Je me sers, madame, des correspondans des négocians de Berlin, pour vous remercier de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire.
Il y a longtems que je compte votre nom, et celui d'un de vos amis, parmy ceux qui font le plus d'honneur à notre siècle. La liberté de penser est la vie de l'âme, et il paraît qu'il n'y a pas baucoup d'âmes plus vivantes que la vôtre. C'est un grand malheur qu'il y ait si peu de gens en France qui imitent l'exemple des Anglais, vos voisins. On a été obligé d'adopter leur physique, d'imiter leur systême de finance, de construire les vaissaux selon leur méthode; quand les imitera-t-on dans la noble liberté de donner à l'esprit tout l'essor dont il est capable; quand est ce que les sots cesseront de poursuivre les sages? On marche continuellement à Paris entre des insectes littéraires qui bourdonnent contre quiconque s'élève, et des chats-huants qui voudraient dévorer quiconque les éclaire. Heureux qui peut cultiver en paix les lettres, loin des bourdons et des chats-huants! Je suis sous la protection d'un aigle; mais une mauvaise santé, pire que tous les chagrins attachez en France à la littérature, m'ôte tout mon bonheur. Ainsi tout est compensé. Je serais trop heureux si la nature ne s'avisait pas de me persécuter autant que la fortune me favorise. Si l'état de ma santé, madame, me permet jamais de revoir la France, un de mes baux jours serait celuy où je pourrais vous assurer de mon respect, et dire à votre amy tout ce que la plus profonde estime m'inspirerait pour vous et pour luy. Permettez qu'en philosofe je finisse sans complimens ordinaires et sans signer. Vous me reconnaîtrez assez par ceux qui vous feront tenir ma lettre.
(1752)
Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand