Le grain magique
DU MÊME AUTEUR
Solitude ma mère, Éditions Joëlle Losfeld, 1995.
Jacinthe Noire, roman, Éditions Chariot, 1947. Nouvelle édition, Éditions Joëlle Losfeld, 1996.
Rue des Tambourins, roman, Éditions de la Table Ronde, 1960.
Nouvelle édition, Éditions Joëlle Losfeld, à paraître (1996).
L’Amant Imaginaire, Robert Morel, 1975. Nouvelle édition, Éditions Joëlle Losfeld, à paraître (1996).
Cahiers inédits, Éditions Joëlle Losfeld, à paraître (1997).
DE FADHMA AITH MANSOUR AMROUCHE
sa mère
Histoire de ma vie, François Maspero, 1968. Nouvelle édition, Éditions La Découverte.
Taos Amrouche
Le grain magique
Contes, poèmes et proverbes berbères de Kabylie
‹Les Berbères, dit Ibn Khaldoun au xv' siècle, racontent un si grand nombre d'histoires que, si on prenait ia peine de les mettre par écrit, on en remplirait des volumes. ›
Cette surprenante richesse de la littérature orale des Berbères qui a conservé, malgré l’influence arabe, sa forte originalité, devait frapper Léo Frobenius, le grand africaniste allemand qui déclare en effet ne point connaître de littérature orale plus fertile en richesses inattendues et donne aux Kabyles la première place dans l’art de construire un récit.
Nombreux sont les spécialistes qui se sont penchés sur ces richesses et en ont rempli des volumes. Mais leurs ouvrages, parfaitement documentés, ne font cependant pas vivre nos légendes dans la mémoire de chacun à la façon dont vivent, par exemple, les Contes de Perrault. L’idée de donner une version des récits qui ont enchanté et marqué mon enfance est née en moi de l’émerveillement communiqué par la lecture des ‹ Contes de ma Mère l’Oye» de O. V. de L. Milosz et des ‹Contes Gascons» de Jean-François Bladé. Mais en m’efforçant de recueillir et de traduire ces histoires si spécifiques du génie berbère où le réalisme le plus cru et l’humour constrastent avec le fantastique et le merveilleux, ce n’est pas œuvre d’érudition que j’ai prétendu faire : je me dois de signaler que c’est la version de ma mère — Marguerite Fadhma Aïth Mansour — que je me suis plu à fixer.
J'avais la chance d’avoir en elle une admirable narratrice. J'entends encore sa voix inspirée prononcer sur le ton de l’incantation la formule initiale qui nous faisait pénétrer comme par magie dans l’univers de la légende : ‹ Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil ›, et la formule finale : ‹ Mon conte est comme un ruisseau, je l'ai conté à des Seigneurs › qui nous indiquait que le conte devait passer en nous comme un ruisseau, nous enchantant pour toujours, et poursuivre sa course de bouche en bouche et d’âme en âme, jusqu'à la fin des temps.
Si un poème, un proverbe, grâce à leur forme arrêtée, peuvent être transmis par n'importe qui, en revanche (ainsi que le souligne Jean-François Bladé dans son admirable préface aux ‹ Contes Gascons ›) le choix du conteur est primordial dès qu’il s'agit d’une histoire : c’est la beauté, la composition et l’authenticité mêmes du récit qui sont en jeu, une légende pouvant être appauvrie ou enrichie selon la personne qui perpétue la tradition, une légende étant l’œuvre d’une chaîne ininterrompue de conteurs à travers le temps.
Il m’était donné de contempler notre tradition comme un pur paysage à travers une vitre de cristal. J’avais affaire à une mémoire presque infaillible en Marguerite Fadhma Aïth Mansour. Il se peut qu’inconsciemment ma mère ait apporté sa contribution aux récits qu'elle m’a légués : elle n’aurait fait, en cela, que continuer la tradition. Car j’ai voulu considérer ces contes et légendes de mon pays moins comme des documents que comme des œuvres d’art bien vivantes.
Les monodies berbères au nombre de quatre-vingt-quinze sur lesquelles se chantent, dans la langue, les poèmes (toute poésie chez nous est chantée, et non récitée), ces monodies millénaires, au dire des musicologues les plus avertis qui vont jusqu’à voir en elles les chants de l’Atlantide ou de l'Antique Egypte, attendaient — pour être fidèlement transcrites et mises à l’abri — la venue d’un être joignant au savoir la probité la plus absolue et le respect des traditions orales. Ces qualités, j'ai eu la joie de les découvrir chez la musicienne accomplie qu'est Yvette Grimaud. Que sa modestie et son désintéressement nous permettent à ma mère et à moi, de lui exprimer ici notre gratitude pour nous avoir aidées à sauver de l’oubli ces chants dont la lumière chemine vers nous depuis le fond des âges.
Les vers se sont mis dans le sel.
Chant du berceau
Et toi, ô Torkia,
Petit monceau de fleurs.
Tu passeras parmi les foules,
Les hommes, pour toi, perdront l'esprit.
Que de beautés vous enfantez, ô femmes,
Pour les remettre entre les mains des hommes !
LÉ GRAIN MAGIQUE
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Dans un village, autrefois, étaient sept frères. Ils se réunirent et se dirent :
— Cette fois, si notre mère met au monde un garçon, nous nous exilerons. Nous nous enfuirons.
Le jour où devait être délivrée leur mère, ils s’éloignèrent du village et ils attendirent, assis en rond.
Settoute, la vieille sorcière, s’avança et leur dit :
— Bienvenu soit votre frère I
Ils lui répondirent :
— Maudite sois-tu I
Et ils partirent droit devant eux.
Settoute avait menti. Elle voulait que s’exilent les sept frères. La famille s'était augmentée non d'un fils mais d’une fille.
La mère veilla sur elle. Devenue grande, cette fille, allait remplir son outre à la fontaine. Mais un jour, elle y rencontra Settoute qui puisait de l'eau à l’aide d'une cupule de gland. La jeune fille lui dit :
— Quand auras-tu fini de remplir ta cruche avec cette cupule ? Si tu as du temps de reste, laisse-moi passer I
Settoute lui répondit :
— Comment oses-tu parler, toi dont les sept frères se sont exilés le jour de ta naissance ?
La jeune fille revint à la maison avec son outre vide. La fièvre s’empara d’elle. Sa mère en larmes s’approcha pour demander :
— Qu’as-tu, ma fille? Tu viens à peine de sortir bien portante et heureuse. Que t’a-t-on dit de malveillant?
La jeune fille alors se confia mais elle exigea de sa mère qu’elle lui expliquât les paroles de Settoute.
— Ma fille, avoua la mère, tes sept frères se sont dit : ‹Si un huitième garçon vient à naître, nous nous enfuirons sans le voir, sans le connaître. › Voici quinze ans qu’ils sont partis et que nous ne savons rien d’eux.
La jeune fille déclara :
— Je vais me mettre à leur recherche et les ramener.
La mère essaya de la retenir :
— A quoi bon, nous avons tant cherché. Et je n'ai plus que toi.
Mais la jeune fille répondit fermement :
— Puisqu’ils ne me connaissent pas, ils ne fuiront pas devant moi.
Alors, la mère lui donna un cheval, des provisions et une négresse pour l’accompagner. Elle lui donna en outre ‹ le Grain Magique ›, que la jeune fille glissa dans son corsage, et elle lui fit cette suprême recommandation :
— Sur ton chemin, tu rencontreras deux fontaines. L’une est celle des négresses et l’autre celle des femmes blanches. Prends garde de te baigner dans la fontaine des noires ou de boire de son eau I Tu serais changée en négresse I
La jeune fille promit de faire son profit de tous ces bons conseils et monta à cheval.
Elle se mit donc en route, suivie de la négresse. De colline en colline, d’étape en étape, la mère appelait sa fille. La jeune fille qui l’entendait grâce au Grain Magique, lui répondait alors pour la rassurer. Et le Grain transmettait sa voix faible et lointaine.
Lorsque furent en vue les fontaines, la négresse se précipita vers l’eau des femmes blanches et s'y baigna. La jeune fille s’approcha de la fontaine des noires, y but et s’y plongea. Puis, comme elle allait monter à cheval, elle perdit le Grain Magique.
A mesure qu’elle s’éloignait de l’endroit où il était tombé, 1« jeune fille entendait de moins en moins la voix de sa mère. Il arriva même un moment où elle ne l’entendit plus du tout. Et sa peau s'assombrissait tandis que s’éclaircissait la peau de la négresse.
Lorsque la négresse fut devenue toute blanche, elle se tourna vers sa compagne et lui dit avec arrogance :
— Descends de ton cheval I
Mais la jeune fille refusa. Dès qu’elle eut atteint un rocher, elle se mit à chanter d’une voix plaintive :
‹ Elève-toi, élève-toi, rocher
Rocher, élève-toi
Pour que m’apparaisse
Le pays de mes parents 1
Une négresse pisseuse me dit :
— Descends pour que je monte ! »
Un écho mélancolique lui répondit :
— Va... Va... Va... I
La négresse apeurée n'insista pas. Mais un moment après, impatiente, excédée, elle dit encore :
— Descends de cheval, te dis-je !
La jeune fille appela vainement sa mère. Comme le Grain ne répondait plus, la négresse contraignit la jeune fille à descendre. Elle la dépouilla de ses vêtements pour s’en habiller. Puis elle monta à cheval et prit une pose digne. La pauvre jeune fille dut suivre à pied.
Les voyageuses atteignirent enfin le village où vivaient les sept frères : on leur indiqua leur maison. Us étaient allés à la chasse... Elles attendirent leur retour. Le soir, lorsqu'ils rentrèrent, la négresse se porta vers eux, les embrassa et leur dit :
— Mes frères bien-aimés, j’ai assez vécu puisque je vous vois ! Settoute m’a insultée. Elle m’a dit qu'en venant au monde je vous avais chassés de notre maison. Settoute — que Dieu la brûle I — vous a trompés. Et maintenant me voici ! Dois-je rester parmi vous ou m'accompagnerez-vous à la maison de notre père et de notre mère ?
Ils lui répondirent :
— Repose-toi quelques jours. Nous réfléchirons.
La négresse s’installa en maîtresse dans la maison des sept frères. La jeune fille dut la servir et mener les chameaux au pâturage. La négresse lui donnait chaque matin une galette grossière de farine d’orge. A peine arrivée sur la hauteur, la jeune fille se mettait à chanter d’une voix plaintive, entourée des sept chameaux confiés à sa garde :
‹ Elève-toi, élève-toi rocher, Rocher, élève-toi Pour que m'apparaisse Le pays de mes parents I
La négresse & la maison demeure Moi, je suis gardeuse de chameaux, Pleurez, chameaux, comme je pleure ! ›
Elle posait sur une pierre la galette d’orge et se laissait mourir de faim. Six chameaux l'imitaient et pleuraient avec elle. Le septième seul, qui était sourd, se nourrissait et profitait. Aussi les six chameaux devinrent-ils maigres comme des dous.
Un jour, le plus jeune des frères se dit à lui-même :
— Que se passe-t-il ? Depuis que cette servante est là, elle ne fait que dépérir. Et les chameaux dépérissent comme elle. Il doit y avoir une raison.
Il résolut de précéder la jeune fille un matin, de gagner l’endroit où paissaient les chameaux et de se cacher non loin de là. H vit alors la jeune fille monter au sommet de l’éminence. H la vit poser sa galette au-dessus de toutes celles qu’elle n’avait pas mangées et qui formaient une pile sur une pierre. Et il l'entendit chanter d’une voix plaintive :
‹ Elève-toi, élève-toi rocher
Rocher, élève-toi
Pour que m'apparaisse
Le pays de mes parents I
La négresse à la maison demeure Moi, je suis gardeuse de chameaux, Pleurez, chameaux, comme je pleure I ›
Le plus jeune des frères sortit de sa cachette et Interrogea la jeune fille. Il lui dit :
— Qui es-tu, créature ?
Elle lui répondit :
— Moi? Je-suis ta sœur. Lorsque j’étais dans la maison de mon père, je suis allée'un jour à la fontaine et j’y ai trouvé Settoute qui puisait de l’eau avec une cupule de gland. Je lui ai dit : ‹ Donne-moi ton tour ! › (j’étais pressée). Elle m’a répondu : ‹ Comment oses-tu parler, toi dont les sept frères se sont exilés le jour de ta naissance ? › t’ai dit à ma mère : ‹ Explique-moi les paroles de Settoute. › Elle me les a expliquées et je suis partie à votre recherche. Ma mère m’a donné un cheval, un Grain Magique et une négresse. En chemin j’ai rencontré deux fon
taines : je me suis trompée. Je me suis baignée dans l’eau des noires et j’ai perdu le Grain qui me refait à ma mère. La négresse qui, elle, s’est baignée dans l’eau des femmes blanches est devenue blanche et je suis devenue noire. Mais c’est moi qui suis votre sœur. ›
♦
Le plus jeune des sept garçons se rendit auprès de ses frères et leur répéta ce qu'il venait d’apprendre. Mais ils ne crurent pas un mot de l’histoire et lui dirent :
— A quoi reconnattrons-nous que cette servante est vraiment notre sœur?...
Us consultèrent donc le Vieux Sage. Ils lui racontèrent comment les chameaux dépérissaient et comment ils pleuraient ; comment ils prenaient part & la peine de la servante qui les gardait. Le Vieux Sage les écouta et leur dit :
— Une chose n’a pu se transformer chez la vraie négresse : ce sont ses cheveux. Sa peau aura beau être devenue blanche comme lait, ses cheveux seront restés crépus. La jeune fille dont les cheveux sont lisses, c'est elle votre sœur. Mais la négresse ne voudra pas Oter son foulard devant vous. Alors, annoncez à toutes deux que vous leur avez acheté du henné et dites-leur : «Aujourd’hui c’est fête. Nous désirons que, devant nous, vous teigniez vos cheveux au henné. ›
Les sept frères apportèrent le henné. La servante le pila, en fit une bouillie qu’elle leur présenta. Alors l’atné ordonna aux deux jeunes filles d'enlever leur foulard. La servante obéit et ses cheveux se répandirent en écheveaux de soie jusqu’à la taille. Mais la négresse s'écria :
— Mes frères bien-aimés, comment pourraisjje devant vous découvrir ma tête? J’aurais honte I Lorsque vous serez sortis, j'enduirai mes cheveux de henné.
Le'plus jeune des frères lui arracha son foulard. Et une chevelure dressée vers le ciel, épineuse, apparut.
Les sept garçons cernèrent la négresse et lui dirent d’un air menaçant :
— Tu es donc la négresse ? Et tu as usurpé la place de notre sœur I
Ils se tournèrent vers leur sœur pour lui demander :
— Qu’est-ce qui soulagerait ton cœur ?
Elle répondit :
— Je voudrais sa Tête pour chenet. Son pied pour tisonnier. Sa main pour pelle à cendre.
Ils égorgèrent donc la négresse. Ils la brûlèrent et répandirent ses cendres dehors. Puis ils rapportèrent à leur sœur de l’eau puisée à la fontaine des blanches. Elle se baigna. Son visage et son corps redevinrent aussi clairs qu’avant. Les sept frères purent retourner à leur passe-temps favori : la chasse. Leur sœur préparait les repas et tenait la maison.
L'année suivante, au printemps, à l’endroit où avaient été éparpillées les cendres de la négresse, un pied de mauve poussa. La jeune fille le coupa et en fit un plat qu’elle présenta à ses sept frères, lorsqu’ils rentrèrent de la chasse. Tous mangèrent de grand appétit. Les sept garçons furent alors changés en ramiers et la jeune fille en colombe.
Et tous s’envolèrent en plein ciel.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs !
Proverbe
Le chat dit :
Que Dieu décime les habitants de la maison et les aveugle Afin que je puisse voler.
Mais le chien dit :
Dieu multiplie les habitants de la maison et me les rende favorables
Afin que chacun me donne une bouchée
Et que je sois rassasié.
Chant de dansb
Le pot s’est renverséC’est mon pied qui l'a heurtéLe pot s’est renverséLe vieillard s'est remarié.
Le pot s'est renverséLa première était plus gracieuse.
Le pot s’est renverséLa seconde est plus colorée.
Proverbes
La bouteille s’est brisée
Mais l’huile est restée suspendue !
H a le derrière dans une flaque Et il rêve de pastèques I
L’arbre suit sa racine.
Guéris ou emporte !
Chant satirique
Que te sert d'épier 0 coeur jaloux ?
De soucis, de veillesTu t’es épuisé.
Les figues mûresNous les avons mangées.
Il te reste les feuilles jaunies O coeur jaloux I
Proverbes
Si tu rencontres deux être qui vivent en harmonie Sois sûr que l’un des deux est bon.
L’escargot était'libre
Et il s’est encombré d’une coquille.
Celui qui ne s’incline n’entre pas.
Un nègre s’il est Jaune est perdu.
Chant d'exil
Petit oiseau, fils d’étourneau, Prends ton essor dis la prière de l’aube Vers la jeune tille aux franges noires.
Pose-toi sur le mur d’enceinte Et conte-lui ma peine Dis-lui : ‹ Ta mire chante et pleure. »Oiseau, sois vif comme le vent. Toi aux brillantes ailes, Et pose-toi dans la cour.
Tiens-toi au bord de sa fenttre, Toi qui connais ma nostalgie : La jeune fille a des yeux de soie noire /
LOU ND JA, FILLE DE TSERIEL
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
L'on raconte qu’en hiver deux jeunes hommes partirent, sous la neige, chasser dans la montagne. Ils tuèrent une perdrix. Ils l’égorgèrent, son sang coula sur la neige et l’empourpra. L’un dit :
— Heureux celui qui épouserait une femme au teint blanc comme neige et vermeil comme sang !
L’autre répondit :
— Il n’y a que Loundja, la fille de Tseriel, qui soit ainsi : blanche comme neige et vermeille comme sang.
’ — Et où se trouve cette Loundja fille de Tseriel? demanda le premier.
L’autre montra une direction et dit :
— Là-bas, très loin.
Alorf, celui qui rêvait d’une femme au teint blanc comme neige et vermeil comme sang abandonna la perdrix à son compagnon, mit son fusil sur l'épaule et suivit la direction qui lui était indiquée.
Il marcha, marcha tout un jour et toute une nuit avant d’entrer dans une forêt et d’apercevoir une fumée monter au- dessus des arbres. Il se dit : ‹ Je ne m’arrêterai que je n’aie atteint cette fumée. › Il se porta vers elle et découvrit une maisonnette, entourée d’une haie d’épines. Il appela ; une jeune fille se montra. Dieu seul avait pu la créer : son teint était blanc comme neige et vermeil comme sang.
— J'ai perdu mon chemin, dit le jeune homme, et je ne sais où aller. Ne pourrais-tu me donner asile pour cette nuit, au nom de Dieu ?
Elle répondit :
— Moi, je suis la fille de Tseriel. La fille de l’ogresse. Ma mère est allée à la chasse ; elle ne reviendra qu'au coucher du soleil. Si tu consens à entrer, entre.
Il dit :
— J’y consens.
Et il entra.
Elle lui donna à boire et à manger. Et puis, comme la nuit tombait, elle le cacha dans un souterrain dont elle masqua l’entrée à l’aide d’un grand plat de bois posé à l’envers.
A peine Loundja venait-elle de mettre à l’abri le jeune homme qu’elle entendit venir sa mère. Tseriel, l’ogresse, marchait pesamment : Tseriel touchait à la.fois à la terre et au ciel. Sa tête était un vrai buisson d’épines. Elle entra en se courbant. Dès le seuil, elle aspira fortement l’air et elle dit :
— Je sens une odeur qui n’est pas nôtre. Je sens l’odeur de l’homme !
Loundja répondit :
— Un mendiant est passé, ce soir, et je lui ai fait l’aumône, au nom de Dieu. C'est son odeur que tu sens.
Tseriel s’avança et ordonna :
— Sers-moi mon dîner !
Loundja le lui servit. Puis elle alla s'asseoir sur le plat de bois qui cachait l’entrée du souterrain.
Dès qu'elle eut fini de manger, Tseriel déclara :
— Je m’en vais, ce soir, enduire de henné tous mes plats de bois et toutes mes écuelles.
Et elle les appela par leur nom. Ils vinrent tous, les uns après les autres. Seul le plat sur lequel Loundja était assise ne se déplaça pas. L’ogresse l’appela de nouveau. Alors la jeune fille dit :
— Laisse-le. Demain viendra son tour. Ce soir je suis trop bien assise pour me déranger.
Tseriel qui aimait sa fille n’insista pas. Elle ne tarda pas à s’endormir.
Loundja fit mine de dormir. En réalité, elle épiait le moment où elle entendrait crier toutes les bêtes que sa mère avait avalées dans la journée. Ce n’est que vers le milieu de la nuit qu’elle entendit les vaches meugler, les brebis et les chèvres bêler, les veaux beugler, l’âne braire et les poules caqueter. Elle en profita pour délivrer le jeune homme et lui dire :
— Vite, elle dort. Prends tes jambes à ton cou I
Mais lui répondit :
— Je ne partirai que si tu m’accompagnes. Car je ne suis venu ici que pour toi.
— Bien, lui dit-elle.
Et ils sortirent.
Une haie d’épines les arrêta. Loundja dit :
— O haie de miel et de beurre, laisse-nous passer I
La haie d'épines s’ouvrit pour les laisser passer et se referma derrière eux. Ils se mirent à courir, à courir de toutes leurs forces. Mais une rivière tumulteuse leur apparut. Loundja supplia :
— O rivière de miel et de beurre, laisse-nous passer !
Les eaux de la rivière se retirèrent devant Loundja et le jeune homme. Et elles se refermèrent, une fois qu’ils eurent atteint l’autre rive.
Tseriel.se réveilla tandis que fuyait la jeune fille au teint blanc comme neige et vermeil comme sang. L’ogresse appela :
— Loundja, Loundja !
Mais elle appelait dans le vide. Elle se pencha au-dessus du souterrain et aspira l’air. Elle jeta un regard sur le lit de Loundja et elle comprit. Elle s’écria :
— Loundja ma fille m’a trahie. Loundja m’a abandonnée I
Et elle partit à sa recherche. A la haie d’épines elle dit d’une voix furieuse :
— Haie d'ordures, laisse-moi passer I
Les épines se firent plus aiguës, grandirent démesurément. Tseriel passa néanmoins, mais ses pieds furent déchirés et ses habits mis en lambeaux. Elle se mit à courir, à courir comme une démente en clamant par les chemins :
— Loundja, Loundja tu m’as trahie. Tu m’as abandonnée I
Mais Loundja avait changé de maître I
La rivière arrêta l’ogresse. Tseriel lui cria furieusement :
— Rivière d’immondices, je veux passer I
Mais la rivière se mit à gronder de façon menaçante. Tseriel s’y jeta. Une vague énorme l’emporta. Mais avant d’être engloutie l’ogresse clama une dernière fois :
— Que Dieu te trahisse comme tu m’as trahie, Loundja I
Le jeune homme et la jeune fille blanche comme neige et vermeille comme sang étaient déjà loin. Us arrivaient en vue d’une hauteur.
— Mon village est là-bas, dit le jeune homme en étendant le bras. Nous y serons à la tombée de la nuit.
Et ils se mirent à grimper. Ils marchèrent longtemps en montagne. Comme ils s'engageaient dans un col, ils aperçurent deux aigles qui se querellaient. Le jeune homme les sépara à l'aide d’un bâton. Mais le plus grand des aigles se vengea : il prit sous son aile le jeune homme et l'éleva dans les airs. Loundja s'écria :
— Oh, j’ai trahi ma mère, et me voici trahie à mon tour I
Mais le jeune homme eut le temps de lui crier :
— Va devant toi. Tu rencontreras une fontaine. Une négresse, notre servante, y viendra avec nos ânes et nos outres. Ne manque pas de la tuer pour revêtir sa peau sombre. Tu n’auras plus qu’à suivre les ânes. Ils te mèneront chez nous. Et là, dis à mon père : ‹ Ton fils, un aigle l'a emporté ».
‘Loundja vit la négresse s’approcher de la fontaine. Elle la laissa remplir ses outres et les charger sur les ânes. Et puis elle s'avança pour la tuer et revêtir sa peau.
Les ânes la conduisirent à la maison du jeune homme. Elle dit au père en arrivant :
— Ton fils, un aigle l’a pris sous son aile et l’a enlevé en plein ciel !
* Le père attendit quelques jours dans l’espoir que l’aigle lâcherait sa proie. Et puis il décida de consulter le Vieux Sage. Le Vieux Sage le rassura et lui dit :
— L'aigle n’aura pas tué ton fils. Il est certain que s’il l’a mis sous son aile, il ne l’a pas tué. Pour délivrer ton fils voici ce que tu feras : tu monteras sur le plus haut sommet et là, tu sacrifieras une génisse, la plus belle, la plus grasse que tu auras trouvée. Les aigles descendront pour s’en repaître. Celui qui tient ton fils prisonnier sous son aile sera plus lourd que les autres ; il ne s’envolera que difficilement. Toi, donne-lui un coup de roseau sur l’aile. Et il laissera ton fils tomber.
Le père s’éleva donc sur le plus haut sommet, sacrifia la génisse la plus belle et s'éloigna pour épier les aigles. Il les vit descendre ; il les observa tandis qu’ils mangeaient. Le plus grand d'entre eux était si alourdi qu'il pouvait à peine remuer. Comme il allait essayer de s'envoler, le père lui frappa l'aile d'un roseau : le Jeune homme tomba. Il était aussi chétif et faible dans l’herbe qu’un oisillon. Le père le prit contre lui et le ramena.
Loundja prit soin de celui qu'elle aimait. Il avait souffert de la faim : elle ne le nourrit que de viande grillée, d’œufs, de miel, de beurre et de fruits. Et il redevint bientôt tel qu’il était auparavant. Alors le jeune homme alla trouver son père et lui déclara :
— Je veux épouser la négresse.
— Comment oserons-nous regarder en face nos voisins? s’indigna le père. Tu veux notre honte.
Mais le jeune homme dit encore :
— Je l’épouserai ou je mourrai.
Il l’épousa. Loundja reçut toutes sortes de riches présents et une nouvelle servante fut engagée.
Le jeune homme attendit la nuit pour dépouiller sa femme de la peau d’emprunt qui voilait sa beauté. Au matin, la servante fut la première éblouie par cette b?auté. Venue pour apporter aux époux leur déjeuner, elle s’en retourna pour annoncer à tous :
—Madame n’est pas une négresse ! Madame est blanche comme neige et vermeille comme sang I
Tous accoururent pour constater le miracle. Or le jeune man avait un frère cadet qui demanda :
— Comment cela s'est-il fait ?
— Je n’ai eu qu'à prononcer ces mots : ‹ O fille de nègres, dépouille ta peau I › répondit l’aîné.
Le cadet se dit alors : ‹ Si une négresse se révèle une beauté que sera-ce d'une chienne?... ne se révèlera-t-elle pas une déesse? ›
Il épousa donc une chienne. La nuit, lorsqu’il fut seul avec elle dans la cham’ure nuptiale, il lui dit :
— Fille de chiens, dépouille ta peau t
Elle lui répondit par un aboiement furieux.
— Dépouille ta peau, fille de chiens I commanda-t-il à nouveau.
Elle lui sauta dessus et le dévora.
Au matin, lorsque la servante entra pour saluer les époux et leur servir leur déjeuner, elle découvrit la chienne veillant jalousement sur les restes de son époux. La servante s’enfuit en hurlant :
— Monsieur est une carcasse, madame est accroupie dessus. Monsieur est une carcasse, madame est accroupie dessus l
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté & des Seigneurs.
Chant des pèlerins
Les hommes se disputent la terre, — Hommes, la terre, à qui est-elle ?
(Il n’est pas d'autre Dieu qu'Allah.)La nourriture seule nous est due ;
La terre, son maître est un seigneur.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu'Allah.)Nous, c’est la mort qui nous attend.
Les tombes seront notre refuge.
(Il n'est pas d’autre Dieu qu’Allah.)
Proverbes
Qui osera dire au lion : ‹ ta bouche sent mauvais ? »
Tu m'as vendu des oignons pourris
Je t’ai donné une pièce fausse.
Celui qui a de la beauté est prestigieux :
Même le Dieu des morts en a peur.
Sois la bienvenue, fine beauté Qui te nourris dans les jardins ITu as picoré du milletEt puis de la fleur de blé.
Tu as dédaigné le fauconPour suivre le chat-huant.
Proverbes
Comme le petit de l'âne :
Au matin, il enchante ;
Au soir, il déçoit.
Marche en suivant tes pieds
Non en suivant tes yeux.
Qui a chanté tes louanges, ô jeune épousée ?
— C’est ma mère, en présence de ma tante.
Jette-moi un de tes petits, dit l’ogre, Ou je monterai.
Chant de méditation
Il y en a que le bien-être absorbe, Couvertures, matelas et tapis.
D'autres qu’enchantent les vergers : Ils sont en fleur, leur joie est pleine.
Il y en a qui en leurs enfants vivent : Ils espèrent qu’en tous lèvera le bien.
Mais nous, Seigneur qui n’avons rien, Accordez-nous l’esprit de foi I
U fait l’idiot dans son intérêt.
Tes proches sont comme ta chance :
Epouse-les, ne les vends pas.
Bons ou mauvais, le destin te les a donnés, Tu ne peux les renier.
Les poussins picorent les grains.
Chant satirique
Le méchant tour que m’a joué la bossue IElle m’a aplati au sol. De colline que j'étais, Elle a tait de moi le marais.
Pourtant, je l’ai comblée de toilettes, De bracelets et de tibulesEt de châles ù longues franges.
Elle est verte comme le fiel, Maligne comme une guenon Et noire comme le corbeau.
HISTOIRE DE LA GRENOUILLE
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Aux temps anciens, aux temps où parlaient les bêtes, la Grenouille était l’épouse du Crapaud. Ils vivaient très heureux. L'abondance et la prospérité emplissaient leur maison.
C’était la pleine saison des figues et l’automne approchait. Un matin, la Grenouille dit au Crapaud :
— Homme I les figues sont mûres et, comme on dit : ‹ Qui trouve une figue, prépare une bûche ›. Il est temps pour nous de penser à l'hiver. Rends-toi au marché, achète de la laine. Je te tisserai un burnous sombre pour la pluie. Achète aussi un peu de viande : je l’accommoderai et nous l’emporterons demain car nous irons, dès l’aurore, laver notre laine à la rivière. Et nous passerons à la campagne tout le jour. Nous reviendrons chez nous avant la tombée de la nuit, avec des légumes, des raisins et des figues.
Le Crapaud se saisit d’une sacoche et d’un sac et prit le chemin du marché. La Grenouille, elle, courut à la fontaine chercher de l’eau ; à la forêt rapporter un fagot et rentra pour mettre sa maison en ordre. A midi, c’est à peine si elle mangea. Elle s’attela à moudre un plein couffin de blé. Quand elle eut fini, elle passa la farine au tamis. La semoule la plus fine, la plus jolie, elle en fit une galette qu’elle mit de côté pour la montrer à son époux. Et puis, elle roula le grain du couscous. Lorsqu’elle eut mis la marmite sur le feu, il ne lui resta plus qu’à attendre.
Au crépuscule, elle se porta à la rencontre de l’époux : il avançait péniblement. Elle le rejoignit, l’aida à déposer sa charge de laine et lui ôta la sacoche de provisions qui pendait à son épaule. Ils rentrèrent. Elle alluma la lampe à huile ; elle jeta la viande dans la marmite et mit le couscous à cuire à la vapeur. Et puis elle s'approcha du sac de laine. Elle secoua la laine avec force pour en faire tomber la poussière et la paille. Et elle dit au Crapaud :
— Les flocons les plus soyeux, les plus blancs, je les emploierai pour ton burnous. Quant à la laine rêche, j’en ferai une couverture que je teindrai. Et nous aurons chaud cet hiver.
Elle fit un tas de la belle laine, remit dans le sac celle de moindre qualité, se lava les mains et s'occupa du diner. Elle posa bientôt la marmite à terre et mit sur le feu un chaudron plein d'eau. La Grenouille et le Crapaud dînèrent paisiblement. Quand ils eurent fini, l’eau chantait. La Grenouille y jeta de la cendre et mit la laine à tremper. Puis elle rangea sa maison. Le Crapaud, lui, qui était fatigué, alla se coucher de bonne heure. La Grenouille plus vaillante, sortit la laine du chaudron, la pressa et la mit à égoutter dans un couffin. Elle remplit la sacoche de provisions : galette et viande. Et, comme elle devait se lever dès le point du jour, elle songea enfin à se reposer à son tour.
Le lendemain, lorsqu’ils se réveillèrent, il faisait encore nuit. Ils firent toilette et déjeunèrent à la hâte. La Grenouille, le couffin de laine sur le dos et le Crapaud, la sacoche en bandoulière et le battoir à la main, sortirent à l’aube.
Le chemin qui menait à la rivière était en pente. Ils s’y engagèrent. Ils atteignirent la rivière comme le soleil se montrait. La Grenouille posa sa charge de laine, le Crapaud suspendit la sacoche à un arbre. Et ils se mirent à l’ouvrage. Le Crapaud rassembla quelques pierres et construisit un barrage pour emprisonner l’eau. C’est dans cette petite mare que la Grenouille devait défaire la laine, l’effilocher en légers flocons, à mesure que son époux la battait.
A midi, toute la laine était propre. Ils pensèrent alors à déjeuner. La Grenouille dit au Crapaud :
— Va, suis cette direction ; essaie de trouver, parmi les ronces, quelques mûres et rapporte aussi des figues, si tu peux.
Le Crapaud partit à la recherche des fruits : il coupa des joncs, les tressa en corbeille qu’il remplit de figues, de raisins et de mûres. Son épouse l’attendait patiemment. Elle avait découvert une place à l’ombre et posé par terre, sur un foulard, la galette et la viande. Elle fit les parts et ils déjeunèrent. Ils se délectèrent des fruits : ils n’en laissèrent pas un seul dans la corbeille. Ils burent à une source, dans le creux de leur main. Et puis, comme l'air était chaud, et le soleil piquant, ils s’apprêtèrent à faire la sieste. Le Crapaud étendit son burnous à l’ombre des peupliers : ils se couchèrent dessus.
Lorsque le soleil se mit à baisser, la Grenouille dit au Crapaud :
— Homme ! lève-toi. Il faut partir. Rapporte-nous des légumes, tandis que je m’en vais tout ranger.
Le Crapaud prit la sacoche et la corbeille de joncs pour se rendre dans un jardin potager qui se trouvait tout près de la rivière : les légumes, gorgés d’eau, y étaient splendides. Le Crapaud cueillit des piments, des courgettes et des tomates. Il en remplit la sacoche. Dans la corbeille, il mit des figues et des raisins. Et il s’en revint vers son épouse. Elle lui dit :
— Jamais nous n’avons été plus heureux. Si ce jour pouvait ne pas finir I
— Nous reviendrons quand tu voudras, répondit le Crapaud.
La Grenouille chargea en soupirant le couffin de laine sur son dos et ils se mirent en marche. '
Ils avançaient avec peine car, ce qui était une descente le matin, était devenu une montée. Et puis, ils étaient alourdis par tout ce qu’ils avaient mangé. La Grenouille surtout était lasse. Ils marchèrent, marchèrent. A la vue d'un chêne, la Grenouille soupira :
— Je suis fatiguée. Ne pourrions-nous pas nous reposer un peu sous ce chêne ?
Ils s'arrêtèrent un instant et puis le Crapaud dit :
— Sois courageuse. La nuit va nous surprendre et notre maison est encore loin.
Ils marchèrent, marchèrent encore. Une colline apparut.
— Je suis fatiguée, reprit la Grenouille.
— Lève la tête, répondit le Crapaud. Derrière cette colline se trouve le village. Nous allons bientôt voir les toits des maisons.
Mais la Grenouille, exténuée, s’assit sur le bord du chemin et déclara :
— Pars seul si tu veux. Je ne puis plus faire un pas.
Alors le Crapaud la prit à califourchon sur ses épaules. Au bout d’un moment, il dit agacé :
— Quelle est cette eau qui mouille mes talons?
La Grenouille répondit .
— C’est l’eau de la laine qui dégoutte du couffin.
Mais le Crapaud reprit, de plus en plus courroucé :
— Sans doute viens-tu de pisser sur moi? Je sens des gouttes sur mes talons.
