(1751) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
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(1751) Voltaire to Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand

Votre souvenir et vos bontez madame me donnent bien des regrets.
Je suis comme ces chevaliers enchantez qu'on fait souvenir de leur patrie dans le palais d'Alcine. Je peux vous assurer que si tout le monde pensait à Paris comme vous, j'aurais eu bien de la peine à me laisser enlever. Mais madame quand on a le malheur à Paris d'être un homme public dans le sens où je l'étais, savez vous ce qu'il faut faire? S'enfuir. J'ay choisi heureusement une assez agréable retraitte. Mon pâté d'anguillehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0960233_1key001cor/nts/001 ne vaut pas assurément vos ragoûts, mais il est fort bon. La vie est très douce, très libre, et son égalité contribue à la santé. Et puis figurez vous combien il est plaisant d'être libre chez un Roy, de penser, d'écrire, de dire tout ce qu'on veut. La gêne de l'âme m'a toujours paru un supplice. Savez vous que vous étiez des esclaves à Sceaux et à Anet, ouy des esclaves, en comparaison de la vraye liberté qu'on goûte à Potsdam avec un roy qui a gagné cinq batailles, et par dessus cela on mange des fraises, des pêches, des raisins, des ananas au mois de janvier. Pour les honneurs et les biens ils ne sont précisément bons à rien icy, et c'est un superflu qui n'est pas chose très nécessairehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0960233_1key001cor/nts/002. Avec tout cela madame, je vous regrette très sincèrement, vous, et m. le président Henaut, et mr Dalemberghttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0960233_1key001cor/nts/003, pour qui j'ay une grande inclination, et que je regarde comme un des meilleurs esprits que la France ait jamais eus. Si je ne peux voir mr le président Henaut, je le lis, et je croi que je sçai son livre àprésent mieux que luy. Il m'a bien servi pour le siècle de Louis 14. Il y a un ou deux endroits où je luy demande la permission de n'être pas de son avis, mais c'est avec tout le respect qu'il mérite. C'est un petit coin de terre que je dispute à un homme qui possède cent lieues de pays. Vous daignez me parler de Rome sauvée. Vous me prenez par mon faible madame. Des gens malins expliqueront ce que je vous dis là, en disant que cette pièce est mon côté faible. Mais ce n'est pas tout à fait cela que j'entends. J'y ay travaillé avec tout le soin, toutte l'ardeur et toutte la patience dont je suis capable. J'aimerais bien mieux la faire lire à des personnes de votre espèce que de l'exposer au public. Il me semble qu'il y a si loin de Paris à l'ancienne Rome, et de nos jeunes gens à Caton et à Ciceron, que c'est à peu près comme si je faisois jouer Confucius. Vous me direz que le Catilina de Crebillon a réussi. Mais l'autheur a été plus adroit que moy, il s'est bien donné de garde d'écrire en français.

Apropos madame ne montrez point ma lettre, à moins que ce ne soit au président indulgent et au discret Dalemberg. Si j'écris en français c'est pour vous et pour eux. J'ay toujours compté de mois en mois venir vous faire ma cour: et mon enchantement m'a retenu. Je craindrais de ne plus retourner à Potsdam. Je reste volontiers où je me trouve à mon aise. Cependant je hazarderai cette infidélité. Je ne sçai pas quand. Je ne peux répondre que de mes sentiments. La destinée se joue de tout le reste. Nous aurons incessamment icy L'enciclopédiehttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0960233_1key001cor/nts/004, et peutêtre mademoiselle Pluvignéhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0960233_1key001cor/nts/005. N'a t'elle point eu quelques dégoûts de la part de l'ancien évêque de Mirepoix? ou de la Sorbonne? On disait que cette Sorbonne voulait condamner le sistème de Buffon, et les saillies du présidt de Montesquieu; on prétend qu'ils ont mis les étrennes de la st Jeanhttp://www.e-enlightenment.com/item/voltfrVF0960233_1key001cor/nts/006 sur le bureau, et messieurs du clergé…. Adieu madame, je suis si acoutumé à parler librement que je suis toujours prest à écrire une sottise.

Vous voyez donc souvent mr l'abbé Chauvelin. Il me rend jaloux de mes ouvrages. Il les aime et il ne m'aime point. Vous daignez m'écrire et il me laisse là. Il s'imagine qu'il faut rompre avec les gens parce qu'ils sont à Potsdam. Il met sa vertu à cela. J'ay le cœur meilleur que luy. Conservez moy vos bontéz madame et faittes moy bien sentir combien il serait doux de passer auprès de vous les dernières années d'une vie philosofique.

V.