(1756) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1756) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
Madame,

Je suis rempli d'étonnement et de reconnaissance à la lecture de votre lettre, et j'ay de plus, bien des remords.
Comment ai-je pu être si longtempshttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/nts/001 sans vous écrire, moy qui ai encor des yeux! et comment avez vous fait, vous qui n'en avez plus? Vous avez donc de petites parallelles que vous appliquez sur le papier et qui conduisent votre main. Vous n'avez plus besoin de secrétaire avec ce secours. Il ne vous faut plus qu'un lecteur. Je ne luy ay donné guères d'occupation depuis longtemps. Je n'en ay pas été moins occupé de vous, moins touché de votre état, mais je m'étais interdit presque tout commerce, n'écrivant que de loin à loin des réponses indispensables. Accablé une année entière sans relâche dehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/txt/001 travaux sous les quels ma santé succombait, et ayant de plus l'occupation d'une maison et d'un jardin, et même de l'agriculture, enseveli dans les Alpes, dans les livres et dans les ouvrages de la campagne, je me sentais incapable de vous amuser; et encor plus de vous consoler. Car après avoir dit autrefois assez de bien des plaisirs de ce mondehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/nts/002, je me suis mis à chanter ses peines. J'ay fait comme Salomon sans être sage. J'ay vu que tout était à peu près vanitehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/nts/003 et affliction, et qu'il y a certainement du mal sur la terre. Vous devez être de mon avis dans l'état où vous êtes, et je crois qu'il n'y a personne qui n'ait senti quelquefois que j'ay raison. Des deux tonnaux de Jupiter le plus gros est celuy du mal. Or pourquoy Jupiter a t'il fait ce tonnau aussi énorme que la tonne de Citauxhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/nts/004? ou comment le tonnau s'est il fait tout seul? Cela vaut bien la peine d'être examiné. J'ay eü cette charité pour le genre humain, car pour moy, si j'osais, je serais assez content de mon partage. Le plus grand bien au quel on puisse prétendre est de mener une vie conforme à son état et à son goust. Quand on en est venu là, on n'a point à se plaindre, et il faut souffrir ses coliques patiemment. Je présume madame que vous tirez un bien meilleur parti encore de votre situation que moy de la mienne. Vous êtes faitte pour la société, la vôtre doit être recherchée par tous ceux qui sont dignes de vivre avec vous. La privation de la vüe vous rend le commerce de vos amis plus nécessaire et par conséquent plus agréable. Car les plaisirs ne naissent que des besoins. Il vous fallait absolument Paris. Vous auriez péri de chagrin à la campagne, et moy je ne peux plus vivre que dans la retraitte où je suis. Nos maux sont différents, et il nous faut de différents remèdes. Il est vray qu'il est triste d'achever sa vie loin de vous, et c'est une des choses qui me font conclure que tout n'est pas bien. Tout doit être bien pour mr le président Henaut. S'il y a quelqu'un pour qui le bon tonnau soit ouvert c'est luy. Mr le maréchal de Richelieuhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/txt/002 en boira sa bonne part, s'il prend les forts de Port Mahon. Cette île de Minorque qui s'appellait autrefois l'ile de Vénus. Il est juste que ce soit à mr de Richelieuhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF1010176_1key001cor/txt/002 qu'elle se rende.

Adieu madame, soyez sûr que le bord du lac Léman n'est pas l'endroit de la terre où vous êtes le moins chérie et respectée.

V.