— Je te dis, mon ami, que c’est la laine I
Le Crapaud, excédé, jeta la Grenouille par-dessus son épaule.
Or, près de là, se trouvait une mare. La Grenouille y sauta, abandonnant sur le bord le couffin de laine. Le Crapaud s’accroupit un peu plus loin, tristement, la sacoche de légumes et la corbeille de fruits à ses pieds.
Le Chevrier vint à passer :
— Qu'as-tu, mon oncle le Crapaud? demanda-t-il.
— Que n’ai-je I La reine des femmes s'est enfuie : elle est dans la mare.
— Ce n’est que cela ? Je vais te la ramener.
— Dame Grenouille? appela-t-il.
— Qui marche au-dessus de mon toit? répondit-elle, irritée. Des débris tombent sur mon dîner.
— Je suis le Chevrier. Viens, Dieu veuille t’inspirer. Retourne auprès de ton mari.
— Va, occupe-toi donc de tes pieds pleins de gerçures !
— Suis-je venu pour que tu m’insultes? Reste dans ta mare si tu t’y trouves bien.
Survint le Chacal :
— Qu’as-tu, Crapaud, à surveiller les chemins?
— La jouvencelle du jouvenceau m’a délaissé.
— Je vais la prier de revenir, si Dieu veut la conseiller.
— Dame Grenouille? appela-t-il.
— Qui va là ?
— C’est le Chacal qui vient vers toi, le Chacal agile et malin.
— Vraiment? si tu étais l'agile et malin Chacal, t’aurais-je trouvé la patte brisée, dans un piège, au fond d’un ravin?
Le Lion vint à passer :
— Qu’as-tu, Crapaud, à garder les chemins ?
— O mon seigneur, c’est la beauté de l’iMiivers qui s’est enfuie et m’a abandonné.
Ne te désole pas. Je vais te la ramener.
— Qui marche au-dessus de mon toit? demanda la Grenouille en colère. Des débris tombent sur mon dîner.
— C’est ton seigneur le Lion, le roi des fauves. Viens, suis- moi, retourne vers ton mari.
— Toi, mon seigneur? Si tu étais le roi des fauves, un Arabe ne te traînerait pas au bout d’une corde comme un chien.
Le Lion découragé, s’en alla retrouver le Crapaud.
Le Gypaète passa :
— Qu’as-tu, mon oncle le Crapaud ?
— La grâce du monde est entrée dans la mare I
— Est-ce tout?... Ce n’est pas grave.
Il prit son vol.
—Qui donc est sur mon toit? cria la Grenouille. Des débris tombent sur mon repas I
— C’est ton seigneur le Gypaète, fils de gypaètes et blanc comme le lait.
— Ah, vraiment? Si tu étais mon seigneur le Gypaète des gypaètes et blanc comme le lait, t’aurais-je trouvé mangeant une charogne, sur un tas de fumier?
Survint le Corbeau :
— Qu’y a-t-il, mon oncle le Crapaud ? A pareille heure, que fais-tu par les chemins ?
— La grâce du monde m’a délaissé I
— Sois sans crainte, elle ne résistera pas à ma voix.
— Dame Grenouille? appela-t-il. Suis-moi, je suis le Corbeau, le marabout qui revient de la Mecque.
— Ah, vraiment ? Si tu revenais de la Mecque, tu n’aurais pas trahi la confiance qu’avait mise en toi le Prophète. Dieu ne t'aurait point maudit. Après avoir été tout blanc, tu ne serais pas devenu tout noir et tu ne sentirais pas la pourriture I
Le Corbeau partit l’aile basse.
Arrive la Perdrix :
— Qu’as-tu, mon oncle le Crapaud? La nuit est venue ; que fais-tu seul par les chemins ?
— Le sel de l’univers a fui. La femme m’a abandonné.
— Je cours te la ramener.
— Dame Grenouille ? appela-t-elle.
— Qui marche au-dessus de mon toit? Des débris tombent sur mon repas I
— C’est la Perdix la plus jolie du pays.
— Vraiment 1 si tu étais la Perdrix la plus jolie du pays, aurais-je trouvé tes sœurs en boule dans la gibecière d’un chasseur?
La Perdrix s’en revint pleurant.
Le Roitelet enfin se présente :
— Qu’as-tu, mon oncle le Crapaud ? Pourquoi cet air désespéré?
— C’est la jouvencelle du jouvenceau qui s'est enfuie dans la mare et m’a laissé. Plusieurs ont essayé de me la ramener. Mais elle ne leur a pas fait bon visage.
— Tu verras, moi, elle me suivra, car je ne la prierai pas.
— Qui cogne à mon nid ? Des débris tombent sur mon dîner !
— C’est ton seigneur le Roitelet des roitelets, vert comme le fiel. Tu vas marcher devant moi, ou gare à la matraque I
— Un instant que je me pomponne I Un peu de rouge aux lèvres, un peu de noir aux yeux, et je précède mon seigneur I
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
Lorsque manquent le cœur et le foie, Mange le mou qui voudra.
La pleine lune paraît,
Les étoiles peuvent bien scintiller ;
Envers la femme aimée, La malveillance des beaux-parents est vaine.
Chant d'exil
Nous n'avons d'autre messagère Que la gazelle du thym.
Qu'elle atteigne le Sahara et nous dise Le métier du bel adolescent.
— Jeune homme, prends soin de toi : Le soleil d'été est piquant.
Proverbes
La vache qui donne des coups de sabots, Si on oublie de la flatter, Finit par casser le pot.
Chant de méditation
Une des fidèles du Prophète Pleurait l'aîné de ses enfants.
La voix de Dieu lui répondit : — Ne pleure plus ton fils Tîfas.
Tifas est au paradis, Uni à Dieu dans sa splendeur.
Si tu préfères vivre en ce monde, Je te donnerai des dents et une autre jeunesse.
Tu pourras enfanter sept nouveaux enfants, Tous à l'image de Tifas.
Mais si tu choisis l’Au-delà, Tu seras mise en terre le même jour que Tifas.
— Moi je préfère l’Au-delà.
Creusez nos tombes le même jour.
Proverbes
O langue qui es de chair Pourquoi faire de toi un os ?
Habille une louche
Et elle paraîtra belle.
Il est indiscret comme une jarre pleine de fèves.
S'inquiéter des racines du brouillard I
Chant religieux
Le Cheik Mohand Ouel HoussineDont la piété embaume comme un grain d’ambre noir.
Disparut en allant à la source prier.
Ses fidèles se sont dit : ‹ un lion l'a mangé. »Mais lui, dans le secret, cheminait vers la Mecque. Ceux qui l’ont rencontré sont venus témoigner.
Proverbes
Noire et camuse.
Aveugle et grêlée.
Tu as laissé ton bien devenir mon bien
Et tu oses le réclamer !
QUI DE NOUS EST IA BELLE, O LUNE ?
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fll I
L’on raconte qu’aux temps anciens, il était une jeune femme belle, aussi belle que la lune. Et cette femme, les nuits de pleine lune, se fardait, peignait et parfumait ses longs cheveux, revêtait ses habits les plus riches, se parait de tous ses bijoux et sortait.
Pour mieux découvrir le ciel, elle gagnait une hauteur. Et là, elle levait son visage resplendissant vers la lune et lui demandait :
— Qui de nous est la belle, ô lune, qui de nous est la belle ?
Et la lune lui répondait :
— Toi et moi sommes également belles, mais la fille que tu portes en toi nous passera en beauté.
Et la jeune femme se lamentait et maudissait l’enfant qui était dans son sein.
Pendant des mois, elle se tourna ainsi vers la lune pour lui demander :
— Qui de nous est la belle, ô lune, qui de nous est la belle?
Et chaque fois la lune répondait :
— Toi et moi sommes également belles, mais la fille que tu portes en toi nous passera en beauté.
Elle mit au monde une fille à la chevelure d’or, une fille plus belle que lune en plein ciel. On l’appela Jedjigha : Fleur. Chaque jour augmentait sa beauté. Les voisines disaient à sa mère :
— Certes, belle tu l’es. Mais la beauté de ta fille éclipsera la tienne.
Et la jeune femme, en entendant ces mots, sentait le poignard de la jalousie la transpercer. Elle se dit dans son cœur :
— Lorsque cette enfant sera devenue adolescente, nul ne me regardera plus.
L’enfant avait huit ans. Elle était pleine de vie et de grâce. Sa mère lui dit un soir :
— Demain, nous mettrons sur le métier une grande couverture. Nous irons planter les montants dans la campagne. La voisine nous accompagnera.
Au matin, elle prit deux montants bien solides et une grosse pelote de laine. Elle appela sa voisine et toutes deux partirent, emmenant la fillette.
Elles laissèrent le village loin derrière elles et atteignirent une colline. Elles s’arrêtèrent. La mère dit alors à l’enfant :
— Nous allons enfoncer les montants dans la terre. Toi, tu feras courir la laine entre nous. Te voici grande, tu pourras bien tenir la pelote ?
La mère savait bien ce qu’elle faisait. La fillette se mit à faire courir la laine :
— Plus vite I plus vite ! lui dit sa mère.
La pelote était lourde. Elle s'échappa des mains de l’enfant et se mit à rouler.
— Cours et rattrape-la ! cria la mère.
L’enfant s’élança. La mère coupa le fil et la pelote roula plus vite, encore plus vite, entraînant 'Jedjigha vers le ravin. Puis, brusquement, la pelote disparut.
La fillette la chercha vainement dans les ronces et les buissons. Revenir en arrière?... Elle avait perdu son chemin. Alors elle marcha au hasard sur ses petites jambes. Elle marcha longtemps, elle marcha jusqu’à l’orée de la forêt. C'est alors qu’elle découvrit, à demi-masquée par une épaisse végétation, l’entrée d’une caverne. Elle se fraya un passage et entra. La caverne était profonde. Lorsqu'elle eut fait quelques pas et qu'elle se fut habituée à la pénombre, l'enfant vit, enroulé sur lui-même comme un énorme bracelet, un serpent. Elle poussa un cri. Il dressa la tête, ouvrit des yeux comme des étoiles et la regarda.-11 regarda la petite fille que Dieu seul avait pu ^réer. La course avait rendu son visage semblable à une rose ; les épines avaient égratigné ses pieds et ses mains. Ses vêtements étaient déchirés. Tant de beauté éblouit le serpent ; tant de grâce et de faiblesse l'émut. Il remercia Dieu dans son cœur.
L’enfant tremblait. Il lui dit :
— Ne crains rien, je ne te ferai aucun mal. Mais dis-moi, petite fille, ce qui t'a conduite jusqu'à moi.
Elle était sur le point de pleurer. Entendant le serpent lui parler un langage humain, elle se sentit rassurée. Elle lui dit :
— Je tenais une pelote de laine : elle était lourde. Elle est tombée de mes mains et elle a roulé, roulé. Je l’ai suivie... Je l’ai perdue de vue et j’ai continué à marcher jusqu'ici.
Il prit de l’eau pour lui laver le visage, les mains et les pieds. Il la fit asseoir et lui servit à manger. Elle mangea de la galette de blé et but du lait. Dans un endroit bien abrité, il lui étendit une couche et l’y conduisit pour qu’elle s’y reposât.
Il faut dire que ce serpent n’était pas un véritable serpent. D’abord, il avait commencé par être un homme heureux : il possédait une maison, une femme, de nombreux champs et toutes sortes de biens et de richesses. Mais une nuit, par mégarde, il marcha sur un serpent. Ce serpent le regarda, se dressa et lui soufflant son haleine au visage, lui dit :
— Tu m’as écrasé. Tu deviendras serpent comme moi et tu le resteras tant que je vivrai, afin que les hommes te foulent aux pieds I
C’est ainsi qu’il fut changé en serpent. Il abandonna sa famille, sa maison et tous ses biens. Il déserta le monde et se réfugia dans la forêt. Il se rapprocha des bêtes, se mit à vivre à leur façon, à se nourrir de chair et de sang. Mais si son corps était celui d’un serpent, son coeur et son esprit étaient restés ceux d’un homme. Il n’avait fui ses semblables que dans la crainte d’être écrasé par eux. Mais la solitude lui était amère. Elle le minait. Depuis longtemps il n’avait vu l’ombre d’un être humain lorsque lui apparut la fillette. C'est pourquoi, à la vue de son visage de rose et de ses petits membres fatigués, le cœur du serpent se fondit de tendresse.
L’enfant s’était endormie. Il sortit, tua deux perdrix, cueillit des légumes et des fruits, et rentra. Il alluma le feu, mit tn train le repas et alla réveiller la fillette. Il lui demanda avec douceur :
— Quel est ton nom ? Quel est le nom de ton village et celui de tes parents pour que je te reconduise vers eux ?
Elle répondit :
— Je m’appelle Jedjigha, mais je ne sais ni le nom de mes parents ni celui de mon village.
Le serpent qui ne pouvait reparaître aux yeux des humains se tut. Il réfléchit longuement, promena ses regards autour de lui et finit par dire :
— Tu resteras ici jusqu’à ce que Dieu t’ouvre un chemin. J'épouse ta faim et ta soif : tu seras mon enfant. Mais tu devras m'obéir et ne jamais dépasser le seuil de la caverne. Nous sommes ici dans le royaume des bêtes ; il pourrait t’arriver malheur si tu t’aventurais.
Le serpent l’éleva. Il fut pour elle à la fois un père et une mère. Il lui apprit à préparer les repas et à aimer l’ordre. Il la combla, l’entoura de tendresse. Elle lui obéit tant qu’elle était petite ; devenue adolescente, elle connut l’ennui. Elle eut la nostalgie du ciel, du soleil. Elle voulut découvrir le monde.
Le serpent la laissait souvent seule pour aller chasser et couper du bois : elle mit à profit ces absences. Tout d’abord, elle se contenta de regarder timidement au travers des hautes herbes et des branches qui cachaient l’entrée de la caverne. Et puis elle s’aventura au dehors. Mais elle rentrait toujours avant que le serpent ne revint.
Un jour, un bûcheron l’aperçut et fut émerveillé. Comme il approchait pour la mieux considérer, elle disparut. De retour au village, il raconta son aventure à qui voulait l’entendre :
— J’allais couper du bois dans la forêt lorsque je vis sortir de terre une créature, une créature... une nappe d’or la couvrait jusqu’aux pieds. La lumière qui en émanait m’éblouit. Sans doute était-ce la fée gardienne de la forêt? Je voulus m’approcher pour voir son visage, mais elle avait déjà disparu !
Cette histoire, de l’un à l’autre colportée, arriva aux oreilles du prince qui n’hésita pas à interroger le bûcheron.
— Prince, répondit le bûcheron, une créature m’est bien apparue à l’orée de la forêt. Elle était debout, contre un arbre. Etait- ce un ange, une fée?... Son visage défiait la lumière. Une nappe d'or l’habillait. Quand je voulus la regarder de plus près, je m’aperçus qu'elle n’était plus là I
— Demain, au point du jour, tu me conduiras où elle t’est apparue, dit le prince.
Le lendemain, la jeune fille finit par se montrer à l’entrée de la caverne. La nappe d’or qui l’habillait, c’étaient ses cheveux. Et c’est tout ce que virent d'elle le prince et le bûcheron qui la guettaient à travers le feuillage. Le prince décida de rester seul pour savoir si l’étrange créature était mortelle ou fée.
La jeune fille demeura longtemps sur le seuil et puis elle rentra. Peu après, le prince vit cette chose qui le stupéfia : le serpent qui avançait debout, portant des légumes, des fruits et du gibier car, lorsqu'il était chargé, il ne rampait pas I Le serpent déjeuna, fit la sieste (c’était l’été) et sortit à la fraîcheur pour faire sa promenade. Alors, le prince put approcher de la caverne et contempler la jeune fille. Elle se tenait appuyée à un arbre, et elle portait à sa bouche des grains de raisin. Il pensa : « Puisqu’elle mange, je puis l’aborder I › Il écarta les branches et lui dit en s’avançant :
— Au nom de Dieu, je t’en prie, dis-moi qui tu es, créature I Elle répondit :
— Je suis un être comme toi. Je suis la fille du serpent.
Il la regarda tandis qu’elle parlait, s’émerveillant de son visage épanoui comme une rose. Il l’interrogea sur son village, sur ses parents. Elle répondit :
— C’est ici, dans cette caverne, que j’ai vécu et grandi. Le serpent m'a élevée : je suis sa fille. Mais c'est à son insu que je sors. Ne va pas le lui dire, ni lui raconter que tu m’as vue surtout !
Et elle rentra.
Le prince s'en alla trouver son père ; il lui déclara :
•— Je veux épouser la fille du serpent.
Le roi s’indigna. Le prince tomba malade d’un grand mal. La fièvre ne le quitta ni jour ni nuit. Le roi finit par demander :
— Mon fils, qu’est-ce qui te guérirait ?
— Laisse-moi épouser la fille du serpent, dit le prince, et tu verras que je guérirai.
Comme le prince dépérissait de jour en jour, le roi céda. Il se rendit chez le serpent et lui dit :
— Donne-moi ta fille pour mon fils.
Le serpent répondit :
— Roi, il y a sept ans qu'elle est venue à moi. Je l’ai élevée comme ma fille. Elle m’est plus chère que le haut-ciel. Mais puisque, ô roi, tu la veux, la voici : je te la confie. Comble-la de présents et veille sur elle comme je l’ai fait moi-même jusqu’ici.
Quant & moi, je ne te demanderai qu’une chose : une outre de sang.
Le jour où elle devait se séparer de lui pour suivre le roi & la cour, le serpent dit à la jeune fille :
— Va, ma fille, sois vaillante, va et ne regarde surtout pas en arrière mais toujours en avant I
Elle monta une jument toute caparaçonnée de soie et le roi l’escorta. Mais au bout d’un moment elle s'écria :
— J’ai oublié mon peigne I
Elle descendit de sa monture et courut vers la caverne où elle surprit le serpent en train de se repaître de sang. Elle le vit changer d’expression. Il lui dit, tout honteux :
— Ne t’avais-je pas recommandé de ne pas revenir en arrière?... Tu t’en repentiras.
Elle s’en retourna tout effrayée vers le roi.
Elle vécut heureuse à la cour durant quelques mois. Le prince, son mari l’aimait. A la grande joie de toute la famille royale, elle mit au monde un enfant aux cheveux d’or, un enfant à sa ressemblance. Elle garda le lit quarante jours et puis, un matin, elle se leva pour se mêler à la vie de la cour. Lorsqu'elle revint vers l'enfant, il avait disparu. On le chercha, on le chercha en vain.
L’année suivante, elle eut un nouvel enfant, un enfant comme le premier, à la belle chevelure d’or. Au bout de quarante jours, il disparut aussi. Le roi et la reine dirent alors à leur fils :
— Remarie-toi I Quel bien peut-il nous venir de la fille du serpent ?
Mais le prince qui mettait son espoir en Dieu répondit & la reine et au roi :
— J’ai choisi Jedjigha pour elle-même et non pour les enfants qu’elle me donnerait.
La jeune princesse eut successivement sept garçons, sept garçons à la chevelure d'or qui, tous, lui furent ravis quarante jours après leur naissance. Elle fut surnommée : ‹ celle qui croque ses enfants ›. Mais le prince l’aimait toujours.
Huit ans s’étaient écoulés depuis que Jedjigha avait quitté la caverne du serpent pour la cour du roi quand un soir elle dit au prince :
— Demain, conduis-moi vers mon père, afin qu’il me pardonne...
Il fit selon son désir.
Comme ils arrivaient près de la caverne, le prince et la princesse virent six petits garçons aux cheveux d'or qui jouaient et se poursuivaient de façon charmante. Un vieillard élevait dans ses bras le septième enfant aux cheveux d’or.
La princesse cherchait des yeux le serpent. Alors le vieillard s’avança et lui dit :
— Ne le cherche pas, c’est moi. Il y a longtemps, une nuit, j’ai marché sur un serpent par mégarde. Il s’est vengé car il m’a rendu serpent comme lui. Mais il est mort et son pouvoir sur moi est mort.
Il dit encore :
— Le jour où tu m’as quitté pour aller vers ton époux, je t’avais recommandé de ne pas revenir en arrière. Tu es revenue et tu m’as surpris en train de boire du sang. Tu m’as humilié et je t’ai dit : ‹ Tu t’en repentiras ›.
Il tendit à la princesse le bébé qu’il avait dans les bras et se tourna vers le prince :
— C’est moi, prince, qui suis venu chercher tes enfants les uns après les autres pour punir ma fille. Je les ai élevés avec tendresse, comme j'ai élevé leur mère. Sept fois, prince, tu t’es trouvé devant un berceau vide et tu n’as pas désespéré et tu n'as pas humilié ma fille. Tu l'as aimée au contraire et tu l’as protégée. Voici tes enfants... Je te les rends.
Et il poussa vers lui les six enfants aux cheveux d’or.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Veux-tu que nous partions Jeune tille, ô perdrix, Veux-tu que nous allions Changer de pays ?
0 Mali, Mali, ô Mali Mon bien s’en est allé. Il m’a laissée.
Veux-tu que nous quittions La ville des mensonges ?
Veux-tu que nous allions Nous éveiller aux sources ?
O Mali, Mali, ô Mali Mon bien s’en est allé Il m’a laissée.
Veux-tu que nous partions ?
Embarquons-nous sur l'heure. Dans la ville des treilles, Nous nous éveillerons.
O Mali, Mali, ô Mali, Mon bien s'en est allé Il m'a laissée.
Proverbes
Tu as beau m'être cher, œil. Le sourcil est au-dessus de toi.
Vois une femme accomplie et épouse sa fille.
Tombe la pluieDans la brume et le vent O maître du champ, Œil de tourterelle !
Proverbes
Le travail à trois ne réussit pas.
Le plat dans lequel je ne puis manger
Je souhaite qu’il se brise.
La pierre a dit : « La tête me fait mal ».
La motte de terre a répondu : « Il ne me reste plus rien à dire. »
C'est la jarre vide qui résonne.
Chant d’amour
Je l’ai trouvée debout, près de la fontaine Attendant son tour, à l'ombre d’un chêne.
Son teint est comme le lait. N’est à sa ressemblance Que l'aurore à sa montée.
A mon appel, elle s’est retournée.
Et j’ai senti qu'elle me reconnaissait.
Elle a souri,
Comme un roseau sa taille a ployé.
Proverbe
Le juif peut-il être brave ? Son père, un rat l'a tué.
Il en est de moi, ma mère, Comme d'Ali aux multiples peines.
Passe une peine, au monde je dis : ‹ Celle-là est la dernière. ›Il en survient toujours une autre Avant que j’aie repris haleine.
LA MARE OU ETEINDRE CES FLAMMES
O AICHA MA FILLE I
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil 1
L’on raconte qu’aux temps anciens, il existait une veuve entourée de sept enfants, de sept enfants qui se suivaient de près. Elle était très pauvre et sa tâche était rude. Le jour, elle travaillait pour autrui ; la nuit, elle travaillait pour elle.
Elle se rendait à la fontaine de grand matin et puis au bois d’où elle rapportait des fagots et de l'herbe pour ses lapins et pour sa chèvre. Elle aidait à couper l’orge et le blé, à l'époque des moissons, et elle allait glaner aux champs. L’été, ceux qui possédaient des jardins de montagne, l’envoyaient leur cueillir des légumes et des fruits. Elle revenait chargée de raisins, de figues, de pêches et de poires et on lui en donnait un plein panier pour la payer de sa peine. L’hiver, elle ramassait les olives et recevait de l’huile en échange. Elle parvenait ainsi à nourrir et à élever ses sept enfants. Quelques-uns la secondaient et venaient parfois la retrouver aux champs. Les autres, elle les laissait à la garde de l'aînée, une fillette que la misère et les soucis avaient mûrie.
La veuve habitait une hutte, en dehors du village. Elle en partait avant le lever du soleil et n’y revenait qu’au crépuscule. C’est la nuit qu’elle triait l’orge et le blé de chaque jour ; c’est la nuit qu’elle tissait à la lueur d’une lampe à huile.
La saison des figues avait fui. Il n’y avait presque plus de grenades sur les arbres. Le froid allait être bientôt là, sur le seuil ; la veuve le sentait. Aussi avait-elle mis sur le métier une belle couverture pour que ses petits aient chaud l’hiver et passait-elle ses veillées à tisser.
Une nuit, elle crut sentir dans l’air comme l’odeur des olives et de la neige. Elle avait fait dîner ses enfants et leur avait étendu des couches près du foyer. Elle s’approcha du métier plus tôt que de coutume et y entra, tenant à la main la lampe à huile. Elle tissa, tissa jusque vers le milieu de la nuit, préoccupée de ne pas se laisser surprendre par l’hiver. Les enfants dormaient. La hutte était plongée dans la pénombre. Le feu qui brûlait au centre l’éclairait faiblement et la lampe posée près du métier. Soudain, la porte qui était restée entrouverte fut poussée et la veuve vit une silhouette géante, formidable pénétrer. Les pieds foulaient le sol de terre battue ; la tête touchait le toit de chaume. Les cheveux se dressaient vers le ciel comme un buisson d’épines. C’était Tseriel.
Elle se dirigea vers le métier et y entra. Elle s’assit près de la veuve et lui dit : ‹ Pousse-toi, je vais t’aider. › Et elle se mit à tisser. Elle tissait, tissait comme un démon, tandis que la veuve tremblait et pensait : ‹ Ma mère I ma mère I elle va nous avaler, mes enfants et moi I › Elles tissèrent, tissèrent toutes deux jusqu’à ce qu’il n'y eut plus de fil. Mais l’Ogresse aperçut des cordelettes. Elle s’en empara et dit : ‹ Nous allons les tisser et poursuivre notre tâche. ›
Quand il n’y eut plus de cordelettes, Tseriel et la veuve sortirent du métier et s’assirent près du feu. La veuve ajouta une bûche et de hautes flammes jaillirent. Un moment après, la veuve sentit une démangeaison à la tête. Elle saisit par le milieu un brandon et se gratta avec l'extrémité qui ne flambait pas. Tseriel voulut l'imiter. Mais c'est la partie incandescente du brandon qu’elle appliqua sur sa tête. Ses cheveux prirent feu en un éclair et le buisson épineux qu’ils étaient ne fut plus que flammes. Elle s’élança au dehors et se mit à courir, poursuivie par tous les chiens du voisinage. Le vent rabattit les flammes vers ses épaules. Le feu gagna ses vêtements et descendit jusqu'à ses pieds. Elle ne fut bientôt qu’une torche en plein vent qui courait, qui courait en clamant par les chemins : ‹ La mare où éteindre ces flammes, ô Aïcha ma fille, la mare où éteindre ces flammes ! › une torche aux prises avec l'immense hurlement des chiens et du vent. Une mare se présenta enfin devant elle. Tseriel s’y jeta et s'enlisa dans la vase.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs 1
L’orphelin est sur une natte Et il fait de l'œil aux dames !
Une pierre est au-dessus de nous : Qui se sous-estime, elle tombera sur lui !
Ronde de la jeune fille abandonnée le jour de ses noces
Ma mère, ô ma mèreAh / la la Me voici toute parée Et l'on ne vient pas me chercher IMa fille, ô ma tilleAh I la la Sont-ils venus ? Ai-je refusé?
Ma mère, 6 ma mèreAh I la la Je me suis préparée Me voici dédaignée.
Ma fille, ô ma tilleAh I la la Se sont-ils présentés? Me suis-je sauvée ?
Ma mère, ô ma mère Ah I la laTu dois me secourirAh ! la laJ’ai mis mes beaux atoursAh ! la laEt je suis restéeAh I la laLes curieux sont venusAh ! la laIls se sont ri de moi.
Ah I la la.
Ma fille, ô ma filleAh ! la laIl te faut prier DieuAh l la laUn jouvenceau viendra Ah ! la laIl révéra de toi.
Ah ! la la.
Ma mère, ô ma mèreAh I la laJ'ai déjà prié DieuAh ! la laUn vieillard est venuAh I la laPas un jouvenceauAh I la la.
Ma fille, ô ma tilleAh I la laNe l’épouse pasAh I la laEpousailles de vieuxAh I la laSentent le crapaudAh I la la.
Epousailles de jouvenceauAh ! la laFleurent le beurre traisAh I la la I
Une main vous caresse
Et l'autre vous fait griller.
Les rats du dehors chassent ceux de la maison.
Comme qui danserait devant un aveugle.
Chant d’exil
Ma mère, je rêve de te revoir Mais l'océan est entre nous.
Tel est le vouloir du CréateurQue ne suis-je un oiseau, je volerais vers toi I
Proverbe
La tête que tu ne peux trancher : baise-la.
Danse sacrée
Ma mère, j’ai mangé de la braise J’ai avalé du feuEn pleine inconscience.
Le tabac de Cheikh Amar Réveille et cingle Et sauve qui le prise.
Ma mère j’ai mâché de la braise J'ai avalé du feuEn pleine inconscience.
Le tabac de Cheikh Amar Ranime et fouette Et rend faciles les prouesses I
Le chat qui souille le blé
Et qui ose craindre Dieu !
Mieux vaut que je m'endorme sur mon souper
Plutôt que mon souper s’endorme sur moi.
Gratte-toi où tu te sens démangé.
Comme le rat de la Mosquée
Qui n’a que la faim et le froid.
i
Chant de méditation
Me voici semblable, ma mère, A celui qu'emporte la rivière-Un courant m’abandonne, un autre me reprend : A la moindre racine je me suis agrippé.
O Dieu, que mon étoileTriomphe du malheur qui s’attache à mon sort I
Proverbe
A celui qui est monté sur un âne Dis : ‹ Bravo pour ton cheval ! »
LA VACHE DES ORPHELINS
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil !
Autrefois, dans un certain village, il était un homme qui avait une femme et deux enfants. L’aînée était une fillette : elle s’appelait Aicha. Le petit garçon s’appelait Ali. Leur mère possédait une vache. Mais voici qu’un jour la mère tomba malade d’un grand mal. Lorsqu’elle se vit près de mourir, elle appela son mari et lui dit :
— Promets-moi que tu ne vendras jamais la vache, que tu la garderas toujours pour les petits orphelins I
Il le lui promit solennellement et elle mourut.
les enfants n'avaient plus que leur père. Ils se serrèrent contre lui. Mais lui ne savait pas prendre soin d’eux et Aïcha, la fillette, était trop jeune pour préparer les repas et tenir la maison. Le père se remaria. D’abord, la marâtre ne fit aucun mal aux orphelins. Mais elle vint à mettre au monde une fille qu'elle appela Djohra et du jour où elle eut cette fille, elle détesta les orphelins. Elle les battait. Elle les laissait souffrir de la faim. La fillette et le petit garçon emmenaient la vache au pâturage et buvaient de son lait. Chacun d’eux s’emparait d’une mamelle. Aussi étaient-ils bien portants et la marâtre s’en étonnait et se disait : ‹ Comment peuvent-ils profiter, grandir et forcir, alors que je les prive de tout ? »
Elle donnait à sa fille tout ce qu’elle avait de meilleur. Aux orphelins, elle donnait les restes. Mais elle avait beau gaver Djohra sa fille, celle-ci au lieu d’embellir devenait chaque jour plus laide, plus chétive et plus jaune. Car au lieu d’aller de l’avant, elle régressait comme les petits de l’âne qui ne progressent pas en beauté. On eût dit que sa mère la nourrissait de poison. Djohra poussa tant bien que mal, néanmoins.
Les orphelins, de jour en jour, devenaient plus blancs et plus roses : leurs joues étaient comme des grenades. Et chaque fois que la marâtre posait sur eux ses yeux, elle se sentait mourir de jalousie. Aussi, un soir, dit-elle à sa fille :
— Suis-les demain, et reviens me dire ce qu’ils auront mangé dans les champs.
Elle remit à l'enfant deux œufs durs et une galette de blé. Elle donna aux orphelins une galette de son et leur fit cette recommandation :
— Djohra, votre sœur, vous accompagne. Veillez sur elle et que rien de fâcheux ne lui arrive !
Les orphelins aimaient leur sœur.
Ils partirent tous les trois. A peine arrivés, ils se reposèrent un peu. Et puis ils jouèrent à cache-cache dans les champs. A l’heure du déjeuner, Djohra tira d’un petit couffin sa galette de blé et ses œufs durs. Les orphelins mangèrent leur galette de son. Puis ils allèrent à la vache pour boire de son lait. Djohra observa mais n’approcha pas. Elle dit à sa mère en rentrant :
— Maman, je sais maintenant pourquoi ils sont si blancs et si roses : ils boivent le lait de la vache !
— Tu feras comme eux, répondit la mère. Tout ce que tu les verras faire, fais-le pour engraisser toi aussi.
Le lendemain, Dophra attendit que Aîcha et Ali eussent fini de boire pour s'approcher à son tour de la vache. Mais la vache lui donna un bon coup de sabot. Djohra s’en revint une bosse au front et se plaignit à sa mère en pleurant :
— La vache m'a frappée comme j’allais m’approcher pour prendre sa mamelle I
Le soir, lorsque le père rentra, la marâtre s'avança vers lui et déclara :
— La vache qui a frappé ma fille ne saurait vivre dans ma maison. Homme, tu la vendras. Tu la vendras !
Il lui répondit : •
— Femme, Dieu veuille te raisonner . comment pourrais-je vendre la vache des orphelins? Qui me l’achèterait? J’ai juré à leur mère, sur son lit de mort, de ne jamais m’en défaire.
— Tu as entendu ? Tu vendras la vache, tu la vendras ou je prendrai ma fille par la main et je te laisserai à ta maison, à tes enfants et à ta vache.
Il la pria, la supplia en vain. Il finit par céder.
Le lendemain, il traîna la vache au marché. Les orphelins pleurèrent et se lamentèrent. Lorsqu’il fut arrivé sur la place, le père se mit à crier :
— Qui veut acheter la vache des orphelins ?
A chaque homme qui s’approchait pour demander : ‹ Quelle est cette vache ?» il disait :
— C’est la vache des orphelins.
— Dieu veuille nous préserver de la malédiction des orphelins I lui répondait-on. Nous ne déposséderons pas des orphelins.
Il ramena la vache à la tombée de la nuit et dit à sa femme : — Personne n’a voulu l’acheter. Tous m’on dit : ‹ Dieu veuille nous préserver de la malédiction des orphelins ! ›
Il reconduisit la vache à deux ou trois reprises au marché. Mais il ne trouva personne pour la lui acheter. Alors sa femme lui déclara :
— Puisque tu ne parviens pas à la vendre, tu l’égorgeras. Car la vache qui a frappé ma fille, ne saurait vivre dans ma maison.
Il égorgea la vache.
Les orphelins se rendirent alors au cimetière pour pleurer sur la tombe de leur mère. Mais voici que deux roseaux s’élevèrent de la tombe. L’un donnait du beurre et l'autre du miel. Les enfants se penchèrent et se mirent à les sucer alternativement.
Grâce aux roseaux, les orphelins qui avaient dépéri redevinrent blancs et roses. Leur marâtre se dit à nouveau : ‹ Les voici encore avec des joues comme des grenades et ma fille est toujours jaune et sèche. Qu’ont-ils encore découvert qui les engraisse? ›
Elle ordonna à sa fille de les suivre et de les imiter en tout. Djohra les suivit donc au cimetière. Elle les vit s’approcher de la tombe de leur mère et se pencher sur les roseaux qui en avaient jailli pour les sucer. La fillette s’en retourna vers sa mère pour lui rapporter ce qu’elle avait surpris. La mère lui dit :
— Ne t’ai-je pas recommandé de faire tout ce que tu les verrais faire? Imite-les en tout, suce toi aussi les roseaux de la tombe pour avoir comme eux des joues roses et blanches.
Ainsi fit Djohra le lendemain. Mais comme elle approchait sa bouche des roseaux, elle reçut d’eux un jet de fiel et de sang. Elle s’en revint en vomissant par les chemins. Alors, sa mère furieuse prit un vieux plat ébréché qu’elle remplit de braise, ramassa des branchages et courut au cimetière pour brûler la tombe. Pour frustrer les orphelins de ce que la providence leur avait octroyé.
Aîcha la vit brûler la tombe. Aicha avait grandi ; elle était maintenant au sortir de l’adolescence. Elle dit à son jeune frère •
— Puisqu’on nous a brûlé la tombe de notre mère, il ne nous reste plus que l’exil.
