(1754) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1754) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Savez vous le latin madame?
Non. Voilà pourquoy vous me demandez si j'aime mieux Pope que Virgile. Ah madame touttes nos langues modernes sont sèches, pauvres et sans harmonie en comparaison de celles qu'ont parlé nos premiers maitres les grecs et les romains. Nous ne sommes que des violons de village. Comment voulez vous d'ailleurs que je compare des épitres à un poème épique? aux amours de Didon? à l'embrazement de Troye, à la descente aux enfers? Je croi l'Essay sur l'homme de Pope, le premier des poèmes didactiques, des poèmes philosofiques, mais ne mettons rien à côté de Virgile. Vous le connaissez par les traductions, mais les poètes ne se traduisent point. Peut-on traduire de la musique? Je vous plains madame avec le goust et la sensibilité éclairée que vous avez de ne pouvoir lire Virgile. Je vous plaindrais bien davantage, si vous lisiez des annales. Quelques courtes qu'elles soient, l'Allemagne en mignature n'est pas faitte pour plaire à une imagination française telle que la vôtre. J'aimerais bien mieux vous apporter la pucelle, puisque vous aimez les poèmes épiques. Celuy là est plus long que la Henriade; et le sujet en est un peu plus guai. L'imagination y trouve mieux son compte. Elle est trop rétrècie chez nous dans la sévèrité des ouvrages sérieux. La vérité historique et l'austérité de la relligion m'avaient rogné les ailes dans la Henriade; elles me sont revenues avec la pucelle. Ses annales sont plus agréables que celles de L'empire. Si vous avez encor mr de Formont je vous prie madame de le faire souvenir de moy; et s'il est parti je vous prie de ne me pas oublier en luy écrivant. Je vais aux eaux de Plombieres; non que j'espère y trouver la santé à la quelle je renonce; mais parce que mes amis y vont. J'ay resté sept mois entiers à Colmar sans sortir de ma chambre: et je crois que j'en ferais autant à Paris si vous n'y étiez pas. Je me suis apperçu à la longue que tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait, ne vaut pas la peine de sortir de chez soy. La maladie ne laisse pas d'avoir de grands avantages; elle délivre de la société. Pour vous madame ce n'est pas de même. La société vous est nécessaire comme un violon à Guignonhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990139_1key001cor/nts/001 parce qu'il est le roy du violon. Mr Dalembert est bien digne de vous: bien au dessus de son siècle; il m'a fait cent fois trop d'honneurhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990139_1key001cor/nts/002, et il peut compter que si je le regarde comme le premier de nos philosofes gens d'esprit, ce n'est point du tout par reconnaissance. http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990139_1key001cor/txt/001Mr de Lamberthttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990139_1key001cor/nts/003 dont vous me parlez ne valait pas ce me semble mr d'Alembert.http://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0990139_1key001cor/txt/001 Je vous écris rarement madame, quoy qu'après le plaisir de lire vos lettres celuy d'y répondre comme je peux soit le plus grand pour moy. Mais je suis enfoncé dans des travaux pénibles qui partagent mon temps avec la colique. Je n'ay Point de temps à moy, car je souffre et je travaille sans cesse. Cela fait une vie pleine: pas tout à fait heureuse; mais où est le bonheur? Je n'en sçai rien madame. C'est un beau problème à résoudre.