. J'ai joint à mon petit hermitage des Délices, des terres sur la frontière de France, qui avaient autrefois le beau privilège de ne dépendre de personne. J'ai été assez heureux pour que le Roy m'ait rendu tous ces privilèges malgré le journal de Trevoux et les gazettes écclésiastiques. J'ai eu l'insolence de faire bâtir un châtau dans le goût Italien. J'ai fait dans un autre une salle de comédie; j'ai trouvé de bons acteurs, et malgré tout cela je me suis aperçu à la fin que le plus grand plaisir consiste à être journellement et utilement occupé. Je vois que tous les poëtes ont eu raison de faire l'éloge de la vie pastorale, que le bonheur attaché aux soins champètres n'est point une chimère; et je trouve même plus de plaisir à la labourer, à semer, à planter, à recueillir, qu'à faire des tragédies, et à les joüer. Salomon avait bien raison de dire qu'il n'y a de bon que de vivre avec ce qu'on aime, se réjoüir dans ses œuvres, et que tout le reste est vanitehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/003.

Plût à Dieu, Madame, que vous pussiez vivre comme moi, et que vôtre société charmante pût augmenter mon bonheur! Vous voulez que je vous envoye les ouvrages auxquels je m'occupe quand je ne laboure ni ne sème. En vérité, Madame, il n'y a pas moyen, tant je suis devenu hardi avec l'âge; je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu'il n'y a guères d'aparence d'envoyer mes idées par la poste. Il y a pourtant un ouvrage honête qui est actuellement sur le métier, c'est l'histoire de la création de deux mille lieües de païs, par le czar Pierre. Je fais cette histoire sur les archives de Pétersbourg qu'on m'a envoyées; mais je doute que celà soit aussi amusant que la vie de Charles 12, car Pierre n'était qu'un sage extraordinaire, et Charles un fou extraordinaire, qui se battait, comme Don Quichote, contre des moulins à vent. J'aurai assurément l'honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires; mais je serai bien surpris si l'ouvrage est intéressant.

Non, Madame, je n'aime des Anglais que leurs livres de philosophie, et quelques unes de leurs poësies hardies; et à l'égard du genrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/004 dont vous me parlez, je vous avoüerai que je ne lis que l'ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout L'Arioste, une partie des mille et une nuit; et en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres provinciales. Ce n'est pas que les pièces nouvelles de nos jours, et les poésies sacrées de Mr Lefranchttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/005, n'ayent leur mérite. On m'a parlé aussi d'un livrehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/006 de son frère L'Evêque, intitulé La réconciliation de L'Esprit avec la religion, ou comme quelques uns disent, la réconciliation normandehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/007, mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût. Je vous félicite, Madame, vous et Mr le Président Hainaut, de vivre souvent ensemble, et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par les agréments délicieux de vôtre commerce: j'espère que vous jouïrés longtemps tous deux de cette consolation. Vous avés étés gourmands, et, quand les gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans. Si les évènements du temps sont le sujet de vos conversations elles ne doivent point tarir. Il ne laisse pas d'y avoirhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/txt/001 quelque plaisir à voir tous les huit jours une sottise nouvelle. C'est encor un avantage que j'ai dans le petit coin du monde que j'habite; il n'y a point de païs où l'on soit instruit plutôt de tout ce qui se passe dans L'Europe. Nous savons toujours les avantures d'Allemagne quatre jours avant vous. Le roy de Prusse me faisait l'honneur de m'écrire assez régulièrement avant que les Russes lui eussent donné sur les oreilles. Il n'a pas actuellement le temps d'écrire, je le crois très embarassé, et à moins d'un prodige il faudra qu'il soit un Exemple des malheurs de L'ambition; mais s'il succombe, il ne poura pas au moins reprocher sa perte aux Français.

Adieu, Me, soyez heureuse autant que vous le pourez. Conservez vôtre santé, continuez à faire le charme de la société, faittes vous lire des livres qui vous amusent. Vous ne pouvez lire L'Ariostehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/008 dans sa langue, et en celà je vous plains beaucoup; mais croyez moi faittes vous lire la partie historique de L'ancien Testament d'un bout à l'autre, vous verrez qu'il n'y a point de livre plus amusant.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/txt/002 Je ne parle pas de L'édification qu'on en retire, je parle de la singularité des mœurs antiques, de la foule des événements, dont le moindre tient du prodige, de la naïveté du stile. etc. N'oubliez pas les premiers chapitres d'Ezechiel que personne ne lit, mais faittes vous surtout traduire le chapitre 16 qu'on n'a pas osé traduire fidèlement et vous verrez que Jerusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu'elle a eu du poil et des tétons, qu'il a couché avec elle, qu'il l'a entretenue magnifiquement, que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s'est souvent serviehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/txt/003 quand elle était seule, de …, je n'ose pas dire quoy. Et au verset 20 du chapitre 23 il est dit qu'Oliban la bien aimée après avoir tâté de mille amans a donné la préférence à ceux qui ont les talents d'un âne. Enfin cette naïveté que j'aime sur touttes choses, est incomparable. Il n'y a pas une page qui ne fournisse des réflexions pour un jour entier. Madame du Châtelet l'avait commenté d'un bout à l'autre.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1040358b_1key001cor/nts/009 Si vous êtes assez heureuse pour prendre goust à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu'on ne peut rien vous envoyer qui en approche.

Ah madame, que le monde est bête! et qu'il est doux d'en être dehors! mais il faudrait surtout le fuir avec vous.