Elle glissa dans son corsage un morceau de galette, prit son frère par la main et ils partirent droit devant eux. Ils marchèrent, ils marchèrent. Ils atteignirent au crépuscule une forêt. Ils passèrent la nuit dans un palmier-dattier. Au matin, ils se remirent en marche. Ils demandaient la charité de village en village. Ils rencontrèrent une source sur leur chemin : le petit garçon y but et fut changé en gazelle.
Alors, Aîcha défit sa longue ceinture de laine et la noua au cou de la gazelle. Et dès lors, elle trembla pour son frère et ne put se séparer de lui. Aussi le traînait-elle derrière elle en demandant la charité, et se mettait-elle chaque soir en quête d’un ravin, d’un endroit sûr où se cacher avec lui. Dès l’aube, elle se remettait en marche.
Mais voici que le sultan l’aperçut un jour dans un village. Il enjoignit à ses sujets de la lui attraper. Aîcha se mit à courir, à courir comme le vent. Son frère-gazelle la suivait de près. Un dattier géant leur apparut : un dattier qui touchait à la terre et au ciel. La gazelle s’étendit au pied de l’arbre tandis que Aîcha s’élevait jusqu'aux plus hautes palmes. Les hommes qui la poursuivaient lui dirent de descendre, elle refusa. Ils lui redirent de descendre, elle refusa encore. Alors, comme ils allaient entreprendre d’abattre l’arbre, Settoute la vieille sorcière, chuchota :
— Pour cette nuit laissez-la. Inutile d’abattre le dattier, je me charge de la faire descendre demain. Mais, pour que je lui donne confiance, éloignez-vous.
Aîcha, le lendemain, regarda entre les palmes et vit une vieille femme toute voûtée : c’était Settoute qui avait apporté un plat à galette et de la farine dans un torchon. Elle creusa au pied de l’arbre le foyer, elle le garnit de trois grosses pierres et alluma le feu. Dès que les flammes jaillirent, elle posa — mais à l’envers — le plat à galette sur le feu et se mit à pétrir la pâte. Aïcha, du haut de l’arbre lui parla :
— Ce n’est pas ainsi, bonne mère, que l’on pose le plat à galette I
Settoute répondit :
— Je ne sais comment m’y prendre, mon enfant. Je n’y vois goutte.
La jeune fille regarda prudemment autour d’elle et ne vit personne. Alors, elle descendit pour aider Settoute. Mais à peine eut-elle touché le sol que la sorcière l'attrapa et fit signe à tous ceux qui voulaient se saisir d’elle. C’est ainsi que Aïcha fut conduite au sultan.
La jeune fille raconta par le commencement son histoire au sultan. Elle lui raconta la mort de sa mère, la mort de la vache. Et elle lui dit :
— C’est à cause de mon frère que je me suis enfuie devant tes sujets. Mon frère a bu l’eau d’une source et a été changé en gazelle.
Le sultan fit d’elle sa femme. Aïcha et son frère-gazelle vécurent heureux quelque temps. Le sultan possédait un immense jardin ; la gazelle pouvait s’y promener, aller et venir à sa guise. Au milieu de ce jardin, il y avait un puits. Et ce puits, on n’y puisait plus d'eau : il était trop vieux.
On ne tarda pas à apprendre dans le royaume que Aïcha allait donner le jour à un enfant. Le sultan était au comble de la joie car, s’il avait épousé plusieursxfemmes, aucune ne lui avait donné d’héritier. L’une de ces femmes fut jalouse de Aïcha. Profitant de ce que le sultan était en voyage, elle attira la jeune sultane près du vieux puits, la fit asseoir sur la margelle, s’accroupit a ses pieds et lui dit :
— Regarde ce qu’il peut y avoir dans mes cheveux, j’ai une démangeaison à la tête.
Comme Aïcha se penchait, \sa rivale la poussa dans le puits : et Aïcha tomba.
Depuis, la gazelle bramait par toute la maison, bramait par tout le jardin. La femme jalouse avait beau l’attacher, la gazelle rompait le lien, allait jusqu’au puits et se mettait à bramer en en faisant le tour. A bramer en en faisant le tour.
La femme jalouse finit par dire à un serviteur :
— Egorge-moi cette gazelle !
L’homme prit un grand couteau et s'approcha de la gazelle. Mais elle le regarda, les yeux pleins de larmes. Le domestique revint vers sa maîtresse et lui déclara :
— Je ne puis la tuer : cette gazelle n’est pas une bête mais un être humain. Elle me regarde, et les mains m’en tombent !
La femme jalouse demanda successivement à tous les serviteurs de la lui égorger. Mais tous lui répondirent :
— Nous ne pouvons tuer la gazelle au regard humain.
Dès l’aurore, la gazelle gagnait le puits. Elle se penchait vers la margelle et disait à sa sœur :
Ils aiguisent des lames
Pour Ali-Gazelle-le-pauvre
O Aïcha ma sœur, fille de ma mère
Délivre-moi ! ›
Et sa sœur lui répondait :
Aïcha, ta sœur, est dans le puits
Aïcha, ta sœur, est dans le puits Elle ne peut rien pour toi Dieu soit avec elle et avec toi I ›
Or, le Génie du puits était une fée-gardienne. Lorsque Aïcha avait été précipitée par sa méchante rivale, la fée l’avait attrapée au vol et conduite dans une grotte pour qu’elle y mît au monde le fils du sultan. La fée soigna tendrement la mère et l'enfant. Mais le souci de Aïcha demeurait son frère-gazelle : Dès qu’elle entendait sa voix plaintive, elle levait la tête et lui répondait du fond du puits :
‹ Aïcha, ta sœur, est dans le puits
Aïcha, ta sœur, est dans le puits Elle ne peut rien pour toi Dieu soit avec elle et avec toi l ›
Le Cheikh de la Mosquée pouvait seul les entendre, car lui seul passait près du puits avant le lever du soleil, à cette heure où la gazelle avait l’usage de la parole. C’est ainsi qu’il entendit plusieurs fois la gazelle dire au puits :
‹ Ils aiguisent des lames
Pour Ali-gazelle-le-pauvre
O Aïcha, ma sœur, fille de ma mère, Délivre-moi I ›
C’est ainsi qu'il entendit le puits répondre à la gazelle :
‹ Aïcha, ta sœur, est dans le puits
Aïcha, ta sœur, est dans le puits
Elle ne peut rien pour toi
Dieu soit avec elle et avec toi ! ›
Le Cheikh de la Mosquée alla trouver le sultan revenu de voyage, et lui dit :
— Ton puits est hanté. Demain, à l'aube, viens avec moi et tu verras et tu entendras.
Le lendemain, le sultan se leva au point du jour et alla rejoindre le Cheikh au jardin. Ils virent la gazelle pencher sa petite tête au-dessus de la margelle. Ils s'approchèrent et l’écoutèrent dire plaintivement au puits :
«Ils aiguisent des lames
Pour Ali-gazelle-le-pauvre
O Aïcha, ma sœur, fille de ma mère. Délivre-moi ! ›
Ils entendirent le puits répondre à la gazelle :
‹ Aïcha, ta sœur, est dans le puits
Aïcha, ta sœur, est dans le puits
Elle ne peut rien pour toi
Dieu soit avec elle et avec toi I ›
Très surpris, le sultan avança vers le puits et regarda : il vit une jeune femme élevant dans ses bras un enfant, un enfant si beau qu’il répandait autour de lui de la lumière, car ses cheveux étaient d’or et d’argent. Le sultan s’écria :
— C’est Aïcha 1 Qui a pu la conduire là ?
Il la délivra. Les domestiques dénoncèrent la méchante rivale. Le sultan la fit décapiter.
Un beau jour, le Cheikh de la Mosquée demanda au sultan :
— Et cette gazelle, qui est-elle ?
— Cette gazelle? C'est le frère de ma jeune femme, répondit le sultan. Je ne sais ce qu'il a bu ou mangé qui l’a ainsi changé en gazelle.
Alors, le Cheikh prit de l’eau (car il était aussi magicien), prononça quelques paroles magiques et fit boire un peu de cette eau à la gazelle. Et puis il l’en aspergea en disant :
‹ Si tu es née gazelle, reste gazelle
Si tu es née homme, redeviens-le
Par la force de Dieu et des amis de Dieu ! »
C’est ainsi qu’Ali retrouva sa forme humaine et que sa sœur et lui connurent enfin la paix et le bonheur.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
On trouve toujours trop gros
Le morceau de galette aux mains de l’orphelin.
Craignais-tu que je te devance ?
Il geint mais il se prête aux coups.
Chant religieux
Le Cheikh Mohand Quel Houssine Ramier nourri sur les rempartsAllant prier près d'une source. De pièces d'or la trouva pleine.
— O source, donne-moi de l'eau Car ce monde est tromperie !
Proverbes
Bats des mains pour qui veut danser !
L'on entoure d’égards le riche
Qui peut offrir beurre et lait
Mais le déshérité,
Quel profit peut-on en tirer ?
CHANT satirique
Laisse-moi la paix, mon fils, Je crains mon mari, mon fils. — S'il te bat, je te défendrai.
Sur mon honneur, je refuse !
— Malheureuse, ton mari T'épie du grenier I
Proverbes
L’âne est emporté par la rivière
Et il s'écrie : « O les beaux pâturages ! »
Le feu engendre la cendre.
Faites du bien à une pierre Et elle vous le rendra.
Qui se blesse soi-même ne se manque jamais.
Chant du berceau
Bône, ville des treilles, ma mère, Gardienne de la mer, Quatre-vingt-dix-neuf génies te protègent.
O toi dont le marché n’est jamais désert, Fais que la ruche abandonnée Se remplisse à nouveau d'abeilles !
Proverbe
La plaisanterie de l’âne c’est de mordre.
LA PRINCESSE SOUMICHA
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Il était un roi (bien qu’il n’y ait de roi que Dieu) et ce roi n’avait qu’un enfant auquel il donna le nom de Mehend. Dès sa naissance, il l’installa au septième étage de son palais, dans la chambre la plus retirée, la plus secrète, celle qui ouvrait non sur la rue mais sur le ciel, et il chargea ses serviteurs les plus fidèles de veiller jalousement sur lui. Il leur recommanda surtout de ne présenter à l’enfant, dès qu’il serait en mesure d'y goûter, que des viandes sans os.
Mehend grandit à l’abri du mal, vécut en reclus et atteignit l’adolescence ignorant tout du monde. Mais un jour, un serviteur lui apporta un petit gigot d’agneau qu’il avait omis de désosser. Le prince le mangea de grand appétit ; lorsqu'il n’en resta que l’os, il prit cet os et le frappa contre le mur pour en extraire la moelle : le coup fut si violent qu’il ébranla le mur, y faisant un trou par où le soleil et la lumière entrèrent à profusion. Ebloui, le jeune homme s’approcha. Alors il vit ce que jamais encore il n’avait vu : la foule sur la place du marché. Il sortit de sa chambre comme un fou, s’empara d'un poulain qu’il ne prit pas le temps de seller et, agrippé à sa crinière, il s’élança. La foule stupéfaite le regarda et s’ouvrit pour laisser passer le fils du roi qu’elle avait reconnu. Settoute, la vieille sorcière, fut seule à lui barrer le chemin. Comme Mehend la bousculait, elle s’écria :
— Dis-moi, Mehend fils de roi, aurais-tu pour femme Soumi- cha fille de Hitine pour être si fier et me piétiner?
Le jeune homme s’en revint songeur au palais. Il entra dans la pièce où se tenait sa mère et se jeta sur un lit en frissonnant. La reine inquiète lui prit la main :
— Mon fils, lui dit-elle, on t'a jeté un sort. Des regards malveillants se sont posés sur toi et maintenant te voici la proie des démons.
Elle envoya chercher le Cheikh de la Mosquée. Mais le Cheikh en dépit de toute sa science se déclara impuissant. Alors le prince murmura :
— Si Settoute, la sorcière, venait et faisait cuire sous mes yeux de la soupe de semoule, je guérirais.
Une négresse partit immédiatement à la recherche de Settoute. La sorcière, fortement appuyée sur un bâton, pénétra dans la pièce où était le malade. Au centre un feu brûlait sur lequel une marmite ne tarda pas à bouillir. Elle y jeta la semoule en fine poussière et la remua doucement pour qu’il ne s’y fît pas de grumeaux. Mehend bondit, s’empara de la main de la sorcière et ■la plongea dans la soupe bouillante. Settoute hurla.
— Je ne retirerai ta main que tu ne m’aies dit où se trouve Soumicha fille de Hitine, dit le prince.
Alors, elle lui indiqua l’Orient de sa main libre.
■Le prince se dirigea en hâte vers sa chambre, ordonna qu’on lui préparât des provisions et qu’on sellât son cheval. Puis il prit congé de ses parents. Le roi et la reine le supplièrent vainement de rester. Il leur répondit d'une voix ferme :
— Je reviendrai avec Soumicha pour compagne ou je mourrai.
Alors, le cœur navré, ils le laissèrent s'éloigner et le suivirent longtemps des yeux.
Mehend, comme une flèche, se dirigea vers l’Orient. Il marcha des jours et des jours, parcourut les plaines, traversa les fleuves, gravit les monts. Il tua des serpents dans les champs, des oiseaux en plein ciel et des fauves dans les forêts. A tous les passants il demandait inlassablement :
— Connaissez-vous le pays de Soumicha fille de Hitine?
Et tous lui montraient l’Orient et répondaient :
— Va, va toujours face au soleil levant I
Après bien des jours, il atteignit le bord de la mer et vit sur la plage un pêcheur qui venait de retirer de l'eau un poisson aussi grand qu’un homme. Ce poisson vivait encore et se débattait farouchement pour sortir du filet. Le pêcheur levait déjà son couteau lorsque Mehend, fils de roi, s’interposa et dit :
— Prends mon cheval et donne-moi ce poisson.
Le pêcheur crut à une plaisanterie. Il se mit à rire :
— Qui donc échangerait son cheval contre un poisson aussi gros fût-il?
Mais le prince répéta :
— Prends mon cheval et donne-moi ce poisson.
Alors le pêcheur libéra le poisson et s'éloigna, emmenant le cheval par la bride.
Mehend s’étendit sur le sable, près du poisson, et se mit à réfléchir : il était loin de son pays et de ses parents ; il avait épuisé toutes ses provisions et troqué son cheval contre ce poisson. Et il ne possédait plus que ce poisson. Il s’endormit. Dans son sommeil, il sentit une main se poser doucement sur son épaule et il entendit une voix lui dire :
— Lève-toi, Mehend et partons.
Le soleil venait juste de se retirer derrière les montagnes. Le ciel, le sable et l'eau en étaient tout roses. Le prince se réveilla, chercha le poisson et ne le vit pas. C'est alors qu’il remarqua un jeune homme beau comme un clair de lune. L'inconnu était de noble stature ; il regarda Mehend et lui dit :
— Je suis ton frère. Il ne te reste plus qu'à me suivre et tous tes désirs seront comblés.
Ils partirent. Côte à côte, ils allèrent à travers les sables, les plaines, les bois, et les forêts. Ils longèrent des rivières, parcoururent des contrées tour à tour verdoyantes ou pauvres et pénétrèrent dans bien des villes et villages. Ils allaient, le visage tourné vers l’Orient, buvant de source en source et demandant parfois la charité. L’hiver, ils ramassaient les olives d’autrui. L’été, ils aidaient aux moissons, à la cueillette des raisins et des figues, de toutes sortes de légumes et de fruits. Et des jours, des mois, des années passèrent ainsi.
Mehend était un beau jeune homme aux yeux limpides, aux cheveux couleur de maïs. Son compagnon était brun et de taille imposante. Son front semblait se perdre dans les nues et ses yeux étaient d’un noir si brillant qu’il était impossible d’en soutenir l’éclat. Ses mains et son visage répandaient une clarté surnaturelle et douce. Il n’avait pas d’âge. Mehend l’aimait comme son frère.
Sept ans s'étaient écoulés depuis que le prince avait quitté son pays, depuis que son ami et lui erraient de contrée en contrée à la recherche de Soumicha, lorsqu'un jour d’été ils se trouvèrent devant les murs d’une puissante ville. Le Cheikh, du haut de son minaret, appelait les fidèles à la prière. Il était midi. Les voyageurs étaient gris de poussière et fourbus. Ils avaient soif. Ils avaient faim. Ils s’arrêtèrent à la première porte et demandèrent au nom de Dieu une cruche d’eau et un morceau de galette. Une vieille servante leur apporta de l’eau, une galette de 'blé, des figues, des dattes et une gourde de petit-lait. Ils burent et mangèrent, mangèrent et burent et s’étendirent sur des nattes. Lorsqu’ils furent reposés, ils baignèrent leurs pieds endoloris et se disposèrent à partir. A peine sortaient-ils qu’ils virent une multitude de corbeaux tournoyer au-dessus de la maison la plus imposante et la cerner, l’assiéger.
— Que viennent faire ici ces oiseaux de mauvais présage? demandèrent à un passant les deux amis.
— Vous ne savez donc pas? s’étonna le passant. Sans doute êtes-vous des étrangers?... C’est la demeure de notre seigneur qui est là sous vos yeux. A ses fenêtres, à ses murs et à ses portes sont accrochées des têtes. Et ce sont toutes ces têtes qui attirent les corbeaux. Car c’est pour elles qu’ils viennent chaque jour.
Et le passant, après un long silence dit encore :
— Jadis, en cette ville, nous vivions heureux et calmes car notre seigneur était le plus comblé des hommes. Il avait une fille aussi belle que lune en plein ciel, aussi douce que l'herbe et le souffle des fleurs. Elle était sa joie. Il ne vivait que par elle. Il lui cherchait patiemment un époux digne d'elle et digne de régner sur nous un jour lorsque, brusquement, notre princesse tomba malade d'un grand mal. Et depuis, elle ne parle ni ne sourit, et dépérit sans cesse. Pourtant elle mange ; pourtant elle boit. Mais tout ce qu’elle avale, au lieu de lui profiter, profite aux mauvais génies qui se sont emparés d’elle. En vain son père appela-t-il les sorciers et les sorcières. Cheiks, savants, sorciers et sorcières se reconnurent impuissants. Alors, désespéré, notre seigneur promit son enfant au premier venu qui la guérirait, fût-il un mendiant. Mais il jura aussi que tous ceux qui, après avoir vu la princesse, échoueraient, auraient la tête coupée et offerte aux corbeaux. Bien des hommes jeunes et vieux accoururent de tous pays, les uns poussés par l'amour, les autres par la cupidité. Mais aucun ne réussit à guérir notre princesse et tous eurent la tête tranchée. Ce sont leurs têtes que vous voyez d'ici.
Le passant se recueillit et puis il ajouta :
— Le malheur est sur notre ville I
Alors le jeune homme à la taille imposante et aux yeux de faucon déclara :
— Je guérirai la jeune princesse.
— O mon frère, s’écria Mehend devenu pâle, ne me quitte pas, toi que j’ai rencontré sur mon chemin alors que j’étais seul et loin de mon pays. Souviens-toi que sans toi je ne saurais trouver celle que je cherche.
— Ne crains rien, répondit le jeune homme aux yeux de faucon. Je suis sous la protection de Dieu.
Peu après il était au chevet de la princesse qui semblait dormir. Il lui dit :
— O Soumicha, plus belle que lune en plein ciel, puisses-tu te dresser devant nous comme un pommier en fleur ! Ecoute cette histoire : Trois frères, à peine adolescents, abandonnèrent un jour le toit paternel pour courir le monde. Ils s'aimaient d’amour très tendre. Avant de les laisser partir, le père leur recommanda solennellement de s’aimer toujours et de ne se séparer jamais. Ils le lui promirent et s’éloignèrent. Ils marchèrent longtemps avant d’atteindre un matin la forêt. Elle était immense, cette forêt ; ils ne purent la traverser en un jour. La nuit les y surprit. Ils durent se réfugier dans une caverne. Le plus jeune reçut pour mission d’allumer le grand feu qui tiendrait en respect les fauves et de l'entretenir tandis que dormiraient ses aînés. La pleine lune éclairait merveilleusement la forêt. Soudain, les yeux du veilleur rencontrèrent, à l’entrée de la caverne, un arbrisseau aussi vivant et souple qu’un corps humain : il ondulait, il frémissait sous la lune comme une forme féminine. D’un coup de hache le jeune homme le trancha. Et il se mit à le sculpter, 'à lui donner un visage. L’aîné se réveilla et vint s’asseoir près du feu. Comme il était tailleur, il fit une tunique è l’arbrisseau et se rendormit, la tête du benjamin confiée à son épaule. Le benjamin et l’aîné dormaient depuis un long moment lorsque le cadet se réveilla à son tour : il découvrit à ses côtés une femme baignée de lune. Il se mit à l’implorer dans la nuit : «Par Dieu et son prophète, ô femme ! regarde-moi, parle-moi et dis-moi qui tu es ! › Elle lui répondit dans un murmure : «Je suis celle qui t'aime. › Le plus jeune et l'aîné entendirent ces mots. Ils se dressèrent et se jetèrent sur le cadet, armés de leur couteau. Et les trois frères unis comme les doigts de la main qui s’aimaient d’amour si tendre, s’entretuèrent pour la femme-arbrisseau qui n’était qu’une méchante fée. Et la femme-arbrisseau pleura le jeune homme qu’elle aimait et le bonheur qui l’avait fuie. Mais voyant tomber le corps bien-aimé, elle jura, la sournoise, de retirer joie et santé à la plus belle fille du royaume. Elle jura de se venger sur la plus belle fille du monde.
Et le jeune homme aux yeux de faucon reprit de sa voix la plus impérieuse, en regardant intensément la jeune fille :
— Par la grâce de Dieu qui est grande et par la mienne, ô méchante fée, sors de cette jeune fille, je te l’ordonne. Je te l’ordonne par la grâce de Dieu et des amis de Dieu !
Soumicha, la princesse, ferma lentement les paupières et ouvrit sa bouche toute grande : une longue vipère noire en sortit qui disparut en fumée (c’était la méchante fée que Soumicha avait avalée par mégarde la nuit, en buvant l’eau d’une source).
Alors, les têtes des suppliciés furent décrochées en hâte et les corbeaux s’éloignèrent en vols lourds et serrés. Des oiseaux des îles firent leur apparition à toutes les fenêtres. Le ciel chantait à pleine voix : « Soumicha, notre princesse, est revenue à la vie ; les esprits méchants l’on quittée. » Et l'eau le disait aux racines et les racines le disaient aux arbres qui reprenaient ce chant de toutes leurs feuilles. Les moineaux, les hirondelles, les colombes, les pinsons et les merles et jusqu'au roitelet (qui avaient depuis fort longtemps déserté les jardins) volèrent à tire d’aile vers la chambre de Soumicha. Alors, les hommes surent que le temps de la confiance était revenu : ils se reprirent à vivre et à travailler. Les sources que le malheur avait taries se remirent à couler. L’herbe et les fleurs poussèrent magnifiques et drues. Alors, le royaume se prépara à célébrer les noces de la princesse. Les bûcherons abattirent d’énormes troncs. Chacun offrit son blé le plus brillant et les femmes roulèrent, en chantant, le couscous des noces. Des veaux furent sacrifiés parmi les danses et les rires et des agnelets aussi. Les noces commencèrent qui durèrent sept jours et sept nuits. Car durant sept jours et sept nuits, tambourins et tambours, fifres et clarinettes, emplirent l’espace de chants et de rythmes. Car durant sept jours et sept nuits la poudre parla très haut, propageant la joie jusqu’aux confins du royaume et les youyous comme des fusées éclatèrent en plein ciel.
Durant ces jours et ces nuits, les mains du sultan furent comme des fontaines d’abondance. Les pauvres prirent part au festin et se crurent les égaux des privilégiés de ce monde. Le sultan distribua de la semoule, de la viande et des épices ; des vêtements, des chaussures écarlates aux mendiants et fit des dons aux mosquées. Car à chacun le sultan semblait dire : ‹ O toi qui as partagé ma peine, viens et réjouis-toi avec moi.»
Le soir des noces, Soumicha merveilleusement parée sous un long voile de gaze étoilé d’or qui l’enveloppait tout entière, attendait patiemment son époux dans la chambre nuptiale, assise sur de moelleux tapis, ses mains blanches chargées de bagues. Ce fut Mehend qui apparut, suivi du jeune homme aux yeux de faucon. Alors, se tournant vers la princesse médusée, celui qui l’avait sauvée lui dit :
— Jeune fille plus belle que lune en plein ciel, je ne puis être ton époux car je suis le Génie de la mer et les eaux sont mon royaume. Mais écoute mon aventure : un jour, voulant me divertir, j’ai pris la forme d'un énorme poisson. Et je riais de ma métamorphose quand je me sentis emprisonné dans le filet d’un pêcheur, tiré hors de l’eau et jeté violemment sur le sable. Je me débattis vainement. Déjà un couteau se levait sur moi quand survint ce jeune homme que tu vois. Il offrit son cheval au pêcheur et m’obtint en échange. Puis il s’endormit profondément sur le sable. Mettant à profit son sommeil, je repris ma forme humaine pour veiller sur lui. Il avait abandonné ses parents et son pays pour aller à la recherche de Soumicha, la princesse lointaine dont Settoute, la vieille sorcière, lui avait révélé l’existence. Voici sept ans que nous ne nous sommes quittés lui et moi et que nous cheminons vers toi, ô Soumicha, le visage tourné vers l’Orient. C’est lui ton époux : il est fils de roi.
Et le jeune homme aux yeux de faucon disparut, laissant en face de leur joie Mehend et Soumicha fille de Hitine.
Mehend et Soumicha s’aimèrent comme le pigeon et la colombe. Quand le ciel leur donna un héritier, leur bonheur ne connut plus de bornes. Mehend choisit le jour de la naissance de l’enfant pour se rendre auprès du sultan et lui parler en ces termes :
— Roi tout-puissant, permets que je te conte mon histoire et alors tu jugeras. Tu m’as donné ton unique fille, croyant qu’elle me revenait. Sans doute ignorais-tu qu’aucun être au monde
n’avait pouvoir de la sauver, que mon seul mérite, à moi pauvre prince, était de l'aimer plus que le haut-ciel et de la chercher éperdûment par toute la terre ? Mais un autre a fait pour moi ce que je n’ai pu faire. Car celui qui a rappelé à la vie la princesse pour ta joie et la nôtre, ô roi, est le Génie de la mer. Il l’a conquise comme tu sais, non pour lui mais pour moi, et il est retourné à son empire marin abandonné depuis sept ans, nous •laissant ta fille et moi, face à face, dans la chambre nuptiale. Il était encore là pour nous unir, avec sa taille imposante et son prestigieux visage, quand soudain nous ne le vîmes plus ! Grand fut mon désarroi, en dépit de Soumicha qui m’éblouissait comme une lampe dans ses vêtements de noce. O roi, depuis sept ans il était mon ami et mon frère, il veillait sur moi jour et nuit. J’étais à peine adolescent quand je le rencontrai. Je venais d’échapper par miracle à la surveillance tyrannique d'un père qui me contraignait à vivre en reclus. Car pour m’isoler du monde et de toute souillure, mon père (un sultan noble comme toi) m'installa, dès ma naissance, au septième étage de son palais, dans la chambre la plus secrète (celle dont toutes les fenêtres ouvraient sur le plein ciel). Nul ne devait m'approcher hormis ma mère et nos serviteurs les plus fidèles qui avaient pour consigne de ne me présenter que des viandes désossées. Et mon père, dans son aveuglement, se félicitait de m'avoir ainsi soustrait aux tentations, et mon père se réjouissait dans son cœur de ce que l’envie de le quitter pour courir le monde ne pût me venir jamais I II ne savait pas que Dieu avait décidé de me révéler la splendeur de sa création. Béni soit ce serviteur distrait qui, un jour d'été, m’apporta un gigot d’agneau non désossé ! Le soleil était haut dans le ciel. L'ennui, une nostalgie indéfinissable m’alanguissaient. Quand j’eus mangé, je pris l’os et le frappai contre la muraille pour en faire jaillir la moelle. Les anges me prêtèrent-ils leur 'force?... Au choc le mur s’entrouvit, un jet de lumière inonda la pièce. Je m’approchai et je vis ce qui jamais encore ne m’était apparu : la place du marché et la foule mouvante et toutes les richesses étalées en plein soleil, parmi les hommes et les bêtes : les fruits, les légumes, les céréales et les fleurs. Comment j’ai quitté ma cellule et me suis trouvé dans l’écurie de mon père, je ne saurais le dire, ô roi ! A peine étais-je conscient de ce nue je faisais. Agrippé à la crinière d’un jeune poulain, je me revois m’élançant vers le marché. L’assistance me reconnut à ma monture et se rangea (j’étais inexpérimenté et
le poulain était fougueux). Settoute seule eut l’audace de me barrer le chemin. Elle me dit : «Serais-tu l’époux de Soumicha, fille de Hitinc, ô Mehend, pour être si fier et me piétiner?» (j'entends encore sa voix sifflante). M’ayant planté cette épine dans le cœur, elle disparut et je revins au palais malade d’amour mais résolu à découvrir Soumicha ou à mourir. Settoute seule pouvait m’aider mais comment l’y contraindre, sinon par ruse? Alors, feignant une forte fièvre, j’assurai ma mère que si la sorcière préparait sous mes yeux de la soupe de semoule je guérirais. Elle vint par ordre du sultan mon père. Profitant de ce qu’elle remuait la semoule, je bondis et lui plongeai la main dans le liquide brûlant. Elle hurla. «Je ne retirerai pas ta main avant que tu ne m’aies montré la voie qui mène à Soumicha », lui répondis-je posément. Alors, elle m’indiqua l’Orient de sa main libre. Et c’est ainsi que, laissant mes parents en larmes, je partis, ô roi, le visage tourné vers l’Orient. A tous ceux que je rencontrais, je demandais inlassablement: «Connaissez-vous le pays de Soumicha, fille de Hitine?» Et tous me désignant l’Orient répondaient : « Va, va toujours face au soleil levant I » J'avais épuisé déjà mes provisions et l’argent que mon père m’avait remis lorsque j’atteignis le bord de la mer. Un énorme poisson se débattait vainement dans un filet et le pêcheur levait sur lui son couteau, quand j’offris en échange le seul bien qui me restait : mon cheval. Et je demeurai seul sur le rivage, avec mon poisson. Le souci, le découragement me guettaient. Par chance, je m’endormis sur le sable tiède, pour ne me réveiller qu’au crépuscule. Une main ferme et tendre me touchait l'épaule, une voix persuasive me disait à l’oreille : «Mehend, lève-toi et suis-moi. » O roi, le poisson avait disparu, mais le jeune homme aux yeux de faucon qui devait sauver ta fille était devant moi ! Il devint mon frère. Durant sept années nous avons erré par le monde, à la recherche de ton royaume et de ce que tu possédais de plus précieux : ta fille. Il a fait de moi l’homme que tu vois. Il m'a conduit jusqu’à ton palais, lui qui triomphe des mystères. Et maintenant, ô roi puissant et respecté, tu connais mon histoire. N’est-il pas légitime que j’aille vers ce père dont le crime est de m’avoir trop aimé, et vers cette mère qui me pleure depuis tant d’années? Garde près de toi notre petit garçon : il sera ton héritier. Et laisse-nous aller ta fille et moi vers mon père et ma mère.
— Mon fils, répondit gravement le sultan, tout ce que tu viens de dire est juste. Je garderai près de moi le petit prince. Il sera ma joie. Dès que ma fille sera plus vaillante, vous vous mettrez en route, dussé-je en verser bien des larmes.
Soumicha, remise de ses couches, put entreprendre au printemps le voyage. Le sultan lui donna une escorte de choix et une longue caravane de mules chargées d’un trousseau splendide et d’innombrables présents. Et Mehend, bercé par le pas de son cheval noir, savourait en chemin la joie qu’il apportait à ses parents et à son peuple. «Sans doute me croient-ils mort, se disait-il par moment avec quelle tristesse, et il est des surprises trop fortes qui peuvent briser un coeur de mère usé par le chagrin et l’attente... › Car il ignorait que sa mère fût prévenue de son retour. (Mais pouvait-il deviner que par une faveur du ciel, sa mère l’avait suivi d’étape en étape, en dépit de l’éloignement et du silence, à travers huit années d’absence aussi longues que des siècles?)
La pauvre reine avait versé des torrents de larmes après le départ de son fils pour le pays de Soumicha et refusé toute lumière et toute nourriture, durant des jours et des jours. Dieu finit par s’en émouvoir et lui envoyer un songe. Et dès lors, elle connut la paix.
C'était une nuit de grand vent. La reine, épuisée, venait juste de s'assoupir lorsqu'elle vit, à la place de la brèche faite dans le mur par l’os de gigot, une haute fenêtre toute de marbre blanc. Devant cette fenêtre, dans une énorme jarre, un svelte grenadier s’épanouissait au soleil. La reine entendit une voix lui murmurer à l’oreille :
— Tant que cet arbre que tu vois sera luxuriant, la santé de ton fils sera florissante. Quand il aura des fleurs, ton fils sera dans la joie. Quand il aura deux fruits, ton fils se mariera. Quand il en aura trois, ton fils aura un enfant. Et chaque fois que s'augmentera la famille, tu verras un fruit nouveau apparaître.
Dès son réveil, la reine fit ouvrir une fenêtre dans la chambre de Mehend, à la place de la brèche et planter dans une jarre un jeune grenadier qu’elle plaça en pleine lumière, devant cette fenêtre. Puis elle se fit apporter son lit, ses vêtements et ses objets familiers près de cette fenêtre et de ce grenadier.
L’arbre grandit. Il garda miraculeusement ses feuilles hiver comme été. Pendant sept ans, il ne donna que des fleurs. La mère confiante se dit : «Mon fils est florissant.) Et elle vécut heureuse et paisible dans le voisinage de l’arbre.
Au bout de la huitième année, deux grenades se formèrent. La mère courut annoncer la nouvelle au sultan :
— Notre fils a rencontré la femme qu’il aime et l’a épousée !
Le sultan sourit tristement mais n’osa pas la contrarier.
L’année suivante, une troisième grenade apparut :
— Notre fils a un enfant, dit la mère d’un air triomphant au sultan, notre fils va nous revenir. Peut-être même est-il déjà en route !
Le sultan ne sut que répondre. Mais telle était la certitude de sa femme qu’il rêva aux grandes réjouissances qu’il ordonnerait en l'honneur de ce retour.
Mehend et Soumicha avaient laissé loin derrière le pays d’Orient. C’étaient maintenant les terres d’Occident qui venaient à leur rencontre.
La reine de jour en jour se répétait avec une belle confiance ; «Ils seront là demain.» Et elle interrogeait le ciel et la route, tandis que Soumicha se laissait emporter pas sa jument bleue aussi vive que l'éclair. Et elle tentait de percevoir la voix lointaine de la poudre tandis que Mehend, embrasé d'impatience, pressait son cheval noir, criant à son interminable escorte de se hâter, car les frontières du royaume venaient d’apparaître.
La reine, ce matin-là, s’était vêtue de pourpre. La voix de la poudre emplissait tout le ciel. Et la terre tremblait du galop des chevaux. Près de l’arbre magique, elle peignait gravement ses longs cheveux de soie. L’espoir l’avait gardée aussi jeune que belle. Et Mehend, ébloui, l’aperçut de très loin.
Il fut en un éclair aux portes du palais.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Va, fumée, vers ma pauvre grand-mère aveugle !
Celui qui arrive à la fin d’un repas qu’il dise : ‹ J'ai mangé ». Celui qui arrive à la fin d'un discours qu’il dise : « J’ai entendu »
Ne vous moquez pas, c’est contagieux I
Chanson des Noirs
Selma m’a dit Mohand mon frère Rapporte-moi de l’huile Pour engraisser Ah lima.
Selma m'a dit Mohand mon frère Rapporte-moi de l’orge Pour gaver Ahlima.
La négresse m'a dit Rapporte de l’huile, Si tu oubliais, Nous nous brouillerions.
La négresse m'a dit Rapporte des figues, Si tu oubliais Nous nous quitterions.
76
‹ Pour rien », signifie dans longtemps.
La vie sépare,
La mort sépare, Qu'il est avisé l'homme de bien !
Frappe ta tête au mur !
Chant de méditation
Une mendiante pleurait Son fils la consolait.
Il lui disait : ‹ Ne pleure plus, ma mère.
Tourne tes regards vers ces cavaliers.
En est-il un, parmi eux, Qui ne descende un jour de sa monture ? ›
Proverbe
Que celui qui a un agneau lui prépare un lien.
Chant de danse
Le pêcher du champ à l’ombre, Ensemble allons cueillir ses fruits.
Le pêcher au bord du fleuve. Ses pêches mûrissent à l’automne.
Le pêcher du champ à l’ombre, Le coeur refuse de l'oublier.
Le pêcher au bord du fleuve, Manger ses fruits vous rend heureux.
La marmite noire de suie
N’a rien à envier au couscoussier.
Comme la chèvre qui est née un jour de gel.
Au secours, Abdel Kader Djilali !
— Abdel Kader est las d’être assis à la place de la peur !
LA FLUTE D’OS
Aux temps très anciens, dans un village reculé de Kabylie, vivait une famille composée du père, de la mère et de deux garçons. L’aîné, Abderahman, avait dix ans. Le plus 'jeune, Hacène, en avait sept à peine. Autant Hacène était beau, tendre, gracieux, autant Abderahman était laid, sournois, morose et déplaisant.
■L’hiver, à la veillée, lorsque les portes étaient closes et que dormaient les bêtes sous le même toit, tout contre les humains, la mère assise devant le feu, attirait la tête charmante du petit Hacène et la posait sur ses genoux pour la caresser à loisir tout en murmurant les tendres berceuses qui prenaient naissance dans son cœur. Dehors, le vent soufflait, entassant contre portes et fenêtres de lourdes brassées de neige. Et l’enfant, ainsi bercé, s’endormait doucement, sous l’œil malveillant de son frère.
Non que la mère n’aimât pas le fils aîné qu’elle soignait tout autant. Mais elle le gâtait moins, lui prodiguait peu de caresses, estimant qu’il était déjà un petit homme. Car elle voulait le préparer à la vie rude qui l’attendait. Et puis, il faut le dire, elle n’était pas émerveillée par lui. Or, voici qu’à l’insu de la mère, la jalousie germa dans le cœur de l’aîné et grandit comme une méchante plante épineuse et noire.
Les hivers et les printemps, les étés et les automnes tournoyèrent et le temps s’écoula. Les enfants étaient maintenant des adolescents qui menaient paître les troupeaux sur les crêtes. Ils partaient dès l’aube, emportant une galette d’orge, des figues toutes blondes, un œuf dur et quelquefois des olives, ainsi qu'une gourde de petit lait. Et ils passaient dans les montagnes, tout près du ciel, leurs journées.
L’aîné, Abderahman, avait poussé comme un bâton d’aloès. Il était long et grêle, et pâle comme la peur .11 avait un front bas et fermé, le regard fuyant et une voix dont nul ne connaissait le son ni la couleur car il était éternellement d'humeur sombre. Parfois la mère s’approchait pour lui dire :
— Ton front est aussi dur et noueux qu’une racine d’arbre, mon fils. Tu as pourtant ton père et ta mère, et tu ne manques de rien. Ne pourrais-tu imiter un peu ton frère? Vois comme le Seigneur l’a créé plein de grâce : ‹ sa beauté se rit des parures, elle illumine les chemins. »
La mère dans son aveuglement ne se doutait pas qu'elle jetait de l’huile sur le feu. Abderahman détestait farouchement son frère. Hacène était trop blond, trop rose et trop heureux. L’impitoyable soleil d’août, ce soleil à tuer les ânes, n'empêchait pas son teint d'être transparent et frais, ni ses yeux d’être aussi verts et luisants que l’herbe des prés. Mais c’était surtout ses cheveux que l’aîné abhorrait, les cheveux doux et brillants que la mère se plaisait encore à caresser devant le feu. Tant de beauté et de grâce offensait Abderahman et le faisait souffrir. Le pauvre Hacène, lui, ne remarquait rien. Son frère avait beau le rudoyer, le battre même sauvagement certaines fois et manger la plus grosse part du goûter, il ne se plaignait de rien et continuait à faire retentir la montagne de ses chansons et de ses rires, car il était comme les oiseaux, heureux de vivre et plein d'insouciance.
Un jour d’orage, l’aîné revint à la maison sans son aimable compagnon. les chèvres, affolées, s'étaiertt révoltées et égarées dans la montagne. Il avait fallu les appeler et les chercher longtemps par pluie et vent, en dépit des éclairs et du tonnerre. La violence et la folie du ciel avaient-elles fini par gagner le cœur sombre de l’aîné?... Car c’est ce jour-là que Abderahman poussa «on jeune frère du haut d’un rocher. La tête charmante vint S écraser sur de grosses pierres, au fond d’un ravin. Abderahman descendit recouvrir le pauvre corps de terre et attendit la fin de l’orage pour rentrer à la maison. Comme ses parents s’étonnaient de le voir revenir seul, il leur raconta qu’il avait perdu de vue son frère dans la tourmente, que la rivière avait dû l’emporter et qu’une crevasse devait sans doute lui servir de tombe. Les parents alarmés firent appel à leurs parents et amis. Et une caravane se constitua qui partit à la recherche du bel adolescent. Mais ni dans la rivière, ni dans les ravins, on ne trouva trace de celui qui était la beauté et la grâce.
Le pire et la mire avaient perdu d'un coup la joie de leurs yeux. La maison qui reflétait la bonne humeur et la clarté de l'enfant s'endeuilla pour toujours. La mère fut malade d'un grand mal qui, s'il ne l’emporta pas, la laissa infirme. Le pire qui semblait supporter plus vaillamment sa peine, ne tarda pas à devenir aveugle. Le frère coupable, plus sombre chaque jour, se repentait-il ou se réjouissait-il, au contraire, dans le secret, de s’être débarrassé à jamais de l’être délicieux qu'il haïssait ?
Qui maintenant se souvenait encore du petit Hacène?... Bien des années avaient passé. La douleur des parents n'était plus aussi vive. Le garçon taciturne était devenu un homme qui refusait farouchement de prendre femme et fuyait toute compagnie. Son visage tranchant et blême comme une pierre faisait peur aux enfants qui sc sauvaient, comme des oiseaux effarouchés, dès qu’ils l’apercevaient.
'Mais il était dit que le crime de Abderahman ne demeurerait pas toujours ignoré, que la justice impitoyable de Dieu ferait la lumière.
Depuis longtemps les pluies avaient entraîné la terre qui recouvrait le corps d’Hacène, laissant ses os à nu. Le soleil les avait blanchis, le vent les avait dispersés. Les bêtes les avaient emportés au loin. Seul restait encore l’os de l’avant-bras. Un jeune berger remarqua cet os blanc comme craie et net dans le soleil, un jour qu’il poursuivait dans le ravin une chèvre rétive. Il le ramassa et s’en fit une flûte. Quand il eut percé sept trous et taillé le bout, il voulut en tirer des sons. Mais à peine porta-t-il la flûte à sa bouche qu’une voix cristalline sc mit à chanter :
‹ O berger, pourquoi me réveiller?...
Depuis dix ans je dormais...
Mon frère Abderahman m’a poussé Du haut d’un rocher
Dans le précipice.
La terre éboulée
A recouvert mon corps. »
Le berger se rendit au village pour faire entendre sur la place publique la voix merveilleuse de la flûte. Depuis longtemps la mère était morte de chagrin. Le père aveugle ne sortait plus. Mais le coupable, qui passait là par hasard, comprit que son crime était découvert. Il quitta sur le champ le village pour n'y plus jamais revenir. Nul ne connut la fin de son triste destin. Mais le pays tout entier, informé par la flûte, chanta la mort tragique d’Hacène, l’adolescent que Dieu s'était plu à parer de tous les dons et de toutes les grâces.
Le cafard s’est marié :
Il a épousé la grenouille.
Le subtil comprend avec un signe du sourcil.
L’amour d’Imizi ce sont les coups de poings.
Le chien ne le mange qu’après l’avoir traîné.
Chant religieux
Levez-vous, mes frères, et partons Même en dépit du verglas.
(Il n'est pas d’autre Dieu qu’Allah.)Allons révérer Cheikh MohandAux yeux de faucon bienveillant.
(Il n’est pas d'autre Dieu qu'Allah.)Ceux qui boivent dans sa main Ne seront pas impatients.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)
Proverbes
Traîne des savates jusqu’à ce que Dieu te procure des souliers.
Le mendiant l’a mendié
Un plus malheureux attend qu'il le lui offre.
Comme une mouche sur une plaie.
Chant du .berceau
L’enfant que j'ai élevé avec peine Dort sur le chemin.
Sa couverture glisse, Veillez à ce qu’elle ne traîne.
L’enfant pour qui j’ai bu du fielDort, abandonné.
Sa couverture glisse, Veillez à ce qu’elle ne traîne.
L’enfant qui m’a valu tant de larmes Dort, offert aux étoiles.
Sa couverture glisse, Veillez à ce qu’elle ne traîne.
Proverbes
Comme qui se plaint à sa marâtre.
La motte de beurre de la vieille est tombée dans le feu.
La vieille a dit : « Je l'offre à Dieu I »
Chant religieux
Abdel Kader Djilali, Tes ramiers se sont dispersés par les champs ILe chrétien leur donne la chasseEt les égorge par les chemins.
O Dieu, n'aurez-vous pas pitié ?
La Grande Mosquée est dévastée.
LES CHEVAUX D’ÉCLAIRS ET DE VENT
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Il était deux jumeaux qui se ressemblaient absolument : même chevelure blonde, mêmes yeux bleus, même teint blanc, même taille. L’un s’appelait Ahmed et l’autre Mehend. Leur mère, pour les distinguer, avait percé à l'un l’oreille droite et à l’autre la gauche. Ils lui étaient aussi chers que le haut-ciel car elle était veuve et n’avait qu'eux au monde.
Leur père leur avait laissé des biens. Dès qu'ils le purent, les enfants allèrent aux champs et gardèrent les troupeaux. Us vécurent sans souci jusqu’à l’adolescence. Mais un jour l’un dit à l'autre :
— Cette vie me déplaît. Me rendre, le matin, de la maison aux champs et, le soir, des champs à la maison, non I Je suis las des prairies et du ciel d’ici. Je veux découvrir le monde.
— Oh I mon frère, répondit l’autre, notre mère n’a que nous...
Mais le premier, Mehend, reprit :
— Tu veilleras sur notre mère, sur notre maison et sur nos biens. Et je partirai seul sur mon cheval d'éclairs et de vent. Je prendrai ma carabine, mon sabre et l’un de nos lévriers (je te laisserai l’autre). Je mettrai en terre un arbre : tant que ses feuilles seront vertes, sois sûr que là où je me trouverai je me porterai bien. Si tu les vois jaunir, alors dis-toi qu’il m’est arrivé malheur et vole à mon secours. Le lévrier que je te laisse te conduira jusqu'à moi.
Il prit son sabre, sa carabine, son lévrier et il partit sur son cheval d’éclairs et de vent.
Il voyageait depuis peu lorsqu'il rencontra des chevriers. Ils étaient fort ennuyés et agités. Ils lui dirent :
— le chacal nous mange toutes nos bêtes. Cette nuit nous le guetterons.
— Je veillerai avec vous, déclara le jeune homme.
— Si tu nous en délivres, reprirent les chevriers, nous te donnerons une chèvre.
Il tua le chacal vers le milieu de la nuit, choisit au matin sa chèvre et dit aux chevriers :
— Gardez-la moi jusqu’à ce que je revienne.
Et puis il s’éloigna. Il chevauchait depuis longtemps, lorsque des bergers l’arrêtèrent :
— Pour Dieu, lui dirent-ils, tue-nous l’oiseau de proie qui prend entre ses serres nos agneaux l
A l’heure où le soleil est le plus puissant, à l’heure chaude où les bergers se reposent sous les arbres, un aigle descendit du ciel. Comme il allait fondre sur un agneau, il reçut un coup mortel et s’abattit sur le sol, les ailes étendues. Les bergers s’écrièrent :
— Que Dieu renforce ton bras. Nous te rendons grâce ! Maintenant, choisis ta brebis.
Il désigna la plus belle et dit :
— Gardez-la moi jusqu'à mon retour.
Et il poursuivit son voyage, n alla, il alla et puis des bouviers l’aperçurent. Ils accoururent pour lui dire :
— C’est Dieu qui t’envoie pour nous délivrer d’un tigre monstrueux qui, chaque nuit, dévore une de nos bêtes.
Le jeune homme vint à bout du tigre. Les bouviers lui donnèrent une vache (la plus belle). Mais il leur dit :
— Gardez-la moi, je reviendrai.
Et il remonta sur son cheval d’éclairs et de vent. Il parcourait de grands espaces découverts, lorsque des gardeurs de juments s’élancèrent pour lui barrer le chemin :
— Ta renommée est venue jusqu’à nous, s’écrièrent-ils. Accepte notre hospitalité et tue-nous le lion qui, non seulement la nuit, mais le jour, nous enlève nos juments.
Le jeune homme se cacha derrière un arbre et guetta le lion. Il l'entendit de loin s’avancer en rugissant. Il le laissa approcher et le visa au front, entre les yeux. Le lion s’écroula et le jeune homme reçut une noble jument. Mais il dit à ceux qui la lui offraient :
— Gardez-la moi jusqu’à mon retour :
Et il s’éloigna sur son cheval d’éclairs et de vent. Mais des chameliers l’arrêtèrent. Us lui dirent :
— Nous connaissons tes prouesses ; tu as tué un tigre, un lion. Mais nous, nous ne savons quel fauve (tigre, lion ou panthère) nous décime notre troupeau. Si tu en triomphes, nous te donnerons ce que tu voudras.
Le jeune homme tua le fauve (c’était une panthère), choisit une chamelle et dit aux chameliers :
— Gardez-la moi, je reviendrai.
Et puis il se confia à son cheval d’éclairs et de vent et se laissa emporter. Il voyagea, il voyagea la nuit, le jour, la nuit le jour.
Il traversa les fleuves, parcourut les plaines, gravit les monts. Il laissa son pays loin, bien loin derrière lui et il entra dans une fertile et verdoyante contrée. Un grand village lui apparut ; il y pénétra. Un crieur public y clamait par les chemins :
— Le sultan fait savoir : ‹ A celui qui délivrera mon royaume du dragon-aux-sept-têtes qui interdit aux gens et aux bêtes l’approche de la fontaine, qui les condamne à mourir de soif, j’accorderai ce qu’il demandera. ›
Mehend se rendit à l’endroit où se réunissaient les vieillards et les notables. Il s’avança vers eux et demanda :
— Renseignez-moi : quel est ce dragon qui condamne à la soif toute la contrée ?
L’un d’entre eux répondit :
— C’est un dragon qui a sept têtes et une queue redoutable ; il se tient près de la fontaine. L’homme ou l’animal qui se hasarde jusque-là est perdu : il est pris entre les sept têtes et la queue du dragon et, en un éclair, il ne reste rien de lui.
Le jeune homme réfléchit et, à nouveau demanda :
— Parmi toutes les richesses du sultan, quelle est la plus précieuse ? .
— Sa fille, répondit le plus vieux de l’assemblée, son unique fille qui surpasse en beauté toutes les filles du royaume. Blanche et rose, gracieuse et sage, ses cheveux sont soyeux et cuivrés comme ceux du maïs. Combien sont venus vainement de toutes parts pour l’épouser I Le sultan ne la donnera qu’à un homme valeureux, capable de prouesses.
— Demain, au point du jour, vous me mènerez vers le dragon- aux-sept-têtes, déclara Mehend.
Le lendemain, il se leva dès l’aube. H prit son sabre, emmena un berger et son troupeau pour attirer le dragon. Et il suivit le chemin de la fontaine, accompagné des vieillards et des notables. A leur approche, la fontaine se mit à écumer et le dragon montra l'une de ses têtes : le jeune homme la coupa :
— Celle-là n'est pas ma tête ! dit le dragon.
Mehend répliqua :
— Celui-là n’est pas mon coup 1
Le dragon montra une autre tête. Le jeune homme la trancha.
Le dragon dit encore :
— Celle-là n’est pas ma tête I
Et le jeune homme répondit :
— Celui-là n’est pas mon coup I
Par six fois le dragon montra une tête et cette tête fut tranchée ; par six fois il dit :
— Celle-là n’est pas ma tête !
Et Mehend répondit ;
— Celui-là n’est pas mon coup !
■Le dragon montra enfin la septième tête, de toutes la plus monstrueuse. Le jeune homme alors prit son sabre à deux mains et la fit voler au loin. Les champs furent à nouveau irrigués. Et les femmes purent s’approcher de la fontaine avec leurs cruches et leurs outres, et les bêtes se désaltérer. Les vieillards et les notables, muets d’admiration, conduisirent Mehend au sultan.
— Mon fils, que me demanderas-tu ? lui dit le sultan. Ce que tu exigeras de moi tu l’obtiendras. N’as-tu pas triomphé du dragon et n’ai-je pas déclaré : ‹ Que celui qui nous en délivrera parle et il aura ce qu’il voudra ›. Je n’ai qu’une parole.
— Ce que je te demanderai, tu me l’accorderas? insista le jeune homme.
— Je te l'accorderai, reprit le sultan. Parle I
— Alors, Dieu veuille t’inspirer de me donner ta fille !
Le sultan garda un instant le silence et puis il répondit :
— Après-demain, sortiront de mon palais cent jeunes filles. St tu parviens à reconnaître ma fille parmi elles, emmène-là, elle est à toi.
Et il fit crier par tout le royaume :
— Que quatre-vingt-dix-neuf jeunes filles, après-demain, revêtent leurs habits les plus riches, se parent de tous leurs bijoux, montent des juments bleues et se rendent à mon palais t
Au jour dit, quatre-vingt-dix-neuf jeunes filles, habillées d’or et d’argent, la tête ornée de longs voiles de soie étoilés d’or, de longs voiles flottants, quatre-vingt-dix-neuf jeunes filles montées sur des juments bleues aussi vives que le vent, sortirent du palais, l'une après l’autre. Un peu à l’écart, son lévrier près de lui, Mehend les regarda passer. Chaque fois que l’une apparaissait, le sultan demandait :
— Est-ce celle-là ?
Et le jeune homme répondait :
— Non I
Elles défilèrent lentement devant lui, plus merveilleuses les unes que les autres, sans qu’il en arrêtât aucune. C’est alors que se montra la centième, vêtue très simplement. Elle sortit du palais, montée sur une jument blanche qui boitait un peu. Le lévrier partit le premier et Mehend s’élança. Il prit dans ses bras la jeune fille si belle qu’autour d’elle tout semblait plus lumineux. Il l’éleva dans les airs, l’assit devant lui sur son cheval d’éclairs et de vent, et la ramena au palais.
Les noces durèrent sept jours et sept nuits. Le sultan y convia tous ses sujets. Aux quatre-vingt-dix-neuf jeunes filles, il offrit des présents. Lorsque prirent fin les réjouissances, il dit à son gendre qui était grand chasseur :
— Tu pourras parcourir mon royaume, aller partout où il te plaira, sauf du côté de la forêt, car tous ceux qui ont suivi cette direction ne sont pas revenus I
Un temps, le jeune homme respecta cette recommandation. Il partait dès l’aurore, accompagné de son lévrier, sur son cheval d’éclairs et de vent. Il chassait tout le jour et ne rentrait qu’à la tombée de la nuit. Mais quand il eut parcouru tout le royaume, qu’il en eut exploré les bois et qu'il ne lui resta plus rien à découvrir, il s’ennuya. La princesse était heureuse, et le sultan content de lui. Mais, Mehend, lui, était las de revoir les mêmes prairies, les mêmes montagnes, les mêmes bois, de repasser par les mêmes chemins. Il se dit un soir, dans son cœur : ‹ Pourquoi le sultan m’a-t-il interdit l’approche de la forêt, pourquoi?... Sans doute quelque merveille s’y cache-t-elle et ne veut- il pas que je la voie ? ›
Il se leva dès l’aube, emmena son lévrier, monta son cheval d’éclairs et de vent et s’éloigna dans la direction qu’il n’aurait jamais dû prendre. Il atteignit la forêt comme le soleil se montrait ; il s'y enfonça. Il en traversa la zone la plus épaisse. A
peine en émergeait-il qu’il entendit le bruit de l'eau. Ce bruit le guida vers la rivière. Il la franchit et c’est alors que lui apparut un jardin I En vérité le plus prodigieux qui se puisse voir car tous les fruits du paradis s’y trouvaient et toutes les fleurs et tous les oiseaux. Il s’écria :
— Je comprends maintenant pourquoi le sultan craignait qui je m’approche de la forêt 1...
Il avançait avec lenteur, sur son cheval d’éclairs et de vent, s’émerveillant de tant de richesses octroyées par Dieu. Tseriel, l’ogresse, l’épiait mais il ne la voyait pas. Lorsqu’il fut au coeur du jardin, elle se montra et lui dit :
— Bienvenu sois-tu, sois le bienvenu, Mehend mon fils ! Il y a si longtemps que l’on me parle de toi et que je t’attends !
Elle le saisit et l’avala. Elle avala aussi le cheval d’éclairs et de vent et le lévrier.
Alors, les feuilles de l'arbre que Mehend avait planté avant son départ, se mirent à jaunir. Ahmed qui les surveillait s’en aperçut aussitôt. H pensa : ‹ Mon frère est en danger. › Il courut vers sa mère et lui dit :
— Un malheur est arrivé à mon frère, je pars. Prépare-moi des provisions de route et que tes bénédictions m’accompagnent I
Il monta son cheval d’éclairs et de vent, appela son lévrier, prit son sabre, sa carabine et, à son tour, s’éloigna. A peine sortait-il du village que des chevriers l’appelèrent :
— Ta chèvre s’est multipliée, viens voir tes chevreaux I
Il répondit :
— Je reviendrai.
Et il pensa : ‹ Quel bonheur ! mon frère est donc passé par là. › Plus loin, il rencontra des bergers. Ils lui dirent :
— Ta brebis est devenue troupeau I
Il répondit :
— Laissez-moi, je reviendrai.
Et il alla, il alla sur son cheval d'éclairs et de vent. Mais des bouviers l'aperçurent qui essayèrent en vain de l’arrêter :
— Emmène ta vache et tes veaux I
Il leur dit :
— Je reviendrai.
Et il passa. Il atteignait les grands espaces découverts qu’avait
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traversés Mehend son frère, lorsque des gardeurs de juments accoururent :
— Te voici enfin revenu ! Emmène ta jument et ses poulains.
Mais il leur cria :
— Je reviendrai !
Il leur fit signe de s’écarter et passa. Son cheval l’emportait si vite qu’Ahmed distinguait à peine le paysage. Des chameliers s’élancèrent pour lui annoncer joyeusement :
— Ta chamelle et tes chamelons t’attendent I
Mais il passa devant eux comme l’éclair. Il voyagea, il voyagea la nuit et le jour, les yeux attachés sur son lévrier qui semblait voler tant il courait. Tout à l'espoir de retrouver son frère, Ahmed s'abandonna à son cheval d’éclairs et de vent, franchit les fleuves, parcourut les plaines et gravit les monts. Lorsqu'à son tour il pénétra dans une riche et verte contrée, le soleil se levait. Un grand village lui apparut, le village que son frère avait délivré du dragon.
Le lévrier ralentit son allure. Le cheval l’imita et le jeune homme vit s’avancer vers lui une foule énorme.
— Te voici donc enfin, Mehend ! lui criait-on de toutes parts. Tu as été absent si longtemps ! T'es-tu rendu dans ton pays?... La fille du sultan, ta femme, a accouché en ton absence d’un garçon.
Le sultan lui-même survint :
— D’où reviens-tu ? demanda-t-il. J’étais si inquiet pour toi !
C’est alors qu’Ahmed parla. Il dit :
— Vous vous trompez. Je ne suis pas Mehend, je suis son frère. Lorsque Mehend partit, nous plantâmes un arbre. Ses feuilles s’étant mises à jaunir, j’ai compris qu’il fallait me mettre immédiatement à la recherche de mon frère.
Le sultan le regarda longuement et finit par dire :
— Mon fils, ton frère vivait heureux parmi nous. Sa renommée l’avait précédé jusqu’ici ; le bruit de ses exploits était parvenu jusqu'à moi. Le long de son voyage, il avait semé le bien, tué un chacal, un aigle en plein ciel, un tigre, un lion, une panthère. Lorsque Dieu nous l’envoya, le dragon-aux-sept-têtes régnait sur nous et nous condamnait à mourir de soif. Ton frère entra dans ce village comme j'y faisais crier : « A celui qui nous délivrera du dragon-aux-sept-têtes, je donnerai ce qu’il demandera. J› Il en triompha et je lui donnai ma fille aux cheveux de soie, mon unique fille aussi chère à mes yeux que le haut-ciel et plus chère que mon royaume et tous les royaumes de la terre. Je savais ton frère grand chasseur. Je lui dis un jour : ‹ Voici mon royaume ; tu pourras le parcourir au gré de ta fantaisie, aller à l'est, à l’ouest, au sud, au nord, aller partout sauf du côté de la forêt, car tous ceux qui ont suivi cette voie ne sont pas revenus I › Nous vivions en paix. Nous vivions heureux. Ma fille allait bientôt nous donner un enfant. Et nous espérions voir mon palais se peupler de petits princes et princesses, lorsque ton frère partit pour ne point revenir. Nous pensâmes : ‹ Sans doute a-t-il eu la nostalgie de son pays?... Maintenant, je crains qu’il ne soit allé du côté de la forêt et qu’il ne lui soit arrivé malheur ! ›
Ahmed écouta et repartit à la recherche de son frère sans même s'être reposé. H alla voir le Vieux Sage et lui demanda dès le seuil :
— Pourquoi le sultan a-t-il interdit à mon frère l’approche de la forêt ?
— Parce que c’est là que se trouve le jardin de Tseriel, répondit le Vieux Sage. Si Mehend s’y est aventuré, elle l’aura avalé. Mais, si tu parviens à la surprendre et à lui fendre la tête, tu sauveras ton frère car alors tu n’auras qu’à ouvrir avec douceur le ventre de l’ogresse et à l’en retirer.
Ahmed remonta sur son cheval d’éclairs et de vent, appela son lévrier et se dirigea vers la forêt. A l’heure chaude il y pénétra. Il la traversa malade d'impatience, guidé par son chien. A peine eut-il franchi la rivière que Tseriel lui apparaissait immense, dans son merveilleux jardin :
— Bienvenu sois-tu, sois le bienvenu Ahmed mon fils, lui cria-t-elle joyeuse. Depuis si longtemps j’espérais ta venue I
Elle s'approcha, mais plus prompt qu’elle, il la frappa de son sabre à la tête. Elle chavira et s’écroula lourdement.
Alors, il descendit de cheval, prit un fin poignard et fendit doucement, très doucement le ventre de Tseriel. Il retira d’abord le lévrier qu’il étendit au soleil. Et puis son frère. Et enfin le cheval d’éclairs et de vent. Ils étaient devenus tous trois d’une faiblesse d’oiseau mais leur cœur battait. Ils gardaient encore un souffle de vie. Ahmed allongea son frère sur un lit d’herbe et s'assit près de lui en pleurant. Il pleurait et se lamentait :
— Mon frère que faire pour toi ?... Mon frère que faire pour toi?
Tout à coup, il remarqua deux petits lézards en train de se disputer. L'un étourdit l’autre qui tomba inanimé. Ahmed murmura :
— Les animaux aussi se font du mal les uns aux autres I
Mais le lézard qui l’entendit lui répondit avec ironie :
— Pleure sur toi, pleure ta misère, car moi, si j’ai tué mon frère, je saurai bien le ressusciter l
Le petit lézard choisit une herbe, la pressa et fit tomber deux gouttes vertes dans les narines de son frère. Le lézard évanoui éternua, se réveilla et se mit à bouger. Ahmed pensa : ‹ Si le lézard a ressuscité son frère, peut-être moi aussi ressusciterai-je le mien ? › Il cueillit une touffe de la même herbe, il l’écrasa entre ses doigts. Plusieurs gouttes d’eau verte tombèrent sur le visage de Mehend, coulèrent sur ses paupières et pénétrèrent dans son nez. Ahmed le vit revenir à la vie, ouvrir doucement les yeux. De la même manière, il ranima le cheval d’éclairs et de vent et le lévrier. Et puis il traîna le cadavre de l’ogresse jusqu’à la rivière et l’y jeta. Il revint alors sur ses pas, s’émerveillant de toutes les beautés répandues autour de lui.
Ahmed explora le domaine de Tseriel et découvrit sa maison sous les arbres. Toutes les richesses y étaient amassées : matelas, couvertures, tapis, coussins, tentures soyeuses et tous les fruits. Elle regorgeait de figues, de beurre, de lait, de blé, d’huile et d’œufs. Elle regorgeait de figues, de raisins secs, de dattes, d’amandes et de noix. Il s’en réjouit et courut retrouver son frère au jardin. Il le souleva, le prit dans ses bras et le porta jusqu’à la demeure de l’ogresse. Il l’étendit avec précaution sur la couche la plus moelleuse et le regarda intensément dormir. Il lui vit des joues plus pleines et plus colorées : il s’en réjouit et ressortit pour chercher le cheval d’éclairs et de ver t et le lévrier qui l’attendaient au jardin.
La nuit trouva les deux frères, assis côte à côte dans la maison de Tseriel. Elle les trouva mangeant des œufs frais, de la galette de blé, du beurre et du miel. Mangeant des fruits et buvant du lait. Ils se reposèrent là quelques jours. Puis, un matin, se souvenant de la jeune princesse et du sultan son père, ils montèrent leurs chevaux d’éclairs et de vent. Précédés de leurs lévriers, ils abandonnèrent le jardin de l’ogresse, franchirent la rivière, et s’engagèrent dans la forêt. Ils la parcoururent sans hâte, en promeneurs ; ils atteignirent avant midi le village. La nouvelle de leur arrivée se répandit vite d'une rue à l’autre. Des hommes et des enfants les acclamèrent et les accompagnèrent jusqu'au palais.
— J’ai tué l’Ogresse, annonça Ahmed au sultan. La rivière emporte son cadavre vers la mer 1
— Dieu te bénisse, mon fils et te couvre de ses bienfaits ! Tu es aussi valeureux que ton frère ! s’écria le sultan.
Et il courut porter l’heureuse nouvelle à sa fille. La princesse pleura de joie en montrant à Mehend son fils. Et la cour et tout le royaume fêtèrent le retour des jumeaux. Mais le lendemain, Ahmed dit :
— Ma mère m’appelle. Je la sens dans la peine et nos champs et nos bêtes m’attendent.
— Moi aussi j’ai le mal du pays, répondit Mehend. Je veux revoir ma mère et lui amener ma femme et mon fils.
Le sultan essaya vainement de les retenir.
A l’heure où la chaleur tombe, la jeune princesse, montée sur une jument bleue aussi vive que le vent, son enfant dans les bras, sortit du palais. Les jumeaux la suivirent, sur leurs chevaux d’éclairs et de vent, accompagnés de leurs lévriers. Ils voyagèrent toute la nuit et tout le jour, laissèrent loin derrière eux le village et la belle contrée verdoyante. Ils parcoururent les plaines, franchirent les rivières, gravirent les monts. Et puis des chameliers les aperçurent :
— Où est ma chamelle ? leur cria Mehend.
Us la lui amenèrent, entourée de ses chamelons. Elle se rangea derrière les chevaux d'éclairs et de vent. Et les voyageurs s’éloignèrent. Le bruit de leur passage courut comme le vent et les précéda au village natal.
Bientôt, ils virent sur la route, à l’ombre d’un grand arbre, une jument blanche et ses poulains. Mehend reconnut son bien. Il s’en empara et le voyage reprit.
La princesse et les jumeaux traversaient maintenant des espaces découverts. Comme ils longeaient un pré en bordure du chemin, une belle vache rousse, suivie de ses veaux, délaissa l’herbe verte pour se joindre à la jument et aux poulains. Et le voyage se poursuivit.
La princesse, son bébé dans les bras, et les jumeaux avançaient, avançaient toujours mais plus lentement. Us atteignaient l’endroit où Mehend avait tué en plein ciel un oiseau de proie, lorsqu’ils virent, le long d’un fossé plein de fleurs, une brebis blanche et douce, entourée d’une multitude d’agnelets. La brebis abandonna le fossé et se joignit avec ses agnelets à la vache et aux veaux. Et le voyage reprit encore plus lentement.
Les jumeaux sentaient déjà l’odeur de la terre natale. Ils allaient, ils allaient joyeux sur leurs chevaux d’éclairs et de vent et la princesse, sur sa jument bleue, partageait leur joie.
Le soleil baissait. Des champs de figuiers et d’oliviers bordaient le chemin qu’ils suivaient : une chèvre noire les y attendait ; autour d'elle broutaient des chevreaux plus brillants que la soie. Lorsque les voyageurs apparurent, la chèvre se rangea derrière la brebis, et ses chevreaux, les uns après les autres, l’imitèrent. Et la chevauchée reprit lente, très lente.
La princesse et les deux frères avançaient heureux et las. De temps en temps Mehend se retournait pour contempler ses biens. C’était encore le jour lorsque le village s’ouvrit enfin devant eux et qu'ils y pénétrèrent, suivis de tous les animaux qui leur faisaient escorte.
Lorsque les derniers chevreaux eurent passé les portes du village, c’était la nuit.
Mon conte est comme un ruisseau, je l'ai conté à des Seigneurs.
Chant d'bxil
Le train parcourt la plaine, Chargé de vin et de salades. Ma mère, ma mère, je suis un exilé, Laisse-moi m'en retourner.
Le train monte le vallon, Alourdi de henné- Ma mère, ma mère, je suis un exilé, Laisse-moi m’en retourner.
Le train longe la rivière, Chargé de vin et de pavots. Ma mère, ma mère, je suis un exilé, Laisse-moi m’en retourner.
Trovbrbbs
Que Dieu prolonge ta maladie, ô Cheikh, Jusqu’à ce que ma poule se remette à pondre Et que je t’apporte des œufs I
La Justice s’est exilée.
Chant d’amour
— Arrête-toi, jeune fille, écoute ; Aucun mal ne te viendra par moi. Ecoute, si tu voulais me suivre, De ce pays nous nous enfuirions, Avec les oiseaux nous nous envolerions Et nous atteindrions le ciel.
— Quant à moi, je pars avec tôt Jeune homme à la taille tie roseau, Quant à moi, je vais avec toi Aux pays même les plus lointains. A toi j'ai donné ma confiance Sur la terre comme sur les eaux.
Quant à moi, je pars avec toi O jeune oiseau, fils de ramier. Parmi les chemins qui t'agréent Choisis en hâte lequel suivre. Où tu iras, partout, je serai avec toi Dans la douleur et dans la joie.
Proverbe
Comme la sauterelle qui en a enfanté quatre-vingt-dix-neuf ; Elle regarde en arrière, disant : Ma mère, ma mère !
Moi qui mourrai sans postérité !
Chant d’amour
A sa recherche, du matin à la nuit J’ai parcouru le village tout entier : Où s'est-il réfugié ?
C'est un rameau d’oranger, Au cœur de l'hiver, Qui se couvre au printemps de fleurs.
Depuis qu'en songe je t’ai vu, Adolescent mon frère, A la maison je ne suis revenue.
Proverbes
Il a volé, j’étais témoin
Il a juré (qu’il était innocent) et je l’ai cru I
SI l’homme de bien est inquiet, Que sera-ce de l’homme de mal ?
Comme qui avancerait dans le brouillard et les ténèbres.
Dansb sacrés
Femmes vénérées des Aith Ouerthiran/ Vous êtes roses comme des perdrix.
Quand retentit votre serment Tous les malades sont guéris.
Vous des Aith Ouerthiran, Prisonnières du métier à tisser, Vous proférez votre serment, Le mal s’éloigne des maisons.
Femmes des Aith OuerthiranSalut à vous, le jour se lève lVous aux vêtements de soie. Aux écharpes immaculées, Nous vous prions d'implorer Dieu. Qu'afflue vers nous l'abondance.
Proverbe
La faim qui frappe à la tête,
Le souvenir en reste, si même le ventre est plein.
La faim qui frappe aux entrailles,
Si le ventre est plein, le souvenir en meurt.
LE SUBTIL ET L’INNOCENT
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Aux temps anciens l’on raconte que, dans un village, il était deux vieux (un homme et une femme) et que ces vieux avaient deux garçons encore jeunes, l’un poli, subtil, et l’autre toute candeur : c’était un innocent. Or ces pauvres vieux ne pouvaient plus travailler la terre. Ils dirent un jour à leurs enfants :
— Maintenant, c’est vous qui travaillerez pour nous. Vous irez aux champs à notre place et vous sèmerez des petits pois et des fèves.
Un matin, leur mère leur donna une galette de blé, des œufs durs, des olives, des figues et une pleine sacoche de petits pois et de fèves qu’elle avait fait tremper la veille pour qu'ils germent plus vite. Le père leur remit des pioches et leur dit :
— Vous connaissez où se trouve notre champ ?... Vous le piocherez d’abord et puis vous le fumerez et puis vous l’ensemencerez.
■Les enfants se mirent en route. Ils jouèrent, jouèrent tout le long du chemin en croquant les fèves (elles étaient presque tendres). Ils croquèrent aussi les petits pois. Et puis ils s’étendirent au soleil dans le champ. Quand il ne leur resta plus une seule fève ni un seul petit pois, ils mangèrent la galette, les œufs, les olives et les figues. Ils ramassèrent avant la nuit de l’herbe pour leur âne et un peu de bois mort. Et ils s’en revinrent chez eux tout contents avec une brassée de feuillages et un énorme fagot.
Le père les interrogea lorsqu’ils rentrèrent. Il leur dit :
— Comment avez-vous fait ?
'Us répondirent :
— Nous avons commencé par le haut du champ. Nous avons tracé des sillons, et nous descendrons tous les jours un peu plus vers la rivière.
Les enfants se rendirent au champ plusieurs matins en suivant. Mais au lieu de le piocher et de l’ensemencer, ils jouaient et croquaient les petits pois et les fèves. Le père leur dit un soir :
— Cette fois, vous devez avoir fini. Jusqu'où avez-vous semé?
Us répondirent :
— Des fèves ? Nous en avons semé jusqu'à la rivière. Le champ de fèves atteindra sûrement la riv'ère. Quant à celui de petits pois, il atteindra le ruisseau 1
Le long de l'hiver, dès que le soleil se montrait, le père disait aux deux garçons :
— Allez donc voir si nos petits pois et nos fèves poussent. Arrachez l’herbe, jetez un regard sur tout et revenez avant la nuit et le froid.
Le Subtil et l’Innocent jouaient tout le jour à qui mieux mieux et claironnaient en rentrant :
— Des fèves jusqu’à la rivière. Des petits pois jusqu’au ruisseau I
Ainsi firent-ils jusqu’ au printemps.
L’abeille se mit à bourdonner, l’oiseau à chanter ; c’était la saison des fèves. Le père dit aux enfants :
— Nos fèves doivent être mûres. Allez au champ nous en rapporter quelque peu.
Us y allèrent mais pour dire au retour :
— Elles ne sont pas encore mûres : le champ est exposé à l'ombre.
Au mois de mai, toutes les fèves de la région étaient mûres. On les rapportait par pleines charges sur des ânes.
— Les nôtres sont sûrement mûres ! déclarèrent à nouveau les deux vieux. Vous irez demain les cueillir.
Le Subtil et l’Innocent partirent dès l’aube avec leur âne, emportant un tamis et deux grands couffins. Alors, l’Innocent demanda au Subtil :
— Qu’allons-nous faire? Tu sais bien que nous n’avons pas semé de fèves?
— Ne t’inquiète de rien, répondit le Subtil : faisons rouler notre tamis : là où il s’arrêtera, nous cueillerons des fèves tant et plus. C’est l’époque de l’abondance !
Ils lancèrent donc leur tamis qui se mit à rouler, à rouler. Us le suivirent et se trouvèrent bientôt au milieu d’un champ, un champ I... Jamais, non, jamais ils n’avaient vu pareille ri* chesse octroyée par Dieu I
C’étaient de belles fèves maltaises : chaque gousse était aussi longue qu’un avant-bras. Ils attachèrent leur fine à un arbre et se mirent à écosser. Ils en écossaient, tout en mangeant, de pleins tamis qu’ils déversaient dans leurs couffins. Or ce champ miraculeux était celui de l’Ogresse Tseriel. Elle revint de la chasse dans l’après-midi et trouva l’âne qu’elle avala, n’en laissant que les oreilles qu’elle attacha de part et d’autre d’une branche. De temps en temps, le Subtil disait à l’Innocent :
— Va voir un peu si l’âne ne s’est pas sauvé.
Et l’Innocent répondait :
— Il est toujours à la même place. Je vois bouger ses oreilles.
Ils écossèrent des fèves tout le jour. Ils en écossèrent et en mangèrent tant qu’ils ne se rendirent pas compte de l'heure. La nuit tomba sur eux par surprise mais leurs couffins étaient pleins. Comme ils se disposaient à les charger sur leur âne, ils ne trouvèrent de l’âne que les oreilles I Us se demandaient que faire lorsque survint Tseriel. Elle leur dit d’une voix joyeuse :
— Soyez les bienvenus, mes enfants, soyez les bienvenus I Restez ici cette nuit, au matin vous repartirez.
Sa maison était là, tout près, cachée par de grands arbres. Tseriel les fit entrer et leur demanda :
— Qu’allez-vous manger? du couscous de blé ou du couscous de cendre ?
— Moi, déclara l’Innocent, je veux du couscous de blé.
L’Ogresse lui répliqua sèchement :
— Tu auras du couscous de cendre.
Le Subtil dit :
— Moi, maman-grand’mère, donne-moi ce qui te plaira. Si même c’était du couscous de cendre, je le mangerais.
— Tu auras, toi, du couscous de blé.
L’Ogresse servit le dîner et ils s’installèrent tous les trois pour la veillée. C’est alors que le Subtil prit sa plus douce voix pour demander à Tseriel :
— Maman-grand’mère, comment entre en toi le sommeil ? A quoi reconnaîtrai-je que tu dors, afin de ne pas te réveiller car, moi, je me lève et parle quelquefois la nuit à mon insu.
Elle répondit :
— Lorsque tu entendras l’âne braire dans mon ventre, les veaux beugler, les chèvres et les brebis bêler ; lorsque tu entendras les vaches meugler, les poules caqueter et toutes les bêtes que j’ai avalées dans la journée crier, alors sois sûr que je dors.
— Bien, maman-grand'mère I dit le Subtil qui se coucha et fit mine de dormir.
En réalité il épiait Tseriel. Il attendait que se missent à crier toutes les bêtes qu'elle avait mangées pour se sauver. Ce n’est que tard dans la nuit qu’il entendit l’âne braire, la brebis et la chèvre bêler, la vache meugler et les poules caqueter. Il se dit : ‹ Elle dort. › Il prit une corde et lui attacha les pieds. Son frère dormait. Il le secoua et lui dit :
— Lève-toi, lève-toi, dépêchons-nous tandis qu’elle dort I
Mais l’Innocent bougonna dans son sommeil :
— Laisse-moi dormir I
Alors le Subtil le pinça pour le réveiller tout à fait. Puis il tira la targette, entrouvrit la porte et se glissa le premer dehors.
— N'oublie pas la porte ! recommanda-t-il à son frère.
L’Innocent arracha la porte et la chargea sur son dos.
Us traversèrent la cour et se trouvèrent devant une haie d’épines. Le Subtil se fraya un passage et dit à son frère :
— Remets les épines I
L’Innocent déposa la porte pour prendre sur son dos un buisson d’épines.
Il faisait nuit. Le Subtil courait droit devant lui sans se retourner. Mais il ne cessait de répéter à son frère :
— Cours, cours I
Mais l'Innocent ne pouvait courir aussi vite : il soufflait. Il haletait. Une grosse pierre encombrait le chemin. Le Subtil la contourna et cria à son frère :
— Veille à la pierre !
Mais l’Innocent abandonna le buisson pour la pierre.
Le Subtil courait, courait toujours. Il rencontra un olivier :
— Veille à l’olivier ! cria-t-il encore à son frère.
L’Innocent qui avançait avec peine en soufflant, se sépara de la pierre pour déraciner l’olivier et le charger sur son dos. Le Subtil courait toujours. Il atteignit à l’aube la rivière mais n’osa la passer sans son frère. Il l’attendit et le vit venir portant l’olivier.
— Pourquoi, mon frère, pourquoi portes-tu l’olivier?
— C’est toi qui me l’as dit.
— T’ai-je dit cela ? T'ai-je dit de prendre l’olivier sur ton dos? Je t’ai crié : ‹ Prends garde à la pierre, prends garde à l’arbre... › Allons, pose ton olivier I
Le Subtil lui prit la main et chercha le gué. Il faisait jour lorsqu'ils eurent traversé la rivière. Ils purent aisément retrouver le chemin de leur village.
Des gens étaient à leur recherche. Le Subtil et l’Innocent aperçurent de loin leur vieux père appuyé sur un bâton. Ils coururent vers lui et lui avouèrent n’avoir jamais semé de fèves ni de petits pois. Ils lui racontèrent toute leur aventure :
— Nous avons échappé à Tseriel, dit l’Innocent. Nous étions dans son champ en train d’écosser de grosses fèves. Elle a mangé notre âne et elle a attaché ses oreilles à une branche. La nuit est tombée sur nous et Tseriel nous a emmenés chez elle.
Le Subtil ajouta :
— J'ai épié le moment oit se mettraient à crier toutes les bêtes que l’Ogresse avait avalées dans la journée. J’ai entendu à la fois l’âne braire dans son ventre, la chèvre et la brebis bêler, la vache meugler, les poules caqueter et le veau beugler. Alors j'ai réveillé mon frère et nous nous sommes sauvés.
Le père leur dit :
— Ce qui est passé est passé : je n'aurais jamais pu vous punir comme' Dieu vient de vous punir. Allons vite retrouver votre mère : elle n’a cessé de pleurer toute la nuit.
Lorsqu'ils lui eurent raconté leur aventure, la mère s’écria :
— Que m'importe l'âne, que m’importent les fèves, puisque vous m’êtes rendus I
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
Au pays des aveugles
Le chassieux est appelé l’homme aux yeux clairs.
Toi pioche, et moi je halèterai.
Le mari est un bâton qui chasse les chiens, Une barrière qui arrête les voleurs.
Complainte du jeune homme assassiné
I
Venez, amis, et pleuronsLaounis, le bien-aimé.
Comme il revenait du Sud Des bandits l'ont égorgé.
Toi, son père, rai dis toi dans ta douleur.
Et toi, sa mère, épouse à jamais le deuil.
n
Le jour de son départ, sur sa jument bleue, Il était tout joyeux.
Les cavaliers suivaient un chemin de montagne, Et sa beauté rejaillissait sur eux.
Tel une etoile, il resplendissaitDans ses vêtements blancs du Djérid.
Comme sa mère pleurait en le voyant partir, Il lui dit : — Samedi nous serons de retour.
Il devait revenir, mais sans vie, Le Seigneur l'ayant décidé.
Car il est dans le vouloir du Créateur D'imposer la séparation.
Car il est bien dans son vouloir De l'infliger à ceux qui s'aiment.
Proverbes
La puce s’est mariée avec le pou malade.
Ses propos ont des cheveux.
Celui qui rit, qu'il craigne de pleurer.
Les mains, qu’on les fasse travailler
Ou qu’on les économise, La terre les mangera.
Chant satirique
Celui qui rêve d'une toute jeune fille, A la chair tendre, au teint blanc comme lait, Prenne Aichoucha Lârbi Youssef.
Mais toi, ô Fatima,
Bijou finement ciselé, Un morveux hideux t'a épousée.
Aussi, dès qu'il renifle et que sa morve coule, Tu crois devenir folle et tu fuis de dégoût Pour t'abattre en pleurant sur l'épaule de ton père.
Et toi, Djohra Orner,
Si joliment formée,
Tu as pour mari Lûrbi Aith Oubavas, Chien accroupi sur un charnier.
Libére-toi, ou tu n'es qu’une juive, L’adolescent qui te plaira, prends-le I
Proverbe
C’est la branche dédaignée qui aveugle.
Chant du berceau
Etoile du matin, je t’en prie, Parcours les deuxA la recherche de mon enfant Et rejoins-le où il repose.
Tu le trouveras encore dans le sommeil : Redresse-lui doucement l'oreiller Et vois s'il ne manque de rien.
Le Seigneur l'a créé plein de grâce, Sa beauté se rit des parures, Elle illumine les chemins.
Proverbes
Mauvais mariage est comme le crépuscule :
Il trouvera les ténèbres prêtes.
La branche se casse sous le poids de ses fruits.
Mon ennemi, si sa marmite se casse
Et qu’il reste sans souper, je m’en réjouis.
Il a mangé le mets qu’on lui a offert
Et il a cassé le plat !
Comme qui ferait de l’œil à une jarre pleine de grain.
MA MERE M’A ÉGORGÉ
MON PERE M’A MANGÉ
MA SŒUR A RASSEMBLÉ MES OS
L’on raconte qu’autrefois où la viande était rare, si rare qu’on en rêvait, un homme dit un jour à sa femme :
— Demain nous aurons des invités. J’achèterai de la viande au marché pour que tu puisses nous faire un bon couscous de fête.
Il se rendit donc au marché de grand matin et il en revint, tenant dans ses mains un chapelet de morceaux de viande, enfilés comme des oignons le long d’un brin de jonc. C'était de la belle viande de mouton tendre et grasse. La femme avait déjà allumé le feu dans la cour et roulé le grain du couscous, un grain si blond qu’il répandait de la lumière. Elle avait épluché et lavé les légumes. Elle avait mis la viande à macérer dans l’huile d’olive et toutes sortes d’aromates et d’épices : viande et légumes remplissaient une terrine. La femme les jeta dans la marmite. Puis elle mit à cuire le couscous à la vapeur et vint tranquillement s’asseoir sur le pas de sa porte ; son mari pourrait être fier d’elle, le repas serait prêt à l’heure et il promettait d’être excellent.
Au bout d’un moment, un agréable fumet se répandit dans la cour. La femme se leva pour goûter le sel. La viande était presque cuite : elle en prit un morceau et s’éloigna. Mais l’odeur la suivait, la bonne odeur de la sauce l’enveloppait et la ramenait irrésistiblement vers la marmite. La femme taquina le feu, ajouta une bûche, alla même jusqu'à l'outre en peau de chèvre, au fond de la cour. Mais le vent lui renvoya au visage la bonne odeur de la sauce. Alors, elle revint sur ses pas, tourna en rond, ajouta encore une bûche et finit par soulever le couvercle. Elle retira un morceau de viande, puis un autre. Un autre, et encore un autre... Elle mangeait avec tant de fièvre et si vite qu’elle se brûlait les doigts et la langue. Et si au moins sa gourmandise S'en trouvait contentée 1 Mais on eût dit qu'elle se faisait plus exigeante à mesure que la femme retirait morceau sur morceau. Résolue à en manger un dernier morceau, la femme plongea encore une fois la louche mais ne ramena que légumes. Affolée, la femme la plongea et la replongea désespérément : la marmite ne contenait plus un seul morceau de viande ! Alors, la malheureuse se souvint des invités que son mari devait lui amener. Qu’allait-elle leur présenter? Comme elle s’arrachait les cheveux d’angoisse, Ali, son petit garçon, poussa la porte et entra. Il venait de courir dans les champs et de boire à la source. Il était rose et tout essoufflé. Elle l’égorgea comme un agneau et le coupa en morceaux qu’elle jeta précipitamment dans la marmite. Elle faisait disparaître les dernières traces de son crime, lorsque rentra l’aînée, une fillette silencieuse et douce. Zaïna comprit mais ne dit mot, craignant sans doute le même sort. Elle se retira tristement dans un coin.
Peu après, arriva le père, accompagné de ses invités. Le repas était prêt et la sauce répandait une odeur engageante. Tous mangèrent de grand appétit, à l’exception de la fillette. L’homme s’étonna bien de ne pas voir le petit garçon qu’il aimait comme sa prunelle. Mais la femme répondit :
— Mes parents s’ennuyaient de lui. Us sont venus le chercher avec leur âne, ce matin.
L’homme se remit à manger de plus belle. Quand il ne resta plus un seul morceau de viande ni un grain de couscous, l’homme, satisfait, offrit des fruits et du café à ses hôtes. Et puis 11 les reconduisit. Et la femme courut rapporter un tamis qu’une voisine lui avait prêté.
Alors, Zaïna s’approcha du grand plat de bois qui avait contenu le festin : il était vide maintenant. Seuls quelques os fragiles et blancs traînaient au fond : c’était là tout ce qui restait de son frère. La fillette les ramassa soigneusement, les essuya et les étendit sur le toit. Quand ils furent bien secs, elle les enveloppa délicatement dans un linge fin et les cacha dans sa couchette.
Dès que s’éloignaient ses parents, la fillette prenait le linge sur ses genoux et pleurait, pleurait son petit compagnon. Ainsi fit-elle chaque jour. Or voici que sous l’effet des larmes qui chaque jour tombaient en pluie sur eux, les petits os se ressoudèrent les uns aux autres. Et c’est un bel oiseau qui s’échappa du linge, un matin, pour se poser sur le toit et chanter :
Ma mère m’a égorgé, égorgé...
Mon père m’a mangé, mangé... Ma sœur a rassemblé mes os.
La petite fille reconnut la voix de son frère et se mit à trembler. ‹ Que va faire mon père quand il entendra ? › se dit-elle. Car chaque jour le père demandait :
— Où est le petit ?
Et la femme répondait, de plus en plus embarrassée :
— Il est chez mes parents, il rentrera bientôt.
Arriva le moment où la femme ne put plus répondre : ‹ H est chez mes parents, il rentrera bientôt. › Car l’homme devenait soupçonneux. Elle dut finir par dire, le jour où elle se sentit acculée :
— Je ne sais ce que le petit est devenu. Ma mère m’a dit qu'il a disparu.
La femme venait juste d’apporter un grand plat de couscous garni de viande et de légumes, car c'était jour de marché.
— C’est un jour comme celui-ci, et à pareille heure que je me suis inquiété pour la première fois du petit, dit l’homme d’une voix sombre.
C'est alors que l'oiseau se posa sur le toit et se mit à chanter :
Ma mère m’a égorgé, égorgé...
Mon père m’a mangé, mangé...
Ma sœur a rassemblé mes os.
Le père comprit. Il se leva, terrible, et marcha vers la femme. Mais alors l’oiseau chanta à nouveau, avec la douce voix de l’enfant :
Garde-toi bien de la tuer, tuer...
Car ma sœur pleurerait, pleurerait...
Et serait orpheline.
L’oiseau ne revint plus sur le toit. La mère fut pardonnée. La fillette cessa de trembler. Mais l’homme perdit à jamais le goût de vivre.
PROVERBE
Qui sait la vérité ?... Celui qui a frappé Et celui qui a reçu les coups.
LE CHÊNE DE L’OGRE
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
L’on raconte qu’aux temps anciens il était un pauvre vieux qui s’entêtait à vivre et à attendre la mort tout seul dans sa masure. Il habitait en dehors du village. Et jamais il n’entrait ni ne sortait, car il était paralysé. On lui avait traîné son lit près de la porte, et cette porte, il en tirait la targette à l’aide d’un fil. Or ce vieux avait une petite fille, à peine au sortir de l’enfance, qui lui apportait tous les jours son déjeuner et son dîner. Aïcha venait de l’autre bout du village, envoyée par ses parents qui ne pouvaient eux-mêmes prendre soin du vieillard.
La fillette, portant une galette et un plat de couscous, chantonnait à peine arrivée :
— Ouvre-moi la porte, Ô mon père Inoubba, ô mon père Inoubba !
Et le grand-père répondait :
— Fais sonner tes petits bracelets, ô Aïcha ma fille I
La fillette heurtait l'un contre l’autre ses bracelets et il tirait la targette. Aïcha entrait, balayait la masure, aérait le lit. Puis elle servait au vieillard son repas, lui versait à boire. Après s’être longuement attardée près de lui, elle s'en retournait, le laissant calme et sur le point de s'endormir. La petite fille racontait chaque jour à ses parents comment elle avait veillé sur son grand-père et ce qu’elle lui avait dit pour le distraire. L’aïeul aimait beaucoup à la voir venir.
Mais un jour, l’Ogre aperçut l’enfant. Il la suivit en cachette jusqu’à la masure et l’entendit chantonner :
— Ouvre-moi la porte, ô mon père Inoubba, ô mon père Inoubba I
Il entendit le vieillard répondre :
— Fais sonner tes petits bracelets, ô Aïcha ma fille 1
L’Ogre se dit : ‹ J’ai compris. Demain je reviendrai, je répéterai les mots de la petite fille, il m’ouvrira et je le mangerai l ›
Le lendemain, peu avant que n’arrive la fillette, l’Ogre se présenta devant la masure et dit de sa grosse voix :
— Ouvre-moi la porte, ô mon père Inoubba, ô mon père Inoubba 1
— Sauve-toi, maudit ! lui répondit le vieux. Crois-tu que je ne te reconnaisse pas ?
L'Ogre revint à plusieurs reprises mais le vieillard, chaque fois, devinait qui il était. L’Ogre s’en alla finalement trouver le sorcier.
— Voici, lui dit-il, il y a un vieil impotent qui habite hors du village. Il ne veut pas m'ouvrir parce que ma grosse voix me trahit. Indique-moi le moyen d'avoir une voix aussi fine, aussi claire que celle de sa petite fille.
Le sorcier répondit :
— Va, enduis-toi la gorge de miel et allonge-toi par terre au soleil, la bouche grande ouverte. Des fourmis y entreront et racleront ta gorge. Mais ce n’est pas en un jour que ta voix s’éclaircira et s’affinera I
L’Ogre fit ce que lui recommandait le sorcier : il acheta du miel, s’en remplit la gorge et alla s'étendre au soleil, la bouche ouverte. Une armée de fourmis entra dans sa gorge.
Au bout de deux jours, l’Ogre se rendit à la masure et chanta :
— Ouvre-moi la porte, ô mon père Inoubba, ô mon père Inoubba !
Mais le vieillard le reconnut encore.
— Eloigne-toi, maudit 1 lui cria-t-il. Je sais qui tu es.
L’Ogre s’en retourna chez lui.
Il mangea encore et encore du miel. Il s’étendit de longues heures au soleil. Il laissa des légions de fourmis aller et venir dans sa gorge. Le quatrième jour, sa voix fut aussi fine, aussi claire que celle de la fillette. L'Ogre se rendit alors chez le vieillard et chantonna devant sa masure :
— Ouvre-moi la porte, ô mon père Inoubba, ô mon père Inoubba I
— Fais sonner tes petits bracelets, ô Aïcha ma fille ! répondit l'aïeul.
L'Ogre s’était muni d’une chaîne : il la fit tinter. La porte s’ouvrit. L’Ogre entra et dévora le pauvre vieux. Et puis il revêtit ses habits, prit sa place et attendit la petite fille pour la dévorer aussi.
Elle vint. Mais elle remarqua, dès qu’elle fut devant la masure, que du sang coulait sous la porte. Elle se dit : ‹ Qu’est-il arrivé à mon grand-père? » Elle verrouilla la porte de l’extérieur et chantonna :
— Ouvre-moi la porte, ô mon père Inoubba, ô mon père Inoubba !
L’Ogre répondit de sa voix fine et claire :
— Fais sonner tes petits bracelets, ô Aïcha ma fille I
La fillette qui ne reconnut pas dans cette voix celle de son grand-père, posa sur le chemin la galette et le plat de couscous qu’elle tenait, et courut au village alerter ses parents.
— L’Ogre a mangé mon grand-père, leur annonça-t-elle en pleurant. J’ai fermé sur lui la porte. Et maintenant qu’allons- nous faire?
Le père fit crier la nouvelle sur la place publique. Alors, chaque famille offrit un fagot et des hommes accoururent de tous côtés pour porter ces fagots jusqu’à la masure et y mettre le feu. L’Ogre essaya vainement de fuir. Il pesa de toute sa force sur la porte qui résista. C’est ainsi qu'il brûla.
L’année suivante, à l’endroit même où l'Ogre fut brûlé, un chêne s'élança. On l’appela le ‹ Chêne de l’Ogre ». Depuis, on le montre aux passants.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Chant des pèlerins
La mort est inévitable, mes frères ; Que chacun s’apitoie sur son frère.
(Il n’est pas d'autre Dieu qu’Allah.)Comme l'affamé, le repuVerra venir l'heure de sa mort.
(Il n'est pas d'autre Dieu qu'Allah.)Quand nous nous dresserons devant le Tout-Puissant, Nous n'aurons dans nos mains que nos bonnes actions.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)
Proverbes
Le bien et le mal sont frères.
Combien se trouvent dans un coffre
Et leur honneur est sur la place du marché ;
Combien se rendent au marché
Et leur honneur est dans un coffre !
Chant des olives
Aoulêlam tLa petite aile de l'oisillon !
Ma mère. J'ai mal au pied IAoulêlamPousse et berce I La tille aux yeux bleus A volé tout le sel IAoulêlam ILa soupe au lait I Qui passe devant Y trempe la main lAoulêlam IL'alcôve d’ombre I On s'y engouffre Comme sangliers IAoulêlamPousse et berce I La fille aux yeux bleus A volé tout le sel IAoulêlam !
Le fleuve l'entraîne ! Rendez-le nous O Gueldaman IAoulêlam lLes eaux l’emportent ! Arrêtezle O Aïth Hennit lAoulêlamPousse et berce !
La fille aux yeux bleus A volé tout le sel I
Proverbes
La puce ne reste pas là où elle est au chaud.
Qui trouve une figue
Prépare une bûche.
J’ai écrit un message pressant A l'être cher, Pourquoi n'est il pas accouru ?
Ses amis en sont chagrinés, Mais ses ennemis triomphent.
Ils disent : ‹ Tant mieux; il est en exil I ›Mais si nous vivons une longue vie, L’argent affluera par portes et fenêtres. Et alors, peut-être, jouirons-nous un peu.
Proverbes
Il n’emporte avec ses pieds que poussière, Comme les chevaux qui battent le henné.
J’allais mourir, et il y avait un remède I
Il est mort de soif près de l’eau !
Entre ombre et soleil.
Comme qui épouillerait un chien.
Chant d'exil
Il s’en est allé, s'en est allé Un navire de bois l’a emporté.
Il s’est éloigné, s’est éloignéIl n’était encore qu’un enfant.
C’est l’injuste peine infligée par Dieu , Il s'en est allé sans l’ombre d’un ami.
Proverbe
Elle voulait imiter la démarche de la perdrix, Et elle n’a plus su retrouver celle de la poule.
LES SEPT OGRES
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil 1
Autrefois, dans une lointaine contrée, il était un homme et une femme qui avaient un enfant. Ils étaient déjà vieux lorsque Dieu les dota de cet unique enfant. Ils l’appelèrent Mehend et vécurent les yeux fixés sur lui. Dieu régnait dans le ciel et l'enfant sur la terre : Mehend se plaignait-il du moindre mal, ses parents en étaient atterrés car ils tremblaient de le voir disparaître. Tout ce qui dans le monde était beau, et tout ce qui était bon, ils le lui donnaient s’ils en avaient le pouvoir. Ils le nourrissaient mieux qu’un petit prince et veillaient jalousement sur lui. Ils ne permettaient pas aux mauvaises gens de l'approcher. Ils ne souffraient pas de le voir toucher une épine. Us le virent ainsi grandir à l’abri du mal, de la laideur et du danger, mais avec un goût prononcé pour la chasse.
Devenu adolescent, il alla de champ en champ et de bois en bois, le fusil sur l’épaule, au gré de sa fantaisie. Il rencontra un jour une créature si belle qu’on en bénissait Dieu qui l’avait créée. Elle était blanche et rose, lumineuse, et ses abondants cheveux la couvraient d’or jusqu’à la taille. Il fut ébloui et pensa : « C’est comme si je voyais le jour pour la première fois. Ma vie est en elle et mon âme ! ›
Il la prit par la main et la conduisit à ses parents, elle, une passante que nul ne connaissait. Il leur déclara :
— C’est elle que je veux ou je mourrai.
Le père répondit :
— Mon fils, je t’ai tout donné, tout accordé jusqu’ici. Tu m’es plus cher que le monde et que la vie et aussi cher que le Haut-Ciel mais cette jeune fille, je ne l'accueillerai pas. Choisis une fiancée parmi les jeunes filles du village et pose la main sur
elle. Je ne regarderai ni à l’argent, ni à rien. Mais, te laisser épouser une vagabonde rencontrée par hasard sur le chemin et de qui nous ne savons rien, je ne puis le tolérer : l'honneur nous le défend, mon fils, et notre nom est grand !
Mehend prit la jeune fille par la main et s’éloigna avec elle sans un mot. Il lui dit, quand ils eurent fait quelques pas :
— Nous ne sommes qu’un, toi et moi.
Car il croyait être aimé de la jeune fille. Il ne savait pas qu’elle l’avait ensorcelé.
Ils parcoururent un long chemin et entrèrent en pleine campagne. Ils atteignirent l’ermitage entouré de prairies qu’habitait un vieux Sage, ami du jeune homme. L’ami souhaita la bienvenue aux visiteurs et leur servit un bon repas. Il les invita à séjourner chez lui aussi longtemps qu’ils le voudraient et il eut ainsi tout le loisir, lui qui était perspicace, d’étudier la jeune fille. Il l’observa longuement, attentivement, et s’étonna de n’être pas séduit par elle. Il finit par se dire : ‹ Elle est belle en surface et laide en profondeur. › Et il se promit d’en avertir au plus tôt son jeune ami.
Il profita d’un matin où il se trouvait seul avec lui au jardin pour lui dire :
— Avant qu’il ne soit trop tard, sépare-toi de cette jeune fille. Elle ne peut te rendre heureux car elle ne porte pas le bien dans son cœur. Comment oses-tu lui sacrifier tes parents, tes vieux parents qui ont attendu si longtemps ta naissance et ne t’ont vu venir au monde qu’après avoir vu les étoiles en plein midi I La terre regorge de femmes I
Mais Mehend répondit :
— Il n'existe plus de femme au monde pour qui a vu celle- là I
— Puisses-tu ne pas t’en repentir I lui dit encore le Sage.
Après s'être bien reposés, Mehend et celle qu’il aimait plus que la lumière, quittèrent un matin l’ermitage et poursuivirent leur chemin. Ils allèrent droit devant eux, en demandant la charité. Ils traversèrent des rivières, gravirent des hauteurs. Ils marchèrent, marchèrent jusqu’à en être épuisés et pénétrèrent dans une contrée que pas une âme n’habitait. La jeune fille déclara :
— Je suis très lasse.
118
C’est alors qu’apparut au loin une fumée. Mehend tendit le bras vers cette fumée et dit à sa compagne :
— Il doit y avoir une maison là-bas. Nous allons nous en approcher et nous y arrêter cette nuit.
Ils avancèrent avec peine vers la maison qu’une haie d’épines défendait. Mehend appela : un homme très grand se montra sur le seuil. Il fit entrer les voyageurs. C’est alors que Mehend et celle qu’il aimait découvrirent six autres hommes identiques au premier, en retrait dans la pénombre. On mena la belle jeune fille se reposer dans une chambre. Et l’aîné des frères déclara au jeune homme :
— Nous allons toi et moi nous mesurer et lutter.
Mehend qui était agile et robuste, étourdit d'un coup de tête son adversaire. Mais un autre se leva et dit :
— Me voici I
Il fut à son tour terrassé et tous le furent successivement.
Les sept frères gisaient en désordre et Mehend les regardait se demandant ce qu’il ferait d’eux, lorsqu'il avisa une trappe. Il en saisit l’anneau et tira : une fosse profonde apparut. Il y descendit et comprit brusquement qu’il était dans la maison des Sept Ogres, aux ossements humains qui jonchaient le sol. H se dit : ‹ Ma mère, ma mère I avant qu'ils ne me tuent, il faut que je les tue I › Et il acheva les Sept Ogres. Et il jeta leurs corps dans la fosse.
Le lendemain, dès le lever du jour, Mehend explora la maison et la trouva regorgeant de richesses. Il se promena dans le jardin mi-verger, mi-potager : la forêt était là, tout près, et le gibier y abondait. Le jeune homme se sentit profondément heureux. Il se rendit auprès de sa belle compagne et lui dit ;
— Quelle va être notre félicité I J’ai tué les Sept Ogres. Toutes leurs richesses nous appartiennent : nous avons des chevaux. Nous avons des vaches, des chèvres et des volailles. Lève- toi, aujourd'hui est le jour de nos noces I
Ils vécurent un temps dans le bonheur et la prospérité. Mais un jour que Mehend était allé chasser de grand matin, son épouse entendit comme un faible gémissement. Elle prêta l’oreille: le son venait du côté de la trappe. Elle tira l’anneau : l’un des Sept Ogres était encore vivant I II portait une blessure. La jeune femme le soigna, le nourrit. La jeune femme lui tint compagnie et ne referma sur lui la trappe que vers le soir, à l'heure où son mari avait coutume de rentrer.
Mehend revenait tout joyeux de la chasse. Il rapportait beaucoup de gibier. Mais il trouva sa compagne alitée et fiévreuse. Il vint s’asseoir tout près d’elle et lui dit avec tendresse :
— Qu’as-tu? Ne t’ai-je pas laissée ce matin éclatante de santé comme une grenade et toute rieuse?
Elle répondit :
— Si tu m’aimes, si tu tiens à me voir guérir, donne-moi la pomme enchantée qui confère l’éternelle jeunesse.
le jeune homme ne put s’endormir tant il était inquiet. Il se rendit au petit jour chez le Vieux Sage, son ami, qui l’accueillit par ces mots :
— Ne t’ai-je pas dit que du bien ne pouvait te venir de cette femme au cœur noir? Comment peux-tu être encore ébloui par son visage? Ne sais-tu pas qu'elle en veut à ta vie?
— Si tu es mon ami, répondit Mehend, indique-moi où me procurer la pomme enchantée.
— Dans le jardin de Tseriel, consentit à dire le Vieux Sage. Mais, afin que l’Ogresse ne t’avale pas, il te faudra la surprendre en train de moudre du grain : elle aura ses seins rejetés sur l’épaule. Toi, élance-toi sur elle, empare-toi d’un de ses seins et tête-le comme ferait un nouveau-né. Elle te dira avec rage : «Ah, si tu n’avais bu de mon lait, je t’eusse avalé et j’eusse avalé 'usqu’à la terre que tu as foulée ! Mais puisque tu as bu de mon lait, que puis-je pour toi?» Alors, tu lui demanderas de te laisser cueillir la Pomme Enchantée. Va, et que Dieu vienne en aide à celui qui, pour une femme, a perdu la raison !
Mehend s’éloigna. Il marcha longtemps avant de découvrir le jardin de Tseriel. C’était l’heure chaude ; l'Ogresse, nue jusqu’à la ceinture, les yeux clos, ses seins rejetés sur l’épaule, était en train de moudre du blé, tout en chantant de mornes complaintes. Le jeune homme bondit et referma la bouche sur l’un de ses seins. Elle s'écria :
— Malheureux ! si tu n'avais bu de mon lait, je t’eusse avalé et j’eusse avalé jusqu’à la terre que tu as foulée I Mais, que puis-je pour toi?
— Maman-grand'mère, répondit Mehend, on m’a appris que tu avais dans ton jardin des pommes enchantées, des pommes qui donnent aux bienheureux qui les goûtent une éternelle jeunesse.
L’Ogresse mena le jeune homme vers un bel arbre constelle de fruits. Mehend cueillit autant de pommes que put en contenir son panier et reprit le chemin de sa demeure.
A peine entendit-elle son pas que sa femme referma la trappe sur l’Ogre et courut se jeter sur son lit. Le jeune époux s’approcha d'elle très doucement et lui remit les pommes enchantées. Elle en mangea et sembla revenir à la vie, ce qui rassura Mehend. Elle retrouva son enjouement et persuada son époux de retourner dès le lendemain à la chasse. Et elle s’ingénia à l’y faire aller plusieurs matins en suivant.
A peine s’éloignait-il que l’épouse au lumineux visage sautait hors de son lit et se précipitait vers la trappe. Elle délivrait l’Ogre et passait tout le jour en sa compagnie, car l’Ogre ne regagnait sa cachette qu’au crépuscule. Mais il devait vite se lasser de cette vie et devenir plus exigeant, une fois sa blessure guérie. Aussi, un matin, dit-il à la jeune femme :
— J’en ai assez d’être toujours sur le qui-vive. Il nous faut absolument envoyer ton époux à un endroit d’où il lui soit impossible de revenir. Demain, ne manque surtout pas de lui déclarer : ‹ Je veux que tu me donnes à boire l’eau des plus hauts glaciers. L’eau pour laquelle se battent les monts. › Son amour pour toi l’affole au point qu’il voudra s’élever vers les hauteurs inaccessibles où les aigles le dévoreront.
Une fois encore le jeune homme trouva son épouse frison- nant et claquant des dents. Il s'assombrit :
— Qu’as-tu? lui demanda-t-il, atterré. Ne t’ai-je pas apporté la pomme enchantée, la pomme d'éternelle jeunesse? Je t’ai pourtant laissée bien portante et joyeuse lorsque je suis parti pour la chasse.
Elle répondit dans un souffle :
— Si tu m’aimes, si tu tiens à me voir sourire et marcher, donne-moi à boire l’eau pour laquelle se battent les monts.
Mehend retourna auprès de son vieil ami et lui dit d’un air penaud :
— Voici qu’elle me demande l’eau pour laquelle se battent les monts !
Le Sage le considéra longuement avant de répondre :
— Crois-moi, je te le jure par cette barbe toute blanche et ce Dieu qui nous a créés, cette femme en veut à ton âme. Elle finira par te l’arracher. Mais puisque tu veux mourir voici : Empare-toi d’une génisse ; la plus belle que tu trouveras, et égorge-la dans la montagne. Les aigles descendront du ciel pour s'en repaître et le plus âgé te viendra en aide. Va, et que Dieu te rende la raison I
Le jeune homme se mit en quête de la génisse la plus grasse. Il la conduisit dans la montagne et l’égorgea. Caché derrière un arbre, il attendit les aigles. Il les vit bientôt descendre et les regarda manger. Ils mangèrent, mangèrent comme jamais. Alors, quand ils furent tous rassasiés, le père des aigles parla. Il dit :
— Si je connaissais celui qui nous a donné pareille fête, je ferais tout ce qu’il me demanderait.
Mehend se montra et dit :
— C’est moi. Je voudrais que tu me mènes sur le plus haut glacier et que tu me permettes de rapporter un peu de cette eau merveilleuse pour laquelle se battent les monts.
Le père des aigles le prit sous son aile et l’éleva vers le Septième Mont, de tous le plus majestueux et le plus près du ciel. Il attendit que le jeune homme eût rempli son outre et le ramena au pied de l’arbre où il l’avait trouvé.
Mehend s’en revint en toute hâte chez lui. A la tombée de la nuit sa femme entendit son pas. Elle qui tout le jour avait ri et folâtré avec l’Ogre, n'eut que le temps de se jeter sur son lit : ‹ Et moi qui espérais tant ne plus le revoir I › se dit-elle, déçue. Elle but l’eau pour laquelle se battent les monts et cessa de frissonner. La fièvre parut l’abandonner à la grande joie de Mehend qui put croire la paix et le bonheur définitivement revenus.
Mais un matin que le jeune mari était retourné à la chasse, l’Ogre dit à sa belle compagne :
— Ecoute, toi et moi nous n'avons que trop attendu. Nous allons cette fois confier Mehend à la gueule du lion. Lorsque ton époux rentrera ce soir, feins d’être malade à mourir et dis-lui : «Ma dernière heure est arrivée. Rien ne saurait peut-être me sauver qu’un peu de lait de lionne dans une outre en peau de lionceau nouée à l’aide de deux poils dérobés à la moustache du lion. »
L’Ogre et la jeune femme se sentirent heureux et insouciants tout le jour, tant ils étaient sûrs de se débarrasser bientôt de Mehend. Ils flânèrent longuement dans le jardin, au soleil, et ne rentrèrent qu’à l’heure du goûter pour se partager une galette de blé si blonde qu'elle répandait de la lumière et boire une terrine de lait. Et puis la jeune femme prépara le repas du soir. L’Ogre avala précipitamment son dîner et dit à sa compagne, en se dirigeant vers la trappe :
— Cette fois, si tu t’y prends bien, si tu suis toutes mes recommandations, rien ne nous séparera désormais. Il m'est dur, crois-moi, de dormir seul toutes les nuits dans cette fosse humide et noire comme une tombe !
La jeune femme attendit que l’Ogre eût disparu pour se déshabiller et se coucher. Son mari ne tarda pas à rentrer. Elle se mit à gémir et à pleurer dès qu'elle l’entendit. Il devint blême et dit :
— Qu’as-tu, mon Dieu, mais qu’as-tu? Quel sort s’acharne après nous ? Nous n’avons pourtant pas détruit un sanctuaire I Et mes parents m’aiment trop pour me poursuivre de leur malédiction parce que je t’ai épousée contre leur gré.
Elle répondit à travers ses larmes :
— Mieux vaudrait te résigner à me voir mourir cette fois. Je ne vois qu’un peu de lait de lionne, dans une outre en peau de lionceau, nouée à l'aide de deux poils arrachés 'à la moustache du lion, qui puisse peut-être me ranimer !
Mehend sentit la joie le déserter pour toujours.
Il se leva dès l'aube, monta son cheval et courut vers son ~mi fidèle :
— Voici maintenant qu’elle exige pour vivre du lait de lionne as une outre en peau de lionceau, liée à l’aide de deux poils -rrachés à la moustache du lion I dit-il accablé.
— Ne comprends-tu pas, malheureux, qu’elle veut trois fois ta mort et qu’ils sont deux à la vouloir? Jusqu’où ira ton aveuglement? Crois-moi, quelqu’un l'inspire et la guide !
Mais le jeune homme l’interrompit par ces mots :
— Je veux une dernière fois lui montrer ce dont je suis capable et jusqu’où va mon amour ; une dernière fois obéir à son caprice.
Le Sage n’insista pas.
— Puisqu'il te plaît de mourir pour elle, dit-il, choisis une belle chèvre et conduis-la dans la forêt. Attache-la à un arbre : tu l’entendras bientôt bêler et tu verras le lion et la lionne accourir. Alors, toi, profite de ce qu’ils seront en train de la déchirer pour te glisser dans leur repaire et leur voler deux lionceaux.
La chèvre que Mehend emmena dans la forêt se mit à bêler, à bêler. Les fauves l'entendirent et s’avancèrent en rugissant. Le jeune homme attendit de les voir s’attaquer à leur proie avant de s’élancer vers le repaire : deux adorables lionceaux s'y trouvaient. H en cacha un dans le capuchon de son burnous, tua l’autre et l’écorcha.
Les fauves ne laissèrent rien de la pauvre chèvre et revinrent chez eux satisfaits. Le lion, repu, s'allongea commodément et s’endormit. Mais la lionne, bonne mère, chercha ses petits. Ne les découvrant pas, elle les appela et se mit à rugir plaintivement. Quand elle eut pleuré et appelé en vain, le jeune homme se montra, tenant à la main une outre de chevreau :
— L'un de tes petits est en ma possession, lui-dit-il
— Exige de moi tout ce que tu voudras, répondit la lionne, mais rends-moi mon petit.
— Laisse-moi d’abord prendre de ton lait dans cette outre et profite de ce que ton maître, le lion, dort pour arracher deux poils à sa moustache et me les donner.
La lionne obéit. Elle se laissa docilement traire. Et puis elle approcha très doucement du lion pour arracher deux poils à sa noble moustache. Alors le jeune homme découvrit le lionceau qu’il tenait caché dans le capuchon de son burnous et le remit à sa mère.
Mehend s’éloigna rapidement. Il ne s’arrêta que le temps de transvaser le lait dans l’outre en peau de lionceau et de lier cette outre avec les poils du lion. Cependant, au lieu de s’en retourner directement chez lui, le jeune homme fit une halte auprès de son ami. Le Sage qui le sentait désemparé et sombre offrit de le raccompagner.
Ils chevauchèrent en silence côte à côte, dans le crépuscule, et arrivèrent à la nuit noire. La maison était là, derrière une haie d’aloès. Mehend et son ami attachèrent à un arbre leurs chevaux et traversèrent sans bruit le jardin. La lumière filtrait à travers les fissures de la porte. Ils s’approchèrent et regardèrent, l’un après l’autre, par le trou de la serrure. Alors ils virent ! Ils virent l’Ogre et la jeune femme assis face à face, de part et d’autre d’un énorme plat de couscous, arrosé de sauce écarlate et garni d’ailes et de cuisses de poulets. Autour d’eux, plusieurs lampes brûlaient. La jeune femme au cœur noir s’était parée pour cette fête : Elle avait revêtu le riche vêtement de ses noces. Son petit front étincelait durement comme un miroir et ses cheveux défaits la couvraient d’or jusqu’à la taille. L’Ogre semblait occuper tout l’espace. Sa tête monstrueuse frôlait les poutres et son contentement était énorme. Son rire ébranlait les murailles : l’Ogre et sa belle compagne célébraient le soir de leurs noces. Ils se disaient l'un à l’autre entre deux rires : «Mehend, le lion nous en a enfin délivrés, ô chance, le lion nous a délivrés de Mehend !›
Et l’Ogre et la jeune femme de rire et folâtrer parmi les lampes allumées ! Ils se disposaient une fois de plus à se dire, entre deux rires : «Mehend, nous l’avons confié à la gueule du lion ›, quand la porte s’ouvrit brusquement. Un coup de sabre trancha la tête de l’Ogre et la fit voler en éclats. Alors, se tenant sur le seuil, Mehend regarda la jeune femme et lui dit d’une voix terrible :
— Pour toi j’ai abandonné père et mère ; pour toi je me suis maintes fois exposé à une mort certaine et tu m’as préféré un Ogre ! Que Dieu te trahisse comme tu m’as trahi, car tu ne mérites pas de mourir de ma main.
Et, laissant la jeune femme avec l’outre de lait et le cadavre de l’Ogre, Mehend reprit avec son ami le chemin de la forêt.
Mon conte est comme un ruisseau, je l'ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
J’allais 1e marier
Et il s’est mis à pleurer !
Laissez-nous l’enfanter et vous l’étranglerez !
L’homme qui joue du tambour, lorsqu’il veut péter Frappe plus fort sur son tambour.
Chant du berceau
Que son teint soit sombre Qu’importe ?
Raisins mordorés en grappes. Prince Ali, petit prince, Aux yeux de faucon.
Que son petit nez soit camus, Et ses narines trop ouvertes Qu'importe ?
Il gardera des agnelles, Le petit prince aux yeux noirs.
Viens, viens sommeil T'endormir près de lui ; Que le mal ne l'atteigne Et que le bien règne en son cœur.
126Viens, viens sommeilT'endormir près de lui ;
Frère du reposC’est toi qu’a épousé son cœur.
Sommeil viens doucement T’étendre près de lui.
Proberbb
N’ayez confiance dans le ciel de mars qui rit Ni en la femme si même elle prie.
Chant de méditation
Je suis semblable, ma mère, A une veuve chargée d'enfants.
Eux, comme des grappes, sont pendus à son cou ;
Elle, son impuissance l’accable.
O Dieu, sa faiblesse vous implore, Qu’elle vous découvre à ses côtés.
Proverbes
Je n’ai que faire d’une beauté vaine
Qu’il faut sans cesse surveiller
Et l’ouvrage ne se fait pas.
Quel est ton témoin, ô chat?
— C’est ma queue.
Chanson des récoltes
O Châbane Amous Châbane Amous Amous O Châbane Amous !
La récolte de cette annéeLes charançons l'ont mangée IO Châbane OukhritChâbane Oukhrit Oukhrit 0 Châbane Oukhrit ILes petites filles de cette annéeSont voleuses de figues 1
Proverbes
Pot de terre ne peut devenir pot de verre.
La louche s’est mariée :
Elle a épousé la cuiller.
Celui qui est debout, tout le monde l’entoure.
Celui qui est tombé, personne ne le connaît.
Chant d'amour
L’amour d’une fiancée-enfant me consume J'en avais accepté la tortureO mes amis, me voici maigre.
Comme un voleur, j’ai passé la porte basse : Mes sandales se sont détachées ;
J'ai avancé pieds nus, en retenant mon souffle.
Louisa, le petit louis d’or, m'a dit : ‹ En Arabie tu peux te rendre, Dans un an j’aurai grandi 1 ›
Proverbe
C’est la femme séquestrée qui a vu l’âne 1
HISTOIRE DU COFFRE
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Il y avait un roi — bien qu’il n'y ait d’autre roi que Dieu — et ce roi avait un fils tendrement aimé qui lui dit :
— Roi, mon père, laisse-moi aller au marché et voir tes sujets.
— Fais selon ton plaisir, lui répondit le roi.
■Le prince s’en vint donc au marché et dit à tous les hommes :
— Vous ne vendrez ni n’achèterez, vous n’achèterez ni ne vendrez que vous n’ayez compris ces devinettes. La première : Quel est l’étre qui, le matin, marche sur quatre pattes, À midi sur deux, et le soir sur trois? La seconde : Quel est l'arbre qui a douze branches et dont chaque branche porte trente feuilles ?
Aucun ne sut répondre. Tous les hommes restèrent muets. Le marché se dissout. Une semaine tourna. Le jour de marché ramena le fils du roi. Il demanda :
— Avez-vous trouvé des réponses à mes devinettes ?
Une fois encore tous se turent et se dispersèrent. Qui devait acheter n’acheta pas. Et qui devait vendre ne vendit pas. Le marché se défit. Or, parmi ces hommes rassemblés se trouvait le surveillant du marché. Il était très pauvre et avait deux filles : l’une fort belle et l’autre, la plus jeune, chétive mais pleine d’esprit. Le soir, lorsque son père rentra, cette dernière lui dit :
— Mon père, voici deux marchés que tu pars et que tu nous reviens les mains vides. Pourquoi ?
— Ma fille, répondit le surveillant, le fils du roi est venu et nous a déclaré : «Vous n'achèterez ni ne vendrez, vous ne vendrez ni n'achèterez que vous n’ayez compris le sens de ce que je vais dire. ›
— Et que vous a demandé de deviner le prince ? reprit la jeune fille.
— Il nous a demandé quel est l’être qui, le matin, marche sur quatre pattes, à midi sur deux, le soir sur trois ; quel est l'arbre qui a douze branches et dont chaque branche porte trente feuilles.
La jeune fille réfléchit un peu avant de répondre :
— C'est facile, mon père : l’être qui le matin marche sur quatre pattes, à midi sur deux et le soir sur trois, c’est l’homme. Au matin de sa vie, il rampe sur les pieds et les mains, plus grand, il avance sur ses deux pieds. Devenu vieux, il s’appuie sur un bâton. Quant à l’arbre, c’est l’année : l’année a douze mois et chaque mois porte trente jours.
Une semaine passa. En ramenant le jour de marché, elle ramena le fils du roi. Il demanda :
— Et aujourd'hui, avez-vous deviné?
Le surveillant parla. Il dit :
— Oui, seigneur. L’être qui le matin marche sur quatre pattes, à midi sur deux, le soir sur trois, c’est l’homme. Au matin de sa vie, il rampe sur les mains et les pieds. Plus grand, il avance sur ses deux pieds. Devenu vieux, il s’aide d’un bâton. Et quant à l’arbre, c’est l’année ; l’année a douze mois, et chaque mois porte trente jours.
— Ouvrez le marché ! ordonna le fils du roi.
Quand vint le soir, le prince s’approcha du surveillant et lui dit :
— Je veux entrer dans ta maison.
Le surveillant répondit :
— Bien, seigneur.
Et ils partirent à pied. Le prince déclara :
— Je me suis enfui du paradis de Dieu. J’ai refusé ce que voulait Dieu. Le chemin est long ; porte-moi ou je te porterai. Parle ou je parlerai.
Le surveillant garda le silence. Ils rencontrèrent une rivière : Le fils du roi dit :
— Fais-moi traverser la rivière ou je te la ferai traverser.
Le surveillant qui ne comprenait rien ne répondit pas. Us arrivèrent en vue de la maison. La plus jeune fille du surveillant (celle qui était malingre mais pleine d’intuition) leur ouvrit. Elle ■leur dit :
— Soyez les bienvenus : ma mère est allée voir un être qu’elle n’a jamais vu. Mes frères frappent l’eau avec l’eau. Ma sœur se trouve entre un mur et un autre.
Le fils du roi entra. Tl dit en voyant la plus belle fille du surveillant :
— Le plat est beau mais il a une fêlure.
La nuit trouva toute la famille réunie. L’on tua un poulet et l’on fit un couscous de fête. Lorsque le repas fut prêt, le prince dit :
— C’est moi qui partagerai le poulet.
H donna la tête au père ; les ailes aux jeunes filles ; les cuisses aux deux garçons ; la poitrine à la mère. Et il se réserva les pattes. Tous mangèrent et se disposèrent à veiller.
Le fils du roi se tourna alors vers la jeune fille pleine d’esprit et lui déclara :
— Pour que tu m’aies dit : « Ma mère est allée voir un être qu'elle n'a jamais vu ›, il faut qu’elle soit sage-femme. Pour que tu m’aies dit : ‹ Mes frères frappent l’eau avec l’eau ›, ils arrosaient des jardins. Et quant à ta sœur, ‹ entre un mur et un autre ›, elle tissait la laine, ayant un mur derrière elle et devant elle un autre : le métier.
La jeune fille répondit :
— Lorsque tu t’es mis en route, tu as déclaré à mon père : ‹ Je me suis enfui du paradis de Dieu ›. C’est la pluie qui, pour la terre, est le paradis de Dieu : Tu craignais donc de te mouiller? Et puis tu as dit : « J’ai refusé ce que voulait Dieu ». C’est la mort que tu refusais? Dieu veut que nous mourions, mais nous, nous ne voulons pas. Tu as dit enfin à mon père : ‹ Le chemin est long, porte-moi ou je te porterai ; parle ou je parlerai», pour que le chemin te semble plus court. Tout comme tu lui as dit, lorsque vous vous êtes trouvés devant la rivère : «Fais-moi passer la rivière ou je te la ferai passer» : tu voulais dire : ‹ Indique-moi le gué ou je le chercherai ». Lorsque tu es entré dans notre maison, tu as regardé ma sœur et tu as dit : ‹ Le plat est beau, mais il a une fêlure ». Ma sœur est belle en effet, elle est vertueuse, mais elle est fille d’un pauvre homme. Et puis tu as partagé le poulet. A mon père tu as donné la tête : il est la tête de la maison. A ma mère, tu as donné la poitrine : elle est le cœur de la maison. A nous, les filles, tu as donné les ailes : nous ne resterons pas ici ; nous nous envolerons. A mes frères, tu as donné les cuisses : ils sont les soutiens, les piliers de la maison. Et toi, tu as pris les pattes parce que tu es l’invité : ce sont tes pieds qui t’on amené jusqu’ici, ce sont eux qui te remmèneront.
Dès le lendemain le prince alla trouver le roi son père et lui déclara :
— Moi, je veux épouser la fille du surveillant du marché.
Te roi s’indigna :
— Comment pourrais-tu, toi fils de roi, épouser la fille d'un surveillant ? Ce serait une honte. Nous deviendrions la risée des pays voisins I
— Si je ne l’épouse pas, dit le prince, je ne me marierai jamais.
Le roi qui n’avait pas d’autre fils, finit par céder :
— Epouse-la, mon fils, puisque tu l’aimes I
Le prince offrit à sa fiancée de l’or, de l'argent, de riches étoffes de soie et toutes sortes de merveilles. Mais il lui dit aussi d’un air grave :
— Souviens-toi bien de ceci : le jour où ton savoir dépassera le mien, ce jour-là nous nous séparerons.
Elle répondit :
— Je ferai toujours tout ce que tu voudras.
Néanmoins, avant le jour des noces, elle envoya chercher le menuisier et lui commanda un coffre de la taille d’un homme, au couvercle percé de petits trous. Ce coffre, elle en tapissa l’intérieur de satin ; elle y rangea son trousseau et elle l’emporta dans la demeure de l’époux.
Les noces donnèrent lieu à des réjouissances qui durèrent sept jours et sept nuits. Le roi servit un énorme festin. Durant plusieurs années, le prince et la princesse vécurent heureux à la cour. Et quand le roi vint à mourir, son fils lui succéda.
Un jour que le jeune roi rendait la justice, deux femmes se présentèrent avec un enfant qu’elles se disputaient. L’une disait :
— Il est mon fils I
Et l'autre disait :
— Il est mon fils !
Elles en vinrent à crier. A se prendre aux cheveux. Le roi était perplexe. La reine, intriguée, se renseigna auprès d'un serviteur. Celui-ci lui dit :
— Deux femmes sont là avec un enfant que toutes deux revendiquent. Chacune avait un bébé. L’un de ces bébés est mort et le roi ne parvient pas & découvrir la mère de l'enfant vivant. La reine réfléchit un instant. Et puis elle répondit :
— ‹}ue le roi dise simplement aux deux femmes : ‹ Je vais partager l’enfant en deux et chacune de vous en emportera la moitié.» Alors il entendra la vraie mère s’écrier: «Seigneur, ne le tue pas, au nom de Dieu I ›
•Le serviteur courut indiquer au roi la ruse qui devait faire éclater la vérité. Le roi se tourna vers son ministre et dit :
— Apporte une lame pour que nous partagions cet enfant.
— Non, Seigneur I s’écria l’une des femmes, il mourra 1
Alors le roi lui tendit l’enfant et dit :
— Tu es sa mère puisque tu n’as pas voulu sa mort.
Et puis le roi s’en alla trouver la reine. Il lui dit :
— Te souviens-tu de ce que nous étions convenus le jour de nos épousailles?... Je t'ai déclaré : «Le jour où ton savoir se révélera plus grand que le mien, ce jour-là nous nous séparerons. ›
Elle répondit :
— Je me souviens. Mais accorde-moi encore une grâce : Déjeunons ensemble pour la dernière fois. Ensuite je partirai.
U y consentit et ajouta :
— Choisis tout ce qui te plaira dans le palais et emporte-le.
Elle prépara elle-même le repas. Elle donna au roi, sans qu’il s’en doutât, un narcotique. Il mangea. Il but. Et il s’endormit brusquement. Elle le souleva et le coucha dans le coffre qu’elle prit soin de refermer. Et puis elle appela les domestiques et leur annonça qu’elle se rendait en villégiature dans sa famille. Elle leur recommanda de transporter le coffre avec ménagements. Et elle quitta le palais ne perdant pas de vue le coffre qui suivait.
Une fois dans la maison de ses parents, la jeune reine ouvrit le coffre. Elle prit doucement son époux dans ses bras et l’étendit sur son lit. Assise à son chevet, elle attendit patiemment son réveil.
Le roi n’ouvrit les yeux que vers le soir. Il dit :
— Où suis-je ? Et qui m’a conduit ici ?
Elle répondit :
— C’est moi.
Il lui dit encore :
— Pourquoi ?... Comment suis-je venu ?
Elle lui répondit en souriant :
— Souviens-tol. Tu m’as dit : ‹ Regarde autour de toi, prends tout ce qui te plaira dans le palais et emporte-le. › Or, rien dans ton palais ne m’était cher que toi. Je t’ai pris, Et je t'ai emporté dans un coffre.
■Le roi et la reine se comprirent. Ils revinrent au palais pour y vivre heureux jusqu’à la mort.
'Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Proverbe
Le marché se tient à l’aube :
Qui ne se lève de grand matin, N’a pas sa part des richesses.
Chant des morts
La mort a pris les talons Ses lèvres se dessèchent, Nous irons dans la Maison de la Balance.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort a touché les orteils Ses membres se dissocient, Nous entrerons dans la Maison Inconnue.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu'Allah.)La mort a pris les genouxEt se propageComme le feu dans un four à tuiles.
(Il n’est pas d'autre Dieu qu’Allah.)La mort arrive à la cuisse Recueillez-vous, ô foules, Nous pénétrerons dans la Maison Eternelle.
La mort atteint les reins. Sa mère se lamente, Revets le deuil, poutre maîtresse.
(11 n’est pas d'autre Dieu qu'Allah.)La mort a touché les mains On repousse les meubles, Les vieillards sont allés tailler le linceul.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort a pris les doigts Que la famille l'entoure Et lui fasse ses adieux.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu'Allah.)La mort atteint les épaulesSa maison est pleine et regorge, Que ses mérites le sauvent.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort arrive à la gorge,
La parole s’étrangle, Il ne s'exprime qu’avec les cils.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort atteint le mentonLa vie le fuit, Il passera la nuit au tombeau.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort est montée jusqu’aux lèvres Ses amis entrent et sortent, Que les amis de Dieu intercèdent pour lui.
ta mort a touché la langueToi, son fils, penche-toi vers luiPour qu’il te recommande sa maison et ses biens.
(U n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort atteint tes narinesIl râle de longs râles, Qu'il a de chance l’homme de bien.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort a touché les cils Son regard ne nous connaît plus, Il entrera dans la Maison Dernière.
(Il n'est pas d’autre Dieu qu’Allah.)La mort a gagné la têtePsalmodiez pour lui les chants rituels, Que sa mère lui terme les yeux.
(Il n’est pas d'autre Dieu qu’Allah.)La mort a franchi le seuil et emporte son âme, Que ses bonnes actions l’embellissent Au regard du Créateur.
(Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)
Provbrbb
J’ai reçu mille coups
Et tu viens me retirer une épine I
0 VOUÏEDHMIM, MON FILS I
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Autrefois, dans un village, il y avait un homme qui possédait une perdrix, une perdrix plus chère à ses yeux que tout au monde. Plus chère que sa femme et que sa fille. Lui seul en approchait, lui donnait à boire et à manger, fl avait dit et répété à son entourage qu’un désastre se produirait si la perdrix s’échappait. Cet homme était terrible. Personne n’était tenté de lui désobéir, hormis sa petite fille, Reskia qui désirait depuis longtemps voir la perdrix.
Un matin, elle dit à sa mère :
— Je t’en prie, laisse-moi l’entrevoir, seulement l’entrevoir !
Elle insista si bien que la cage fut ouverte et que l’oiseau s'envola.
— Il ne nous reste plus qu’à nous en aller, dit la mère, car si ton père nous retrouvait ici, il nous tuerait I
La mère remplit un panier de provisions, prit sa fille par la main et sortit. Elles marchèrent jusqu'au soir. La pauvre femme était sur le point de mettre un enfant au monde : elle se sentait bien lasse et la petite fille aussi. La nuit les surprit en pleins forêt : Où pourraient-elles s’abriter ?... Elles avisèrent un palmier dattier si haut qu’il touchait à la terre et au ciel. Elles grimpèrent le long de son tronc et se cachèrent entre ses branches.
A la nuit noire, les fauves se rassemblèrent et se massèrent au pied de l’arbre :
— Je sens l’odeur de l’homme ! annonça le lion.
A l’instant même la fillette murmura :
— Maman, je veux faire pipi.
— Retiens-toi ! supplia la mère.
— Je ne peux pas ! répondit l’enfant.
Alors, la mère, lui tendit l’une après l’autre ses oreilles en maugréant :
— Fais pipi, maintenant, toi qui es cause de ma ruine !
Une goutte tomba sur la moustache du lion, n rugit :
— Un être a dû se cacher dans les plus hautes branches du palmier, mais qui montera pour le découvrir ?
— Moi, seigneur I déclara la fourmi.
Elle grimpa et piqua la mère à la jambe. Mais la fourmi en mourut car elle fut écrasée. Les fauves attendirent vainement son retour. Alors le serpent dit :
— n est arrivé malheur à la fourmi. C’est à mon tour de monter.
Il rampa le long de l’arbre et mordit la pauvre femme qui tomba lourdement.
Les fauves allaient se ruer sur elle et la démembrer, lorsque le lion leur ordonna de s’éloigner. Alors, se tournant vers lui, la lapine lui adressa cette requête :
— Seigneur, je ne revendiquerai rien de la mère. Si tu le veux bien, je ne te demanderai que l’enfant qu’elle porte en elle. Prends-le délicatement, ne lui fais aucun mal. Et donne-le moi.
Le lion ouvrit avec soin le ventre de la mère, en retira doucement l’enfant et le remit à la lapine.
Les fauves se partagèrent la pauvre femme. D’elle, il ne resta bientôt que quelques os et des vêtements en lambeaux dans lesquels la lapine enveloppa le nouveau-né. Au point du jour, les fauves se dispersèrent et la lapine demeura seule. Alors, elle leva son regard vers l’arbre et dit à la petite fille :
— Descends, descends maintenant toi qui n’as plus de mère, toi qui es cause de sa mort I
'Reskia descendit. La lapine rassembla les os épars, choisit le plus grand et le posa près d'elle. Les autres, à l’aide d'une pierre, elle les brisa pour en extraire la moelle. Elle remplit de moelle i’os posé près d'elle et le tendit à la fillette. Et puis elle lui confia son frère. Elle le lui mit dans les bras et lui dit :
— Ecoute, écoute-moi bien, Reskia, et suis toutes mes prescriptions. Ta mère est morte, mais voici ton frère Ali. Emporte-le : il est 'à toi. Le long du chemin que tu devras parcourir, d’étape en étape, nourris-le d'un peu de moelle et écrie-toi : ‹ O joie, mon frère gazouille, mon frère sourit I › Et tu l’entendras gazouiller, et tu le verras sourire... ‹ O joie, mon frère se tient debout sur ses petites jambes ! › Et tu le verras se tenir debout. ‹ O joie, mon frère met un pied en avant I › Et tu le verras faire un pas. «O joie, mon frère est un petit homme : il pourrait être un berger ! › Et il courra tout autour de toi. « O joie, mon frère est un adolescent t › Et tu le verras tel un jeune arbre près de toi. « O joie, mon frère est un homme I › Et tu le découvriras derrière toi. Tu as bien compris?... Va, et que Dieu soit avec toi.
Reskia serra son frère contre elle et s’éloigna en pleurant. Elle avançait à travers les arbres en pleurant. Une clairière lui apparut ; la fillette s'arrêta, mit un peu de moelle entre les lèvres du bébé et s'écria :
— O joie, mon frère gazouille et sourit !
Elle le vit sourire et l’entendit gazouiller. Alors elle cessa de pleurer et se remit en marche. Elle traversa la forêt, toute la forêt. Elle en sortait, lorsqu'elle posa l’enfant sur le bord d’un talus et dit :
— O joie, mon frère se tient debout !
Elle s'émerveilla de le voir droit sur ses petites jambes. Alors elle le nourrit d’un peu de moelle et poursuivit son voyage. Elle suivait l’ombre et se sentait plus courageuse parce qu’elle avait laissé derrière elle la forêt et qu’elle ne craignait plus les fauves. Elle ne consentit à se reposer qu’au crépuscule, devant les portes d'un village. Elle mit un peu de moelle sur les lèvres de l’enfant et s’écria :
— O joie, mon frère met un pied en avant I
Elle le vit faire son premier pas. Alors, elle le souleva dans ses bras et entra dans le village. Elle était si fatiguée qu’elle s’arrêta devant la première maison pour demander l’hospitalité. On lui servit un bon repas et on lui prépara un lit. Au lever du soleil, elle repartit droit devant elle. Près d’un ruisseau, elle déposa l’enfant pour s'écrier :
— O joie, mon frère marche !
Et elle le vit marcher le long de l’eau. Elle lui donna encore un peu de moelle et ils poursuivirent leur voyage. L’heure chaude les trouva sous les oliviers : Reskia mangea des figues et un morceau de galette. Puis elle mit un peu de moelle sur les lèvres d’Ali et s’écria :
— O joie, mon frère est un petit homme, il pourrait être un berger !
Et elle le vit courir autour des arbres. Elle l’appela. Ils s'étendirent à l'ombre et s’endormirent. Un vent frais les réveilla Ils repartirent et marchèrent longtemps, en montagne et en plaine, en plaine et en montagne. Ils firent une ■courte halte dans un champ de figuiers ; une source y coulait : ils s’en approchèrent pour boire dans le creux de leurs mains. Et Reskia dit :
— O joie, mon frère est un adolescent I
Et elle le vit soudain devant elle comme un jeune arbre. Elle lui donna encore un peu de moelle et ils repartirent se tenant par le bras. Ils allèrent, ils allèrent en direction d’un village qu’ils apercevaient au loin. Ils l’atteignirent et Reskia offrit à son frère ce qui lui restait de moelle en s’écriant :
— O joie, mon frère est un homme, mon frère est un homme I
Reskia et son frère entrèrent dans le village au crépuscule. Ils remarquèrent une vieille femme qui avançait à quelques pas d’eux. Ils la rejoignirent et lui dirent :
— Notre mère, abrite-nous au nom de Dieu 1
Elle leur ouvrit sa maison, les nourrit de couscous, de lait et de fruits et leur prépara deux lits. Ils dormirent profondément. Le jeune homme s’éveilla le premier. H alla vers la vieille femme et lui déclara :
— Ma sœur et moi nous voudrions vivre dans ce pays. Où pourrais-je trouver une petite maison et du travail?
La vieille femme répondit :
— Je suis âgée, fatiguée, seule au monde et je m’ennuie. Restez avec moi, ta sœur et toi. Elle tiendra la maison tandis que tu soigneras les bêtes et cultiveras les champs.
Ils restèrent et vécurent heureux et paisibles près de la vieille femme. Mais elle vint à mourir et ils cessèrent d'être heureux. Elle leur avait pourtant laissé tout ce qu'elle possédait : sa maison, ses champs d’oliviers et de figuiers, sa portion de forêt et ses bêtes.
Un soir, Reskia se tourna résolument vers son frère et lui dit :
— Ali, mon frère, je veux te marier I
Il répondit :
— Ma sœur, ne sommes-nous pas heureux? Pourquoi introduire chez nous une étrangère qui nous diviserait ?
Mais la sœur reprit :
— Quelqu’un peut-il nous séparer?... Rassure-toi : rien au monde ne peut nous diviser. Je vais me mettre en quête dès demain et te choisir une fiancée parmi les jeunes filles les plus accomplies du village.
Le mariage eut lieu. Et Zahoua, la jeune épouse, détesta sa belle-sœur et devint jalouse d’elle. Reskia avait de l'influence sur son frère qui n’entreprenait rien sans lui demander conseil et l’entourait de mille prévenances. Zahoua ne put le supporter. Un jour de printemps, la haine accumulée dans son cœur ne put plus être contenue. C’était un matin. La jeune femme et la jeune fille se trouvaient dans les champs ; elles traversaient un pré, lorsque chacune d’elles découvrit, nichés dans l’herbe, des œufs. C’était des œufs de caille qu’avait trouvés Reskia. Mais Zahoua avait mis la main sur des œufs de serpent... Elles rentrèrent.
Dès le lendemain, Zahoua fit manger à sa belle-sœur ces œufs de serpent : ils éclorent dans les entrailles de la pauvre jeune fille qui vit au bout de quelques jours son ventre enfler, son teint se ternir et son visage se couvrir de taches. Si Reskia ne se doutait de rien, par contre Zahoua attira un soir son époux dans un coin et lui chuchota :
— As-tu observé ta sœur? L’as-tu bien regardée?... Vois comme son ventre grossit de jour en jour. Sans doute a-t-elle à se reprocher quelque chose?...
— N’as-tu pas honte ? répliqua le frère. Comment oses-tu me parler ainsi de celle qui t’a donnée à moi, de celle qui m’a élevé ? N’est-ce pas grâce à elle que je suis un homme ?
— Très bien, poursuivit la jeune femme. Puisque tu ne veux pas me croire, demain dis à ta sœur : ‹ Je sens une démangeaison à la tête, regarde un peu ce que je puis y avoir. › Et tu poseras, comme si tu étais un enfant, la tête sur ses genoux, et tu écouteras attentivement. Et alors tu entendras...
Peu de temps après, Ali vit sa sœur assise dans la cour au soleil. H s’approcha d’elle, s’allongea à ses pieds et enfouit la tête dans le creux de ses genoux. Elle, tout naturellement, se mit à lui caresser les cheveux. Il demeura là, immobile, jusqu’à ce qu’il eût senti la vie frémir en elle. Et puis il se leva.
Il attendit la nuit pour retrouver sa femme et lui dire :
— Tu as dit vrai !
— Fais d’elle ce que tu voudras, répondit Zahoua. Nous ne pouvons plus la garder chez nous : elle nous couvrirait de honte. Elle nous salirait aux yeux des voisins et nous n’oserions plus nous adresser à âme qui vive dans le village.
Ali dormit mal cette nuit-là. Il se réveilla dès l’aube. H prit une corde et s’en alla trouver sa sœur :
— Lève-toi, lui dit-il. Allons couper du bois, nous n'en avons plus.
Us partirent et gagnèrent la forêt. Un trou profond s’y trouvait : le jeune homme y conduisit sa sœur et l’y précipita sans un mot.
Elle appela et pleura d'abord en vain. Mais un cavalier vint & passer qui revenait d’un marché voisin. Il l'entendit pleurer. Il descendit de cheval et chercha d’où pouvait provenir ces lamentations. Il regarda tout autour de lui et finit par découvrir le trou et par y apercevoir, tout au fond, la pauvre pleureuse. Alors, il défît sa longue ceinture de laine et la lui lança, en lui criant :
— Attache-la bien autour de tes reins !
Et il se mit à tirer Reskia hors du trou, à bout de bras. Dès qu’elle fut à ses côtés, il l’interrogea et elle parla. Elle dit :
— Mon frère m’a déclaré à l’aube : ‹ Allons couper du bois, nous n’en avons plus. › Il m’a conduite jusqu’ici et voilà ce qu’il a fait de moi ! Je l’ai élevé. Je l'ai marié. Sa femme m’a tout de suite détestée, mais lui m’a aimée et respectée jusqu’à ce jour. Tout a changé pour moi depuis le matin de printemps où nous avons découvert des œufs dans le pré, ma belle-sœur et moi... Mon ventre enfle de jour en jour et mon teint se brouille. Et voici que mon frère bien-aimé me jette dans ce trou en pleine forêt et m’y abandonne I
Le cavalier la regarda, la regarda longuement en silence. Et puis il l’assit devant lui sur son cheval et l’emmena. II lui ouvrit sa maison et lui déclara, dès qu’elle s’y fut bien reposée :
— Toi et moi, si tu veux, nous allons nous rendre chez le Vieux Sage. Lui, j’en suis sûr, nous révélera la vérité.
A peine jeta-t-il un regard sur la jeune fille, que le Vieux Sage annonça :
— Ce sont des serpents que cette pauvre petite a dans le ventre. Quelqu'un lui aura fait manger des œufs de serpent.
— Et que puis-je faire pour l'en délivrer? demanda le cavalier.
— Donne-lui à manger force grillades que tu saleras exagérément et ne lui donne pas à boire, car toute cette viande est destinée aux serpents. Si elle est bien salée, ils auront donc grand-soif. Lorsque cette jeune fille aura mangé à satiété, sus- pends-la par les pieds, la tête en bas, la bouche ouverte au- dessus d’un bassin plein d’eau que tu remueras à l’aide d'un
bâton afin qu'au bruit de l’eau les serpents accourent et tombent l'un après l’autre.
Le cavalier ramena Reskia chez lui et lui donna autant de grillades qu’elle put en manger. Puis il la suspendit au plafond, juste au-dessus d’un immense plat de bois plein d’eau. Et il se mit à remuer cette eau à grand bruit. Sept serpents y tombèrent l’un après l’autre. Le cavalier continua d’agiter l’eau. Mais, ne voyant pas d'autre serpent apparaître, il s'arrêta. H délia la pauvre jeune fille et l’étendit sur un lit. Comme il se disposait à tuer les serpents et à les jeter, elle supplia :
— Ecrase-leur seulement la tête, mais ne les jette pas 1
H fit selon son désir. Alors, elle s’en empara, les sala, les exposa au soleil et, lorsqu’ils furent absolument secs, les enferma dans une outre.
Peu de temps après, la beauté de Reskia éclata. Son teint redevint clair et sa bouche comme la grenade se remit à rire. Elle retrouva ses yeux brillants et ses cheveux soyeux, ses yeux que nul ne pouvait voir sans en rêver ensuite et ses lourds cheveux qui la couvraient jusqu’à la taille. Le cavalier l'aimait. Il l'épousa. Il était riche ; il possédait de nombreux champs d’oliviers et de figuiers, des bois, des vignobles, plusieurs maisons et un jardin, un jardin de montagne où poussaient toutes les fleurs et où chantaient, sur des arbres fruitiers, tous les oiseaux. Dans ce jardin, Reskia se promenait de longues heures. Lui, son époux, l'entourait de tendresse, la comblait de présents, afin qu’elle oubliât ses anciennes tristesses. Lui vivait suspendu à ses moindres souhaits, heureux s’il la voyait gaie, malheureux s’il la voyait sombre. Mais elle, parmi tant de richesses, elle, malgré tant d’amour n’oubliait pas son frère car, près de lui, elle avait laissé son cœur.
Reskia fut enceinte. Elle mit au monde un garçon qu’elle appela Vouïedhmim qui veut dire : Aubépin. Mais la nostalgie qu’elle avait de revoir son frère ne fit qu'augmenter. Et le temps s’écoula.
L’enfant avait maintenant sept ans. Sa mère lui dit un matin :
— Ecoute, Vouïedhmim, quand ton père rentrera ce soir, quand il reviendra du marché, n’oublie pas de pleurer devant lui et de dire : ‹ Tous les petits garçons du monde ont des oncles qu'ils vont voir, sauf moi. Je veux qu’on me mène chez mon oncle Ali. ›
Le père en rentrant trouva son fils en larmes. Or il l’aimait d’une tendresse infinie. Cet enfant était sa vie. Il lui demanda :
— Vouïedhmim, mon fils, qu’as-tu? Tu n’es pas malade au moins ?
— Je veux aller chez mon oncle.
— Mon petit, reprit le père, tu n’as pas d’oncle. J’ai trouvé ta mère dans les bois.
Mais l’enfant poursuivit :
— J’ai mon oncle Ali, laisse-moi aller vers lui avec maman.
La mère à son tour parla. Elle dit :
— Il y a huit ans que je ne sais rien de mon frère, laisse-nous partir et Dieu t’en saura gré.
Le père la regarda et ne dit mot.
Reskia se leva dès l'aube. Elle s’habilla pauvrement, jeta sur son épaule l'outre aux serpents, prit son fils d’une main, un panier de provisions de l’autre et sortit sans bruit. C’était l'été. La mère et l’enfant marchèrent comme des mendiants. Ils marchèrent durant deux jours, ne s’arrêtant que de loin en loin sous des arbres ou au bord d’un ruisseau pour manger, boire et se reposer. Le village de l’oncle était tout proche, lorsque la mère dit à l’enfant :
— Nous voici bien fatigués. Nous frapperons à la première maison que nous rencontrerons et nous demanderons qu’on nous permette d’y passer la nuit. Mais toi, dès que nous aurons mangé et que nous nous apprêterons à veiller, n’oublie pas de me dire : ‹ Mère, je veux une histoire avant de m'endormir ›. Pleure et supplie-moi jusqu’à ce que je t’en raconte une. Tu as bien entendu ?
Reskia guetta son frère. Elle le vit revenir des champs à la tombée de la nuit et se diriger vers sa maison. Elle le suivit et lui dit :
— Donne-nous asile pour cette nuit, au nom de Dieu !
Il les fit entrer, elle et son fils.
Comme ils se disposaient tous à veiller, Vouïedhmim se mit à pleurer :
— Raconte-lui donc une histoire, conseilla le frère, le petit s'endormira, et nous tu nous distrairas.
Et Reskia commença son histoire :
— H était un homme qui possédait une perdrix, une perdrix qu’il aimait plus que tout au monde ; plus que sa femme et que sa fille. Il avait dit et répété à son entourage qu’un désastre se produirait si la perdrix s’échappait. La perdrix s’échappa. Et la mère et la petite fille s’enfuirent de terreur. Elles marchèrent, marchèrent longtemps. La nuit les surprit en pleine forêt. La pauvre femme était sur le point de mettre un enfant au monde : elle était très lasse. Les fauves se rassemblèrent et se la partagèrent. Mais le lion épargna l’enfant qu’elle portait en elle et le donna à la lapine. La petite fille aussi fut sauve. La lapine lui ternit le nouveau-né après bien des recommandations : c’était un garçon. Sa sœur le serra contre elle en pleurant. Elle le porta dans ses bras durant des jours et des jours. Elle l'éleva, le nourrit de la moelle que la lapine avait retirée des os mêmes de la mère et en fit un homme. Une nuit, à l’entrée d’un village inconnu, le frère et la sœur rencontrèrent une vieille femme. Ils lui dirent : ‹ Notre mère, abrite-nous, au nom de Dieu I » Elle les accueillit, les aima et les adopta. Elle était seule au monde : en mourant, elle laissa tous ses biens aux orphelins. Le frère et la sœur vivaient unis et heureux. Mais la sœur voulut pour son frère un bonheur encore plus parfait. Elle le maria et la jeune épouse divisa ceux qui étaient aussi unis que les doigts de la main. Elle détesta si violemment sa belle-sœur qu’un matin de printemps, elle lui fit manger des œufs de serpent. Ils éclorent dans les entrailles de la malheureuse qui ne se doutait de rien. Alors, la jeune épouse dit au frère : ‹ As-tu observé ta sœur? Elle est enceinte... Si tu veux t’en convaincre, appuie ta joue sur son ventre et tu sentiras le frémissement de la vie. » Ce sont les serpents qu’il sentit frémir, mais il crut à autre chose... Et c'est ainsi qu’il entraîna sa sœur dans les bois, qu’il la précipita au fond d’un trou et l’abandonna sans un mot. Elle pleura. Elle pleura et appela d'abord en vain. Mais un cavalier vint à passer qui revenait d’un marché voisin : c’est Dieu qui le lui envoyait. Il délivra la jeune fille. Il l’emmena dans sa demeure. Il la soigna et l'épousa.
A mesure que Reskia parlait, elle voyait pâlir sa belle-sœur et pâlir son frère tandis que la terre s’entrouvrait sous eux pour les engloutir. Elle sortit précipitamment de l’outre les serpents séchés et, les montrant à son fils, fit entendre cette plainte :
O Vouîedhmim, mon fils, Que m’a fait ton oncle Ali ! Il m’a mené dans les bois Et m'a abandonnée I...
Ali et sa femme s’enfonçaient de plus en plus. Leurs têtes seules dépassaient lorsque Reskia bondit vers son frère. Elle le saisit par les cheveux, le dégagea, tandis qu’elle laissait sa belle- sœur disparaître et la terre se refermer sur elle.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Chant de méditation
La mort s'aborde avec courage Et se regarde avec orgueil, Le rire des ennemis est seul redoutable.
Comme une amulette d’argentLe bien-aimé repose au fond d'une tombe;
O mes yeux, emplissez-vous de sang I
Proverbes
Comme les rats et la citrouille :
Ceux qui sont dedans rêvent d’en sortir ;
Ceux qui sont dehors cherchent à y entrer.
La poule dit au poussin :
— « Cherche ta pâture, Je n’ai pas de sein. »
Les parents de la femme
Sont autour du festin.
Mais les parents de l’homme
Se tiennent sur le seuil.
C’est depuis que je me soigne les yeux Que je n’y vois goutte.
Chant de danse
Branche de laurier-rose. Toi qui te nourris d'ombre, Demande au jeune homme Si je suis oubliée.
Haut palmier-dattier Sois couvert de fruits I Dis-moi, le jeune homme S'est-il embarqué?
Mûrier chargé de mûres Que mon cœur l'oublie I Demande au bien-aimé S’il revient au pays.
Proverbes
La femme est comme un grain d’orge Qui pousse là où on le sème.
Le ventre rassasié
Se moque bien du ventre affamé.
Epargne-moi dans ce ravin Pour me tuer si tu veux dans cet autre.
Chant de méditation
La jeune femme pleuraitEn racontant sa peine, La jeune femme revivait Le jour de ses noces.
Un hibou l’avait épouséePour la sevrer de joie Tant le matin que la nuit.
Je lui dis : ‹ Console-toi, ma fille, Et prends appui sur Dieu :
Il n’est pas de nœud qui ne se dénoue I ›
Proverbe
Flatte, flatte, c’est en vain, Comme qui flatterait un chat.
Chant d’amour
Voici que mon cœur brûle, D'un feu inextinguible, Et les eaux sont loin de lui.
La jeune fille est une roseA l'aurore éclose, Dans un jardin, près de l’étang.
Je prie les dieux de la rendre Aussi folle que je suis fou, Et nous prendrons la voie des champs !
Proverbes
L’exil est frère de la mort.
C'est maintenant l’oisillon qui donne la becquée à son père !
Ce sont les boyaux qui font éclater les marmites.
Chant de méditation
Mon cœur est ulcéréPar de venimeuses parolesTrop innombrables pour que je les endure.
Dieu m'a fait une nature chagrine, Je ne demanderais qu'à l'échanger, Mais c’est Dieu qui me l'impose.
Je fuirai ce paysCar ma souffrance est à son comble.
Encore que ma misère m'accompagne en exil.
Proverbes
Celui à qui tu racontes un couffin de soucis, En retour t’en raconte un sac.
Qui a bonne langue
A mieux qu’un champ d'oliviers.
HISTOIRE DU VIEUX LION
ET DU VOL DE PERDRIX
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil 1
Aux temps où parlaient les bêtes, un lion déjà vieux se chauffait au soleil sur la pente d'une colline, quand un chacal vint à passer qui dit au roi des animaux :
— O maître, veux-tu retrouver l'agilité de ta jeunesse?
— J’avoue que la chose me plairait, répondit le lion.
— Alors, arme-toi de patience. Je serai vite de retour.
Et le chacal partit à la recherche d’une belle peau de vache qu'il ne tarda pas à découvrir. Il fit tremper cette peau dans l’eau et la tailla en quatre parties égales. Et il entreprit alors de faire au vieux lion des mocassins qui enveloppent étroitement ses pattes. Après avoir emprisonné chaque patte dans un morceau de peau bien trempée qu'il prit soin de coudre solidement et de lacer avec des lanières de cuir, le chacal dit au lion :
— Reste au soleil le plus longtemps que tu pourras. Et ne manque pas de déplacer de temps en temps tes pattes, afin que sèchent tes mocassins. Quand ils seront bien secs, alors lève-toi. Tu courras comme jamais tncore tu n’as couru, et tu te sentiras des ailes. Tu ne sauras comment me témoigner ta gratitude.
Le lion était naïf. Il exposa consciencieusement ses pattes au soleil, en ayant soin de les déplacer. Or le soleil était piquant. Si bien que la peau ne tarda pas à rétrécir et à devenir aussi dure que du bois. Le lion éprouva d’abord une gêne, puis une douleur d'autant plus vive que les lanières pénétrait nt dans sa chair. Il essaya vainement de se libérer. Il tenta dans un suprême effort de se dresser et roula dans le ravin : c’est miracle qu’il n’en mourût pas.
Incapable de bouger et plus endolori que s'il eût été roué de
coups, aussi impuissant et désarmé qu'un agneau, le vieux lion humilié gémissait, maudissant du fond de son ravin le chacal qui l’avait trahi. Mais voici qu’un vol de perdrix vint à passer au-dessus de sa tête, froufroutant de toutes ses jolies ailes.
— Qu’as-tu, ô notre roi, un malheur t’est-il arrivé? demandèrent du haut du ciel les perdrix.
Et le lion leur conta sa triste aventure.
— Si tu nous promettais solennellement de ne pas nous manger, reprirent-elles toutes à la fois, nous te délivrerions.
— C’est juré, répondit le lion.
Alors, les perdrix se posèrent gracieusement autour de lui pour le réconforter. Et puis elles trottinèrent jusqu’à la source toute proche pour ramener dans leur bec l’eau qui permettrait de mouiller les lanières de cüir. Mars leur bec contenait si peu qu’elles durent faire de nombreux voyages, ce dont elle ne se plaignirent pas, bien au contraire, tant les navrait le sort de leur malheureux maître.
Les lanières finirent par s’imbiber. Les perdrix purent alors les défaire sans trop de peine et enlever les mocassins qui torturaient leur roi. Elles eurent aussi la bonne idée de mouiller les pattes du lion, ce qui le soulagea grandement et lui permit de se dresser. Quand elles le virent debout, encore majestueux en dépit de son âge et du mauvais traitement qu’il venait de subir, les perdrix se sentirent largement payées de leur peine.
— Que Dieu vous bénisse et vous donne le prestige et la majesté du lion, vous que l’on nomme à raison ‹ les belles du pays › ! dit de sa grande voix le lion.
Les perdrix prirent- leur vol. Et dès lors, leur froufrou imita le rugissement du lion.
•Peu de temps après, arriva le chacal, impatient de tenir sa proie qui, cette fois, était royale. 11 aperçoit le lion dans le ravin. Il descend vers lui et dit :
— Comment te sens-tu, ô roi des animaux? A en juger par ce que je vois, tes jambes t’ont mené fort loin. Il faut que tu aies retrouvé l’agilité de ta jeunesse I
Le lion se garda de répondre et fit le mort. Le chacal s’approcha au point de le frôler. Alors, le lion lança sa patte puissante et saisit le chacal par la queue. Mais l’animal rusé se débattit si bien qu’il réussit à s'échapper, laissant sa queue dans la patte du lion.
— Je saurai bien te reconnaître, puisque j’ai ta queue dans ma patte I lui dit calmement le lion.
Le chacal courut comme le feu rassembler une centaine de ses frères et leur annonça joyeusement :
— Je sais un figuier couvert de figues mûres à point, de figues aussi grosses que des citrouilles. Que celui qui veut se régaler me suive I
Les chacals, alléchés, coururent plus vite que lui et montèrent à l’arbre. Tandis qu’ils grimpaient de branche en branche, lui, à l’aide d’une corde, leur attachait la queue. Quand il eut fixé les cent queues, il s’éloigna et se mit à crier comme un brûlé :
— Sauve qui peut ! le propriétaire de l'arbre est là !
Les chacals tentèrent de s’enfuir. Pris de panique, ils tirèrent de toutes leurs forces et finirent par s’échapper en laissant leur queue à l’arbre.
C’est ainsi que le lion se vit soudain environné d'une multitude de chacals sans queue. Bien malin qui, dans ce cas, reconnaîtrait son ennemi ! Le lion, embarrassé, alla trouver le Vieux Sage et lui raconta le vilain tour que lui avait joué le chacal.
— Ne te désespère pas, lui dit le Vieux Sage, car nous tenons déjà ton ennemi. Procure-toi une bête bien grasse, tue-la et abandonne-la dans un champ où les chacals ont coutume de venir. Cache-toi et observe : tu les verras accourir les uns après les autres pour se repaître. Un seul, parmi eux, approchera avec quelque inquiétude, comme s’il flairait un piège. Ne le manque surtout pas, car c'est lui qui a voulu ta mort !
Le lion remercia le Vieux Sage et se mit immédiatement en quête de la génisse la plus grasse. Tl la tua. Il la dépeça et l’abandonna au pied d’un olivier. Caché derrière un gros arbre, il attendit. Un, deux, puis trois chacals approchèrent tout naturellement de la bête. Soudain, il en remarqua un qui avançait à pas prudents, regardant de droite et de gauche, comme s’il redoutait d’être pris. Le lion bondit et, de sa patte puissante saisit son ennemi.
— Je te tiens enfin ! lui dit-il.
Et il n'en fit qu’une bouchée.
Mon conte est comme un ruisseau, je l'ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
— Mon père, on nous a battus.
— Mon fils, ils savaient ce que nous sommes !
Il a commencé par être adulte, Ayant oublié d'être enfant.
Il vaut mieux que tu dormes avec l’inquiétude Qu’avec le regret.
Chant de méditation
J’ai juré de ne plus faire le bien Fût-ce à mon père à qui je dois la vie.
Répandre ses bienfaits, C'est comme semer la paille Aux Monts Igaouaouen.
Ceux-lù mêmes que j’avais obligés Sont devenus mes ennemis.
Proverbes
Le compagnon du chien est le savetier.
Comme qui frotterait un nègre
Espérant qu'il deviendra blanc.
J’ai mis en toi ma confiance, chacal, Et tu m’as mangé ma chevrette.
Chant d’exil
A la maladie s’ajoute le souci On me surnomme le Malchanceux, La misère se guérit par la résignation.
L’adolescent a le mal du pays.
Au loin il est amoindri :
Que ses frères en exil l'accueillent l
Ronde
Les belles gouttesLes grosses gouttesQui font mûrir les figues I
Proverbe
Et toi, mon cœur, comment oses-tu chanter Qui te trouves sur un tas de fumier ?
Chant de méditation
Le cœur qui rêve de figues fraîches, Que lui importent les figues sèches ?
I e couffin qui n’a plus de fond, A quoi lui servent les anses 7L’homme frappé de malédiction, Que peuvent pour lui ses parents ?
Proverbe
Dire : « tais-toi », c'est encore crier !
Et Dieu lui a dit ; ‹ Puisque tu n’es pas las de persécuter les hommes, tu seras, toi, persécuté par ta queue ! »
HISTOIRE DE MOCHE
ET DES SEPT PETITES FILLES
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil !
L’on raconte qu’aux temps anciens, il était sept petites filles aussi gracieuses que des perdrix : elles se suivaient de près. L'ainée avait quinze ans. La plus jeune, Aîcha, en avait sept à peine. Aicha aimait à se tenir près du feu, si près que la cendre poudrait ses cheveux et que ses sœurs la surnommaient : Aïcha- Cendrinette.
Ces petites, hélas, n’avaient plus leur mère. Le père, tout d’abord, tenta de prendre soin d'elles, mais il était gauche et la tâche était lourde. Il se remaria. Comme toutes les marâtres, la marâtre ne tarda pas à détester les orphelines, à exiger du père qu’il se débarrassât d’elles. Les plus grandes pourtant aidaient aux travaux des champs, menaient paître les troupeaux, ramassaient l’herbe, cueillaient des légumes et des fruits dans les jardins de montagne, remplissaient à la source lointaine les outres en peau de chèvre et rapportaient même de la forêt des charges de bois mort. Les plus jeunes trottinaient par la maison et se rendaient utiles. Les pauvrettes espéraient désarmer ainsi la malveillance de la marâtre, car elles se souvenaient du proverbe qui dit : ‹ On trouve toujours trop gros le morceau de galette aux mains de l'orphelin. ›
Aîcha seule demeurait près de l'âtre et se contentait de pousser dans le feu les noyaux d’olives éparpillés autour d’elle. Elle était là comme un joli objet, ses petites mains croisées et ses pieds repliés sous elle. Et elle regardait sans se lasser les flammes. Et elle écoutait le vent. La cendre se posait comme une poussière d’argent sur son visage et sur sa robe. Nul ne s’étonnait de la voir silencieuse et douce, immobile durant des heures. La marâtre et le père, la ;ugeant trop jeune pour comprendre, ne se gênaient pas devant elle et parlaient à cœur ouvert. Aicha ne s'éloignait du feu qu’à regret, comme si elle craignait que lui échappât quelque grave révélation. Car Aïcha-Cendrinette était fine et ne perdait pas un mot des reproches amers que la marâtre déversait jour après jour sur la tête de son pauvre homme.
— La maison est pleine de tes filles, lui disait-elle d’une voix acerbe. Elles entourent si étroitement le plat de bois que c’est à peine si je puis glisser ma main et ramener un peu de nourriture. Il te faudra choisir entre tes filles et moi : elles partiront ou je partirai !
— Femme I suppliait le père, femme, Dieu veuille te raisonner ! Que ferais-je de mes petites filles? Leur mère mourante me les a confiées. N'aurais-tu pas d’entrailles? Tu en as pourtant accepté la charge lorsque tu m’as épousé ?
H redoubla d’attentions. Il gâta follement son épouse mais ce fut ‹ comme s'il dansait devant un aveugle ›. Un matin, la marâtre aborda résolument le père :
— Homme, cette fois ma patience est usée. Ce jour qui luit est le dernier que je passerai sous ce toit, si tes filles y demeurent.
Le père baissa la tête. Il lui semblait que la terre se creusait sous lui, car il aimait cette femme. Sûre de son pouvoir, la marâtre reprit :
— Demain, dis à tes filles de se lever matin et de t’accompagner dans la forêt chercher du bois. Et ne crains pas de t’enfoncer avec elles profondément dans les fourrés. Quand tu les verras fatiguées, abandonne-les à leur sort et reviens. Elles sont grandettes, maintenant. Il se présentera bien un passant pour les recueillir I
Le pauvre homme lutta, pria, supplia et finit par céder. Recroquevillée près du feu, Aicha assista muette à sa défaite. Comment ruiner, elle si petite, le vilain plan de la marâtre?... Elle y réfléchit tout le jour et une partie de la nuit. Elle se leva dès l’aube et se prépara comme ses sœurs. Mais tandis que la marâtre distribuait les provisions de route — galette et figues —
Aïcha se faufila près de Pâtre, remplit en hâte son corsage de noyaux d’olives et suivit docilement son père et ses sœurs.
A dessein Aïcha traînait un peu le pas et nul ne s’en étonnait : elle était si petite I Elle pouvait ainsi glisser la main dans son corsage pour en ramener des noyaux qu’elle égrenait le long du chemin. Le père et ses filles atteignirent vers midi le cœur de la forêt. Ils s’arrêtèrent pour déjeuner près d’une source. Et les fillettes se reposèrent un peu. Aïcha se tenait à l’écart, appuyée contre un arbre : elle ne quittait pas des yeux son père. Arriva le moment de se mettre à l'ouvrage. Les petites, s’encourageant mutuellement, ramassèrent à qui mieux mieux du bois mort. Elles se trouvaient à l’endroit de la forêt le plus inextricable quand, tout à coup, elles ne virent plus leur père. Elles le cherchèrent. Elles l’appelèrent de plus en plus fort et se mirent à pleurer. Alors Aïcha rassembla ses sœurs et leur dit :
— Ne pleurez pas. Notre père nous a abandonnées à cause de notre marâtre. Mais j’ai marqué le chemin de noyaux d’olives.
Aïcha ouvrit la marche. Et à la tombée de la nuit les sept petites filles frappaient à la porte de leur père, au grand déplaisir de la marâtre qui se dit : ‹ Quelle ruse me faudra-t-il encore inventer pour être enfin seule dans cette maison I ›
Des semaines s’écoulèrent dans une paix trompeuse avant que fleurît en elle l’idée maléfique qu’elle poursuivait, car la marâtre au cœur noir n’avait pas désarmé. Un matin, elle se leva légère pour annoncer joyeusement aux orphelines que leurs oncles et tantes maternels les invitaient à une noce, très loin, par-delà les montagnes. Une mule serait indispensable pour porter les présents et il convenait de se mettre aux préparatifs sans perdre de temps.
Laissant les petites filles au comble de la surprise, elle courut apprendre la nouvelle au village et emprunter, de maison en maison, les riches vêtements et les bijoux dont elle entendait parer les orphelines. Elle leur teignit au henné les cheveux, les mains et les pieds. Elle entreprit de moudre un couffin de blé et de cuire — comme l’exigeait la coutume — la pleine corbeille de beignets que les fillettes devaient porter en offrande à la jeune épousée. La marâtre donna par surcroît des paniers d’œufs durs, de noix, de raisins secs, de cacahuètes et de dattes. Elle eût donné tout le miel et le beurre de la maison si on ne l’avait modérée. Puis elle baigna les sept petites filles. Elle les habilla.
les pomponna, les parfuma. Les pauvrettes ne reconnaissaient plus leur marâtre et s’accusaient naïvement dans leur cœur de l’avoir si mal jugée. Seule Aïcha était clairvoyante.
Le père fit avancer la mule et la caravane s'éloigna. Aïcha était seule à savoir ce que signifiaient ce voyage et l’allégresse de la marâtre. Car elle avait surpris, près du feu, de sombres conciliabules, et entendu le père parler d’une mystérieuse crevasse, et la marâtre exiger qu’il y précipitât, une à une, les sept petites filles, après les avoir dépouillées de leurs vêtements et bijoux d'emprunt.
Les orphelines, dans la campagne, étaient aussi jolies que fleurs au soleil. Mais leur père, appuyé sur un bâton, avançait comme à regret, suivi de la mule alourdie de présents. Soucieuse de garder son secret et de parer à ce nouveau danger, Aïcha tenait à deux mains son cœur, n’osant regarder vers le pauvre homme qui les menait à la mort.
Les enfants marchèrent d’un bon pas. Mais vers midi elles se déclarèrent fatiguées. Il faisait chaud, le père leur étendit son burnous sur l’herbe, à l’ombre d’un figuier. Elles s’y assirent en rond comme de petites femmes, préoccupées de ne pas froisser leurs beaux atours. Elles mangèrent et burent et se remirent en marche à peine reposées, tant elles avaient de hâte à atteindre ce village de leur mère, derrière la montagne, où chantaient les flûtes et battaient les tambours. Que de vergers de figuiers elles traversèrent et que de champs d’oliviers ! Que de troupeaux elles rencontrèrent I
— Arriverons-nous avant le coucher du soleil ? demandaient- elles par moment à leur père.
Et lui leur répondait à peine dans sa barbe touffue. La mule maintenant posait son pied avec une particulière prudence car 'des rochers venaient d’apparaître et l’endroit était farouche. Le père s’arrêta devant une crevasse et dit à ses filles :
— Vous voyez ce trou?... C’est par là qu’il nous faut descendre pour atteindre le village de votre mère, si nous ne voulons pas manquer le couscous et le concert de ce soir. Mais, pour ne pas déchirer vos beaux habits ni risquer de perdre vos bijoux, enlevez-les et ne gardez que vos chemises. Cette corde me servira à vous descendre ; elle est solide et supporterait le poids d’un bœuf. Lorsque vous serez arrivées, vous n’aurez qu’à ouvrir les bras pour recevoir les vêtements et les bijoux que je vous lancerai, ainsi que les couffins de friandises et la corbeille de beignets. Et il ne me restera plus qu'à vous rejoindre.
Toutes, à l’exception de Aïcha, se déshabillèrent sans méfiance et abandonnèrent leurs vêtements et leurs bijoux. Une après l’autre, le père les descendit. Restait Aïcha, menue, gracieuse et douce. Elle était sa préférée, il lui en coûtait de la sacrifier aussi. H s’approcha d’elle, mais elle lui dit, baissant les yeux :
— Mon père, éloigne-toi un instant je te prie, car je n’ose me dévêtir devant toi.
Il sourit tristement et fit selon son désir. Alors Aïcha s’empara vivement de la corbeille, des couffins, des vêtements et des bijoux entassés à ses pieds et les jeta pêle-mêle au fond de la crevasse. Puis, passant la corde autour d’un piquet, elle se laissa glisser. Dès qu’elle eut retrouvé ses sœurs, elle tira prestement la corde afin que le père ne pût les rejoindre.
Il revenait déjà. Il se trouvait maintenant au bord du trou. Mais où étaient Aïcha et tous les présents? Où étaient la corde, les habits somptueux et les bijoux? Car, jusqu’à la mule, tout avait disparu ! Aïcha lui aurait-elle joué un tour?... Il chercha derrière les rochers. Il appela, il appela désespérément, mais le vent seul lui répondit, un vent qui hurlait à la mort. Alors, le père roula une énorme pierre jusqu'à l’ouverture de la crevasse et s'en revint honteux et craintif. Il venait de livrer ses sept filles à la mort et de les enterrer vives. Mais il comptait sans les desseins profonds de Dieu. Et plus il avançait vers sa demeure, plus le pauvre homme tremblait et appréhendait le courroux de la marâtre. En le voyant sans la mule, les mains vides et le cœur plein de tristesse, elle éclaterait et l’éclabousserait de sarcasmes et d’injures. Aurait-il la force de passer le seuil de sa maison?
Dans la caverne où se trouvaient les orphelines, les ténèbres étaient complètes. Tandis que pleuraient et se désespéraient ses sœurs, Aïcha tâtait les parois dans l'espoir de découvrir une issue : la grotte lui parut spacieuse. Mais l’enfant ne fit aucune autre découverte.
Les fillettes se nourrirent durant quelques jours de friandises et de beignets. Mais elles eurent soif. Alors, Aïcha creusa le sol avec son doigt. Par chance c’était du sable tout humide. Elle creusa, creusa plus fort à l’aide de ses deux mains : une poche d’eau se forma à sa grande joie, et les petites filles purent remplir des coquilles d’œufs et apaiser leur soif. Mais les provisions vinrent à manquer, en dépit de l’économie de Aïcha. Les aînées cernèrent l’enfant et lui dirent :
— Arrange-toi pour nous donner à manger ou c’est toi que nous mangerons, car tu es la plus faible.
Aïcha se tourna vers Dieu et se remit à gratter le sol. Elle gratta si bien que ses doigts rencontrèrent une fève. Elle l’éplucha, en fit six parts qu’elle distribua (ne réservant rien pour elle). Le lendemain, elle en trouva deux autres qu'elle partagea encore entre ses sœurs. La fillette avait mis la main sur une mine de fèves. Et le temps s’écoula.
Un matin que Aîcha-Cendrinette retirait la dernière fève, la lumière du jour apparut entre ses doigts par un trou minuscule. L’enfant y colla vivement son œil et vit un feu qui brûlait au centre d’une grande pièce. Près de ce feu, sur une peau de panthère, un énorme chat au pelage fauve était couché. Il avait ramené son beau panache entre ses pattes et disait l’air irrité :
— Qui donc m’épie ? Je sens une présence dans ma demeure.
Aicha retira prudemment son œil et s’éloigna, laissant le chat gronder sa queue qui ne répondait pas.
Le bel animal avait pour habitude de se lever dès l’aube et de partir ià la chasse pour ne rentrer qu’à la nuit. Alors, il ranimait son feu, s’étendait sur la peau de panthère et s’en prenait obstinément à sa queue. Il lui disait, en l’accablant de reproches et de coups de griffes :
— O Moche, où que tu sois et quoi que tu fasses, tu n’es jamais seul. Ta queue est là qui t’accompagne et t’espionne. Ta queue est là comme un indésirable témoin !
Moche, le chat, ne revenait jamais dans la journée. Aussi Aïcha en profita-t-elle pour se risquer un matin dans son repaire. Elle s’émerveilla de ce qu’il fût illuminé par le jour et rempli- de richesses : il y avait là fleur de farine, figues, dattes, noix et raisins secs ; il y avait huile, beurre, miel et bien d’autres choses encore. Aïcha que tourmentait la faim, remplit une jatte de farine d’orge grillée qu’elle arrosa généreusement d’huile et saupoudra de sucre roux. Elle s’empara aussi d’une corbeille de figues et courut vers ses sœurs avec ces nourritures inespérées. Et ce jour-là, il n’y eut dans la grotte que bonne entente et joie.
Dès la tombée de la nuit, Aïcha se mettait à l’affût et voyait Moche passer, majestueux et roux. Il soufflait sur les braises, faisait flamber son feu, répandait autour du foyer «des noyaux 'd’olives et s’étendait nonchalamment sur la peau de panthère. Chaque fois, Aïcha pouvait croire que la veillée serait paisible et que le chat ne tourmenterait pas sa pauvre queue. Mais brus- «quement l’humeur de Moche devenait orageuse et ses yeux étincelaient. Il disait alors à sa queue d’un ton menaçant :
— Qui est entré chez moi et où est la fève que j’avais préparée pour mon souper? Parie ou je pisse sur le feu pour l’éteindre.
Et comme elle ne répondait pas, il la fouettait à tour de pattes.
Tant que Aïcha n’eut pas à se servir du feu, elle ne s’inquiéta pas des menaces du chat. Mais du jour où ses sœurs se mirent à exiger de véritables repas, elle trembla de voir Moche pisser sur les braises. Chaque matin, elle attendait anxieusement qu’il eût quitté son repaire pour s’y glisser. Elle faisait cuire en un clin d'œil une galette de blé lumineuse comme un louis d’or ou bien des crêpes qu’elle enduisait de miel. Elle s'enhardit même jusqu’à préparer du couscous (elle en avait découvert une pleine jarre qui avait séché au soleil). Et des semaines passèrent ainsi, sans que Moche eût réussi ô faire parler sa queue ni à surprendre Aïcha.
Un après-midi de printemps, assise parmi ses sœurs dans la caverne obscure, la petite fille pensait avec mélancolie : ‹ Si notre père n’avait roulé cet énorme bloc au-dessus de nos têtes, il ferait clair dans notre grotte comme chez Moche ; nous pourrions entrevoir un peu de ciel et nous serions plus heureuses. Voici bientôt l’été ; et il y a si longtemps que mes sœurs n’ont vu la lumière du jour... Pourtant, lui, rentre et sort à sa guise ! ›
Aïcha se promit de suivre chacun des mouvements du chat et d’explorer pouce par pouce son repaire. Ce soir-là, Moche rentra plus tard que de coutume. Tl faisait trop sombre pour que Aïcha pût rien découvrir. Mais elle ne perdit pas courage et se dit : ‹ Ce qui m’a échappé ce soir, ne m’échappera pas au lever du soleil ! ›
Elle se mit à l’affût de grand matin et elle vit, par le trou gros comme une fève. Moche gagner un coin de la pièce et disparaître derrière une grosse pierre pour ne pas revenir. Pleine d’espoir, Aïcha s’approcha de la pierre, la toucha, en fit le tour
lentement et comprit qu’elle était mobile. Elle en trouva le secret et prit la clef des champs.
Qui dira son émerveillement devant le petit ruisseau qui coulait rapide et joyeux entre les roseaux ? Elle y baigna son visage et leva le regard vers les arbres glorieux qui riaient de toutes leurs feuilles dans le ciel clair, et de tous leurs fruits. Aîcha se trouvait dans un verger prodigieux où les oiseaux se gavaient d'abricots, de pêches, de prunes, de poires et de nèfles. Elle grimpa de branche en branche et mangea de tous les fruits jusqu’à ce qu’elle eût l’impression qu’abricots, pêches, poires, prunes et nèfles lui sortaient par les oreilles et les narines. Alors, elle pensa à ses sœurs. Retroussant sa robe jusqu’aux genoux, elle la remplit de fruits. Dans son ivresse de cueillir, elle en mit jusque dans son corsage. Chargée comme un baudet, Aîcha atteignit avec peine le repaire du chat. Elle fit cuire en un éclair une galette de blé ronde et dorée comme une lune et se hâta vers ses sœurs, une corbeille de fruits au bras. Ce jour-là encore la grotte retentit des cris de joie des sept petites filles. Et tout l’été Aîcha put ainsi nourrir ses sœurs.
— Ma fève ou j’éteins le feu ! menaçait Moche, chaque soir, sans exécuter sa menace. Mais depuis longtemps Aîcha ne s’en effrayait plus. Elle avait cessé de l’épier par le trou gros comme une fève, depuis qu’elle connaissait ses habitudes et ses secrets. Mais lui ne renonçait pas à découvrir la personne audacieuse qui s’introduisait chez lui pour manger ses provisions et brûler son bois. Lui, plus que jamais, exigeait de sa queue qu’elle le renseignât.
Moche, ce soir d’automne marqué par le destin, rentra plus maussade, plus excédé que de coutume. Il flottait dans l’air une odeur de neige précoce et Moche craignait les premiers froids. Il fit un grand feu, s’en approcha le plus possible et s’étendit avec satisfaction sur la peau de panthère. A tout prix cette fois il faudrait que la queue parle et renseigne son maître. Il la prit résolument entre ses griffes et lui dit, dardant ses yeux sur elle :
— Me diras-tu cette fois qui ose, en mon absence, pénétrer ici? Me diras-tu qui m’a dérobé la grosse fève que j’avais réservée pour mon dîner? Parle ou je pisse sur les braises et te condamne à mourir de froid.
Comme elle se taisait, il se mit à la rouer de coups, tout en se rapprochant inconsciemment et dangereusement du feu. Il la fouetta et la griffa si fort, dans sa fureur, que le poil s’en arrachait par touffes et voletait dans la pièce. Il la fit tant tournoyer qu’elle frôla un tison enflammé. En un éclair le feu se propagea à tout le pelage et fit de Moche une torche qui bondissait, se roulait, se tordait dans les flammes et rebondissait. Nul n’entendit ses hurlements lugubres. Il mourut dans de pitoyables miaulements.
En pénétrant chez Moche, le lendemain, Aicha fut saisie dès le seuil par une étrange odeur. Prise d’inquiétude, elle rebroussa chemin. Elle épia vainement durant quelques jours le retour du chat. Et ce n’est que lorsqu'elle vit ses sœurs affamées la cerner comme des louves et la menacer de la dévorer qu’elle trouva le courage de se rendre chez son redoutable voisin. Elle fit craintivement le tour du repaire : le feu était éteint ; de Moche, il ne restait plus qu’une traînée de graisse et des ossements calcinés.
Alors Aïcha-Cendrinette appela ses sœurs. En un rien de temps, les restes du chat furent enterrés et la demeure nettoyée. Les orphelines prirent possession des richesses que Moche avait amassées depuis de nombreuses années. Les pauvrettes avaient enfin une maison d’où nul ne pourrait les chasser. Elles firent le tour de tous leurs biens et rendirent grâce à Dieu dans leur cœur : que de tapis, de couvertures et d’étoffes somptueuses I Et que de provisions I Aicha alluma le feu et les orphelines mangèrent et burent, burent et mangèrent avec une joie nouvelle.
Et Aicha pensait, en promenant ses regards autour d’elle : ‹ Quel va être le bonheur de mes sœurs lorsque je leur révélerai l’existence du ruisseau et du verger aux innombrables oiseaux chanteurs ! ›
Elle fit basculer la pierre sous leurs yeux étonnés. Un flot de soleil balaya le repaire et les sept filles s’échappèrent et coururent comme des gazelles par tout le verger. Puis elles partirent droit devant elles, humant le vent et folâtrant.
Elles allèrent, s’étonnant de ne rencontrer aucun être vivant. Les portes d’une ville leur apparurent, d’énormes portes aux clous de cuivre. Le silence, l’aspect désert des rues leur serra le cœur. Quelle était cette cité morte qui s’étendait sous leurs yeux? Tandis qu’elles avançaient médusées, elles aperçurent sur le seuil d’une misérable demeure un vieillard paralytique. Sa
“bouche sèche qu’entourait une barbe broussailleuse s’entrouvrit pour dire :
— Qui êtes-vous, belles jeunes filles aux joues fraîches et aux yeux transparents qui vous aventurez dans la ville que Moche-le- Cruel a dévastée ? Ne savez-vous pas que tous les habitants ont fui devant lui qui détruisait troupeaux et enfants ?
— Moche est mort ! annoncèrent les sept filles d'une voix forte. Moche a brûlé vif dans son repaire I
— Loué soit Dieu I s’écria le vieillard. Il a eu la mort qui depuis toujours l'attendait I
Et une joie surprenante éclaira son regard. H médita un temps avant de poursuivre :
— Mais puisque Dieu vous a conduites jusqu’ici, puisqu’il a permis à vos tendres bouches d’apporter si importante nouvelle, asseyez-vous pour que je vous raconte son histoire.
Et les sept filles formèrent une guirlande autour du vieillard qui commença ainsi :
— Mes filles, Moche était le seigneur et maître tout puissant de cette ville. C’était un prince d'une beauté merveilleuse mais cruel comme une lame et sacrilège car il voulut se substituer à Dieu lui-même. Pour avoir une armée innombrable qui ruinerait les royaumes voisins et les asservirait, il exigea des femmes qu’elles missent au monde des enfants sans répit. Or Dieu seul octroie les enfants, les octroie comme il l’entend et fixe leur destin. Mais notre prince maudit n’avait à coeur que le malheur du pays : il sema le mal à longueur de journée et fit couler les larmes. Dieu l’avertit une première fois de veiller à ne plus l’offenser. Il l'avertit même une seconde fois, dans sa patience et sa mansuétude. Mais Moche l’orgueilleux. Moche l'impie se rit de ces messages. Alors, survint un jour un archange qui d’un coup d’aile changea le beau prince cruel en Moche, le chat condamné à être persécuté par sa queue, en même temps que s’entrouvrait la terre pour engloutir son palais et toutes ses splendeurs I Mais le prince, devenu Moche, fut aussi sanguinaire qu’il avait été impitoyable lorsqu’il était homme. H contraignit ses sujets à fuir la ville et même le pays. Loué soit Dieu mille fois qui nous en a enfin délivrés, mes filles I
Les sept filles retournèrent à leur nouvelle demeure avant la tombée de la nuit. Mais où était la caverne de Moche?... A sa place, un palais splendide venait d'apparaître, celui-là même que la terre avait englouti. Les orphelines l’habitèrent et firent savoir à tout le pays que Moche-le-Maudit était mort et mort dans les flammes. Et tous ceux qui avaient fui de terreur et souffert d’exil revinrent à leurs maisons et à leurs biens. Et la ville et tout le pays connurent la paix et la prospérité d’antan.
Les jeunes filles, à l'exception de Aïcha, épousèrent des princes venus des royaumes voisins. Aïcha régna seule sur l'empire de Moche avec justice et amour. Mais elle ne pouvait, le soir, empêcher son cœur de s’emplir de mélancolie. L’hiver, elle aimait toujours à se tenir près de Pâtre et à jeter dans le feu des noyaux d’olives, par poignées, comme lorsqu'elle était enfant et que la cendre poudrait ses cheveux. Qu’était devenu son père?... Etait-il mort? Avait-il pu échapper à son mauvais génie de femme? Etait-ce la venue de son père que Aïcha attendait contre toute sc gesse, pour se marier à son tour? Car son cœur lui disait qu'il cheminait vers elle.
Un soir d'été, un pauvre homme blanc de poussière et vêtu comme un mendiant se présenta aux portes du palais. Il tenait dans sa main le bâton des pèlerins. Aïcha courut vers lui :
— O ma fille, lui dit-il d’une voix humble, je n’osais croire que la joie de te revoir et de revoir tes sœurs pût m’être donnée I Chassé de ma propre demeure et triste à mourir, il ne me restait que l’exil et ce bâton des pèlerins. Où conduire mes pas et dans quelle eau laver ma honte ? Car je vous croyais mortes, mes filles f Un autre était-il plus misérable que moi?... Assailli de toutes parts par les mouches du remords, j'allais vers le désert, les yeux brûlés par les chemins crayeux et les larmes vaines. C’est alors que se dressant parmi les dunes un Vieux Sage me dit :
— Homme I tes filles sont en vie. Dirige tes pas vers de plus verdoyantes contrées I
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs !
Proverbe
Celui qui est propre comme l’eau Au regard de Dieu, je le jure, Ne paraîtra pas impur.
Chant satirique
O mon Dieu quelle est ma part ?
Toutes mes compagnes se sont mariées Et moi seule suis restée.
A certaines, tu as donné des beignets, Une lampe éclatante,
Un sommeil profond sur de doux tapis.
Moi, un méchant destin m’a rendue démente Et me taillade à petits coups :
Me voici devenue servante des Chrétiens t
Proverbes
Vous voulez des joues ?
En voici chez le chien, sauf votre respect !
La mort est une mendiante qui va de porte en porte.
Si ce n’est fade, c’est salé, O mauvaise étoile l
Chant de danse
Ahdada, Ahdada ma fille O toi ma très chère Que de bijoux finement ciselés Que de robes de soie t'ont parée.
Ahdada, Ahdada ma filleO toi ma très chèreQue de fois ai-je teint au hennéTes cheveux, tes mains et tes pieds.
Ahdada, Ahdada ma fille O toi ma très chère, Pour te découvrir aujourd’hui Te découvrir ensevelieSous un amas de lauriers-roses !
Proverbe
Que ce qu’il y a dans la marmite, La louche le ramène à la surface !
Les mouches ne me craignent plus, tant j’ai dépéri ;
Elles m'assaillent par milliers.
Comme la cafarde qui dit :
« Vois mon enfant sur le mur, On dirait une perle sur un fil. ›
Chant de méditation
Tous les jeudis et vendredis départ, Je suis las de me lever matin Et de ne m’assoupir qu'à l'aube.
Cheminer sous la grêle et la pluieEt le gel qui brûleQuand on a, comme moi, connu tant de douceur IJe ne préfère pas à mon pays l’exilCela, mon Dieu, tu le sais bien.
Mais les durs métiers vous ruinent.
Proverbe
H surnage comme l’huile sur l’eau.
Chant satirique
Ma volonté te voici satisfaite : Nul n’est responsable que moi.
J’ai épousé un homme que ma main a choisiEt ma main, aujourd'hui, se repent de ce choix.
S’il s’agissait d'une poterie, Comme je la briserais avec joie !
Proverbes
Le lion dit à l'ânesse :
« Je te prête deux litres d’orge,
Mais je te mangerai après. ›
La route est longue pour celle qui pousse des youyous !
Beau en surface,
Mais qu’y a-t-il en profondeur ?
Mieux vaut une vérité qui fait mal
Qu’un mensonge qui fait plaisir.
Il répand au dehors ses bienfaits
Comme la source dont les eaux vont chez le voisin.
HISTOIRE DE LA PUCE ET DU POU
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil !
Aux temps anciens, aux temps où parlaient les bêtes, le Pou habitait la montagne. La Puce, elle, avait construit sa maison plus bas, dans la plaine. Mais un jour un grand vent se leva qui emporta la maison du Pou. Il se rendit sur l’heure chez la Puce avec dix sous et lui déclara :
— Voici toute ma fortune. Mettons-nous en ménage.
Elle y consentit. Alors les deux époux décidèrent que de ces dix sous ils feraient leur repas de noces. Ils réfléchirent un moment et se dirent : ‹ Qu’allons-nous acheter maintenant? De la viande ? Pour dix sous, il ne nous en'viendra guère. Une tête ? Nous n’aurions que des os. Il ne nous reste plus qu’à acheter des tripes. Il nous en viendra beaucoup et nous mangerons à notre faim. ›
Le Pou alla au marché. La Puce se mit à moudre le blé. Lorsque le Pou revint, il trouva son épouse en train de mettre la marmite sur le feu. Ils lavèrent ensemble les tripes et les jetèrent dans la marmite. Ils garnirent le foyer de bûches et la Puce déclara :
— Je n’ai plus d’eau. Je cours à la fontaine. Toi, va dans la forêt chercher du bois. Celui qui reviendra le premier goûtera le sel.
'La Puce prit une outre en peau de chèvre et le Pou une corde Ils sortirent ensemble et tirèrent la porte derrière eux. La Puce alla bien jusqu’à la fontaine. Mais le Pou, 'lui, alla tout près, à l’endroit du village où l’on jette les détritus, ramasser quelques brindilles : il était pressé d’arriver le premier et de goûter le sel
Il ouvre la porte, il entre, il lance un regard à droite et à
gauche : il est bien le premier ! Alors, il prend la louche, il s’approche de la marmite ; il monte sur un chenet, soulève le couvercle, se penche et les vapeurs l’entraînent I
Peu de temps après, arrive la Puce. Elle regarde autour d’elle : point de Pou I Elle s’en réjouit et se dit : ‹ Il n’est encore pas revenu. Goûtons le sel I »
Elle goûte le bouillon et le trouve salé à point. Comme elle plonge la louche pour la seconde fois, elle voit dans la louche flotter son époux ! Elle laisse retomber la louche, prend la marmite par les deux anses, et va la renverser sur un tas de fumier. Et puis elle s’asseoit quelques pas plus loin, toute recroquevillée sur elle-même. Le tas de fumier s’effondre !
Passe le Chevrier, précédé de son troupeau, n voit la Puce : — Qu’as-tu, Dame Puce ? lui dit-il.
— Hou 1 hou I Que n’est-il arrivé ! Le tas de fumier s'est effondré. Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu !
•Le Chevrier jette au loin sa houlette. Ses chèvres se dispersent et se répandent par les chemins.
Passe le Porteur d’eau qui revenait de la fontaine entre ses deux ânes chargés. Il dit :
— Qu’as-tu, Dame Puce?
— Ce que j’ai ? Hou I hou I Que n’est-il arrivé ! Le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré. Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu I
'Le Porteur laisse tomber ses outres pleines, charge sur ses épaules les bâts et abandonne ses ânes.
Une voisine qui s’apprêtait à cuire des galettes, sort de sa maison, une galette crue dans chaque main. Elle demande à son tour :
— Qu’as-tu, Dame Puce?
— Hou I hou ! Ce que j'ai ? Que n’est-il arrivé I Le Porteur aux deux bâts, le chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré. Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu !
La voisine se plaque une galette sur chaque joue.
La maison de la voisine se déplace et dit :
— Qu’as-tu, Dame Puce ?
— Hou ! hou ! Que n'est-il arrivé ! Ce que j’ai ? La voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré. Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu I
La maison s'écroule :
Arrive la source :
— Qu'as-tu Dame Puce?
— Ce que j’ai? Hou I hou I Que n'est-il arrivé I La maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré. Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu I
La source se dessèche.
Une brebis vient à passer. Elle dit aussi :
— Qu’as-tu, Dame Puce?
— Ce que j’ai — Hou ! hou ! Que n'est-il arrivé ! La source tarie, la maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré ! Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu !
La brebis s’approche d’une haie d'épines et y accroche sa toison.
La haie d’épines se penche et demande :
— Qu’as-tu, Dame Puce?
— Hou ! hou I Ce que j’ai ? Que n’est-il arrivé ! La brebis dépouillée, la source tarie, la maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré ! Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu !
La haie d'épines se déracine et va se précipiter dans le fleuve.
Le fleuve s'avance et dit :
— Qu'as-tu, Dame Puce?
— Ce que j’ai? Hou ! hou I Que n’est-il arrivé I Le fleuve démonté, la haie d’épines noyée, la brebis dépouillée, la source tarie ,1a maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré t Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu t
Le fleuve déborde et s’étale.
La terre tremble. Un rocher demande :
— Qu’as-tu, Dame Puce ?
— Hou ! hou ! Ce que j’ai ? Que n’est-il arrivé l Le fleuve démonté, la haie d’épines noyée, la brebis dépouillée, la source tarie, la maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré 1 Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. Il est tombé dans la marmite et il a disparu !
Le rocher s’éboule.
Le soleil parle. Il dit :
— Qu’as-tu, Dame Puce?
— Ce que j’ai ? Hou ! hou I Que n’est-il arrivé ! Le rocher éboulé, le fleuve démonté, la haie d’épines noyée, la brebis dépouillée, la source tarie, la maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré I Le seigneur des hommes est descendu aux enfers, n est tombé dans la marmite et il a disparu I
Des éclairs déchirent le ciel. Les nuages crèvent en pluie diluvienne.
— Qu’as-tu, Dame Puce? demande enfin la mer.
— Ce que j’ai ? Hou ! hou I Que n’est-il arrivé ! Le ciel bouleversé, le soleil en'fui, le rocher éboulé, le fleuve démonté, la haie d’épines noyée, la brebis dépouillée, la source tarie, la maison écroulée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette, le tas de fumier effondré ! Le seigneur des hommes est descendu aux enfers. H est tombé dans la marmite et il a disparu !
Alors, la mer déchaînée s’avance et balaie tout. Plie entraîne le rocher, la haie d’épines, la maison écroulée. Elle emporte la brebis dépouillée, la voisine aux galettes, le Porteur aux deux bâts, le Chevrier sans houlette. Et elle engloutit le tas de fumier effondré, Dame Puce, et le seigneur des hommes !
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs !
Proverbe
Le son ne devient pas Farine.
L’ennemi ne devient pas un ami.
Chant d'amour
Jeune tille, veux-tu m’accompagner Le long de la rivière ?
Nous irions mangeant des figues La mort met (in aux misères.
Ma mère, le (leuve m'a emportée.
Jeune fille, veux-tu m'accompagner De montagne en montagne ?
Nous irions cueillant la joie La mort est le vrai refuge.
Ma mère, le fleuve m'a emportée.
Jeune fille, veux-tu m'accompagner De la plaine à la plaine ?
Nous verrions la gloire du monde Tu le sais, la mort est là.
Ma mère, le fleuve m'a emportée.
Veux-tu que nous partions, jeune tille ? Montons dans une barque, Glissons comme des poissons, Puisque vers nous s'avance la mort.
Ma mère, le fleuve m'a emportée.
Proverbes
I! a nourri un serpent pour qu'il s’enroule autour de son cou !
Les parents se sont résignés. Mais les étrangers blasphèment.
Oiseau ne vole ni ne te pose. Demeure suspendu !
Chant de danse
Bracelet aux émaux Dans les Monts Aydel, Tu es prisonnier De la neige et du vent.
Bracelet d’argent clair Perdu à la fontaine, Dis-moi, le bien-aimé, Qu’est-il devenu?
Bracelet de corail Au temps des olives, Va dire au jeune homme Que je suis délaissée.
Proverbes
Celui qui a levé la main, C’est comme s’il avait frappé.
Il ne touche ni au ciel ni ù la terre.
La nuit de mauvais rêves, Le jour de mauvaises nouvelles.
La blessure fait souffrir qui la porte.
178
Chant db méditation
Mère, ma douce mère, Dans quelle mésaventure Me suis-je fourvoyé IMère, ma solitude Est celle de l'ascète Retranché sur son rocher.
Pitié, maître des deux, Frayez-moi le chemin I
Proverbe
Les blessures se creusent et guérissent, Les injures creusent et creusent encore.
Chant du berceau
Ma mère, ma douce mère, Que celui qui s'apitoie sur moi Pleure avec moi.
Ma mère, ma tendre mère, Si j’ai par le monde un ami Qu'il pleure avec moi I
Proverbe
Personne ne monte la garde dans la bouche d’autrui !
ROUNDJA, LA JEUNE FILLE
PLUS BELLE QUE LUNE ET QUE ROSE
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil !
Jadis, il était un sultan qui se désespérait de n’avoir pas d’enfant. En dépit de sa puissance et de ses richesses, il était malheureux. Un jour qu’il se sentait le plus pauvre des hommes, il partit dès l'aube en pèlerinage.
Le lieu saint éblouissait parmi l'herbe des champs. Tandis qu’en approchait le sultan, un ange s'en détacha pour venir à sa rencontre et lui dire :
— Où portes-tu tes pas si matin, sultan ? N’es-tu pas riche et puissant, que peux-tu désirer de plus ?
— Hélas, gémit le sultan, je n’ai pas d’héritier, et si je viens à mourir, mes biens iront à des étrangers.
L'ange lui remit une belle pomme luisante et lui dit :
— Donne les épluchures de cette pomme à ta jument et le coeur à ta femme. La sultane sera enceinte et mettra au monde un garçon. Mais, ce garçon, gardez-vous bien de lui choisir un prénom avant que je n’apparaisse.
Neuf mois s’écoulèrent et la sultane mit au monde un enfant que l’on appela seulement : ‹ Prince. › Quand il fut assez grand pour aller à l’école, le peuple voulut qu’il eût un nom, le peuple se rendit au palais et cria de loin au sultan :
— La paix soit sur toi, sultan I Nous venons pour donner un nom à ton fils, notre prince, qui n’en a point.
— Appelez-le comme il vous plaira, répondit le sultan.
C’est alors qu’apparut l’ange, parmi la foule médusée. Il dit :
— L’enfant s’appellera « Cheikh Smaïn ›.
Et l’ange disparut.
Le petit prinee s'appela Cheikh Smain et grandit dans le bien. Devenu un adolescent accompli, il dit un jour à son père :
— Noble sultan, mon père, j’aimerais sortir et aller à la chasse.
— C’est bien, mon fils, répondit le sultan.
Et il ordonna à deux serviteurs fidèles d’escorter le jeune chasseur. A peine arrivé à la croisée des chemins, le prince se tourna vers ses compagnons :
— Séparons-nous, leur dit-il. Prenez par ici tandis que je prendrai par là et ce soir, retrouvons-nous sous cet arbre.
A la tombée de la nuit, les serviteurs arrivèrent avec leur gibecière pleine. Cheikh Smain avait la sienne vide. Ils la lui remplirent et revinrent avec iui au palais. Le lendemain. Cheikh Smain voulut encore chasser.. Ce fut au tour de deux autres serviteurs de l’accompagner. Le prince se sépara d’eux, à la croisée des chemins et leur dit, la main tendue :
— Allez de votre côté tandis que j’irai du mien et ce soir, retrouvons-nous ici.
Cheikh Smain fit quelques pas et aperçut un perdreau qui trottinait dans le sentier. Il le suivit et le vit disparaître sous une tente. Il approcha de la tente et dit d’une voix forte :
— Donnez-moi ma chasse I
Une jeune fille se montra, plus belle que lune et que rose. Elle dit :
— Je m'appelle Roundja. Ce perdreau ne t’appartient pas plus qu'il ne nous appartient.
Et elle se retira.
Le prince s’en revint songeur au palais. Il feignit une grosse fièvre et se coucha. Il ne mangea ni ne parta. Affolé, le sultan appela au chevet de son fils tous les docteurs et sorciers du pays. Comme ils défilaient vainement devant le malade, le sultan fit proclamer :
— A celui qui guérira l’héritier du royaume, je donnerai ce qu’il demandera.
■C’est alors que se présenta un tout jeune homme :
— Qu'on m'apporte un kilo de bougies, dit-il. Je suis savant et j’affirme que le prince parlera et guérira.
Après avoir allumé bon nombre de bougies, il en choisit une qu’il plaça bien en face. Et, s’adressant à elle d’une voix persuasive il dit :
— Parle, bougie, et raconte l’histoire des frères qui vivaient ensemble dans ce jardin de montagne où se trouvaient les raisins roses les plus prodigieux de la terre. Parle, bougie, ou je parlerai : Souviens-toi, ils étaient trois : l’un menuisier, l’autre tailleur et le dernier poète qui gardaient tour à tour le verger. Le poète et le tailleur dormaient quand le menuisier remarqua un frêle arbrisseau qui semblait danser sous la lune. Il le coupa et se mit à le sculpter face à la lune, à lui donner un corps de femme et un visage. A son tour le tailleur s’éveilla et lui fit une tunique. Le poète enfin ouvrit les yeux et aperçut près de lui cette poupée habillée. Il se dit : ‹Le menuisier lui a donné un corps, le tailleur une robe. Je vais, moi, prier Dieu de lui donner une âme». Et la poupée devint une femme d’une incomparable beauté. Au matin, le menuisier dit : ‹ Cette femme est ià moi, car je lui ai donné le corps. › Le tailleur dit : Elle est à moi, car je lui ai donné l’habit. » Et le poète dit : ‹ Elle est à moi, car je lui ai donné l'âme. » Bougie, toi qui sais, dis-nous à qui est cette femme.
Cheikh Smain alors se dressa et dit, excédé, au jeune savant : — Tais-toi. Ne me fatigue pas davantage : La femme revient au poète qui lui a donné l’âme. Que le sultan, mon père, me donne pour épouse Roundja et je guérirai.
Dès le lendemain, accompagné d’une imposante escorte, le sultan tout joyeux se présenta devant la tente. Sept hommes en sortirent aussi majestueux et forts que des chênes : c’étaient les frères de la jeune fille plus belle que lune et que rose. Le sultan leur dit :
— Cheikh Smain, mon fils, a résolu d’épouser votre sœur ou de mourir.
■Les sept frères allèrent chercher Roundja. Le sultan put ainsi l’admirer à loisir et bénir Dieu qui avait créé si surprenante beauté. Et les tambours et les flûtes annoncèrent à tout le pays les fiançailles de Cheikh Smain et de la fille la plus belle qui se puisse trouver sous le soleil.
Le prince nageait dans la joie et le sultan qui l'avait cru malade à mourir, en était fort aise. Settoute seule verdissait de jalousie (la vieille sorcière en voulait à Cheikh Smain depuis ce jour où, rendant la justice, il ne s'était pas précipité vers elle délaissant tout, pour s’occuper de son éternel procès). Aussi ne rêvait-elle que de lui nuire.
Un matin que Settoute rentrait chez elle plus furieuse que de coutume, elle teignit en hâte ses cheveux et ses mains au henné. Elle revêtit ses plus beaux atours et partit à la recherche de Roundja et de ses sept gardiens.
— Le sultan arrive pour emmener sa bru ! annonça-t-elle d’un ton bref aux sept frères. Préparez-vous à le recevoir.
Et elle s’en retourna légère, heureuse d’avoir pu enfin se venger de Cheikh Smaïn.
—• Puisque c’est ainsi, se dirent mortifiés les sept frères, puisque le sultan néglige de nous prévenir de sa venue et nous traite sa ’.s ég rds, nous allons partir sur le champ. Et quand il arrivera, il trouvera du vent !
Roundja se dépêcha d'écrire quelques mots et de cacher son message près de l’âtre, sous une pierre, avant de suivre docilement ses frères. Ce message disait : ‹ La paix soit sur toi, Cheikh Smaïn. Si tu veux encore de moi pour femme, viens me chercher au pays des Indes. ›
Plus malfaisante que le diable, Settoute se délecta d’apprendre au sultan que la fiancée de son fils avait quitté le royaume, que les sept frères avaient choisi de planter leur tente aux confins du monde et de promettre Roundja à un prince infiniment plus valeureux et fortuné que Cheikh Smaïn. Touché au vif, le sultan interdit que le prince en fût informé, car il craignait de le voir en perdre à nouveau le boire et le manger. Il fit même discrètement savoir à ses sujets : ‹ Celui qui osera dire à mon fils que sa fiancée l’a déhissé pour un autre, aura la tête coupée.»
La nouvelle cependant devait arriver jusqu’aux oreilles du prince un beau soir que deux jeunes garçons jouaient des oranges devant sa porte. Le perdant s’exclama tout à coup :
— Le tour qui m’arrive ressemble fort à celui que Ton a joué à Cheikh Smaïn !
Or, Cheikh Smaïn était à sa fenêtre. Il se penche et crie au jeune garçon :
— Et quel est ce bon tour que Ton m’a joué, veux-tu me le dire ? Car je suis Cheikh Smaïn.
— Eh bien, ta fiancée a quitté le pays. Ses frères l’ont emmenée à l’autre bout du monde.
Le prince paya les oranges du perdant. Puis il prit son fusil, son cheval, et partit en hâte vers la forêt. Mais où était la tente qui abritait la jeune fille plus belle que lune et que rose ?... Le prince allait s’en retourner, lorsqu’une chose attira son attention : c’était, sous une pierre, le message que lui avait laissé Roundja. Il lut : ‹ La paix soit sur toi, Cheikh Smaïn. Si tu veux encore de moi pour femme, viens me chercher au pays des Indes. ›
Le prince revint au palais sans perdre de temps, remplit un sac de pièces d'or et, tenant son cheval par la bride, annonça à ses parents qu’il était résolu à retrouver Rondja plus belle que lune et que rose, ou à mourir. Sa mère essaya vainement de le retenir par ses larmes. 11 s’éloigna. Elle le suivit longtemps des yeux.
Il alla. Il alla sur son cheval noir. Un berger le rencontra :
— Berger, n’as-tu pas remarqué une caravane emmenant une jeune fille ? lui cria Cheikh Smaïn.
— 11 y a deux jours est passée une femme plus belle que lune en plein ciel. Elle m’a lancé cette bague avec ces mots : ‹ Donne cette bague au cavalier qui te demandera de mes nouvelles ›.
Le prince mit l’anneau à son petit doigt et donna au berger une poignée d’or.
Il voyagea la nuit et le jour, par pluie et vent. Il traversa bien des contrées et entra dans un pays fort désolé. Des têtes coupées, montées sur des piques, ornaient sinistrement les remparts de la capitale. Le cheval fit un bond prodigieux et Cheikh Smaïn se trouva à l’intérieur de la ville. De la fumée montait d’une maison toute proche dont un nègre immense gardait l’entrée. Le nègre dit :
— Où as-tu pris l’audace d’arriver jusqu’ici ? Ne sais-tu pas que c’est moi qui ai ruiné cette cité ?
— Prends ton sabre, répondit Cheikh Smaïn avec calme. Prends ton sabre, et battons-nous.
Le nègre tomba et le prince allait l’achever quand, à sa grande stupéfaction, il vit ce nègre prendre la forme d’une femme à la noble coiffure. Elle supplia :
— Pour Dieu, ne me tue pas. Femme, je serai ton esclave. Nègre, tu n’auras pas de meilleur gardien que moi, car je me battrai pour toi jusqu’à la mort.
Cheikh Smaïn prit le nègre par la main et s'éloigna avec lui. Ils marchèrent. Ils marchèrent longtemps. A la tombée de la nuit, ils remarquèrent sur la .nJine une maisonnette tout éclairée. Sept frères y demeuraient avec leur sœur, une toute jeune fille, et regardaient avec inquiétude approcher les voyageurs. L'aîné dit :
— Si ce sont d’honnêtes passants, nous leur donnerons l’hospitalité. Si ce sont des malfaiteurs, nous nous défendrons.
Cheikh Smaïn et le nègre entrèrent. Une adolescente au doux visage les accueillit parmi ses frères et leur offrit de la galette de blé, des fruits et du lait.
— Cette jeune fille est notre sœur, expliqua l’aîné. Le roi des Incroyants veut nous la ravir et chaque jour, pour la défendre, nous nous battons contre une armée. Mais nous nous battrons ainsi jusqu’à la mort, car rien ne nous est plus cher au monde que notre sœur au visage de lait et aux cheveux couleur de maïs.
— Demain, promit Cheikh Smaïn, nous assisterons au combat sans être vus.
Le lendemain, voyant qu'il n'y avait ni vaincus, ni vainqueurs, le prince et son nègre fidèle prirent leur sabre et s’unirent aux sept frères. L’armée du roi des Impies fut décimée. Les sept frères, qui n’étaient pas des ingrats, se tournèrent vers Cheikh Smaïn pour lui dire :
— Grâce à toi et à ton vaillant compagnon, nous avons triomphé. Prends notre sœur, elle te revient.
— Je la prendrai avec joie, répondit Cheikh Smaïn, mais seulement à mon retour, car j’ai affaire au loin.
Suivi de son nègre fidèle, Cheikh Smaïn prit le chemin des Indes. Durant des jours et des jours, ils allèrent, s’émerveillant et se désespérant tour à tour de ce qu’ils découvraient. Ils entrèrent enfin au pays des Indes. Une grande fatigue était dans leurs membres : ils n’aspiraient qu’à se reposer de leur interminable voyage, et le cheval aussi. Une vieille femme, vêtue pauvrement les rencontra. Cheikh Smaïn lui parla doucement, du haut de sa monture :
— Notre mère, lui dit-il, nous venons de bien loin et nous sommes fourbus. Donne-nous asile pour cette nuit, au nom de Dieu.
La vieille femme les fit entrer dans sa maison et se désola de n’avoir à leur offrir qu’une galette d’orge et une cruche d’eau. Cheikh Smaïn lui tendit une poignée de pièces d’or et elle courut au village acheter des légumes, de la viande et des fruits. Elle put ainsi préparer un repas digne de ses hôtes et de leur grande faim.
Au cours de la veillée, le prince se tournant vers la vieille femme, demanda :
— Notre mère, sais-tu si des étrangers sont venus ici s’ins taller depuis peu ?
— Il y a quelques jours, des étrangers sont arrivés, mon fils, amenant avec eux une jeune fille plus belle que lune et que rose. A peine la vit-il, notre sultan ébloui l’épousa. Mais, elle, dit-on, s’est enfermée dans une tour, ne consentant à se laisser approcher par personne. A ceux qui tentent de l’aborder, elle lance des pierres. Certains en seraient morts, dit-on.
— Ne voudrais-tu pas la voir de notre part? supplia Cheikh Smaïn.
— Mon fils, Dieu m’est témoin que je ne demanderais qu’à vous donner de la joie, car vous avez été généreux avec moi tous les deux. Mais comment m’y prendre pour approcher cette jeune fille qu’on dit à demi-folle ?
— Lance-lui cette bague, dès que tu la verras prête à te faire du mal, et elle te recevra, j'en suis sûr, ajouta Cheikh Smaïn.
La vieille s’habilla décemment et s’en alla trouver le sultan. Elle lui dit :
— J’ai rêvé cette nuit que j’avais décidé ta jeune femme à t’accepter pour époux. Laisse-moi essayer de la convaincre.
— Dieu veuille t’entendre et te venir en aide I soupira le sultan.
Et il lui indiqua le chemin de la tour. La jeune fille était à sa fenêtre montrant le plus merveilleux visage qui se puisse voir sous la lumière de Dieu. La vieille femme lui sourit de loin et lui fit des signes d’amitié. Arrivée devant la tour, elle fit briller dans le soleil l’anneau que lui avait remis Cheikh Smaïn et le lui lança. Roundja l’attrapa au vol, le reconnut et accueillit la messagère dans la tour. La jeune fille était si heureuse qu’elle pouvait à peine parler.
— Va dire au sultan que s'il veut que je descende de ma tour et sois vraiment sa femme, il ordonne que la ville soit déserte tout le jour, car je désire la traverser en voiture dans tous les sens et n'entends être vue par personne. Et recommande à Cheikh Smaïn de se tenir prêt à m’enlever dès que je passerai devant sa maison.
La vieille retourna auprès du sultan pour lui dire :
— Dieu m’est venu en aide : La sultane consent à devenir vraiment ton épouse et à descendre de sa tour. Mais elle exige que nul ne sorte aujourd’hui dans la ville, car elle projette de s’y promener en voiture.
— Que sa volonté s’accomplisse, loué soit Dieu qui t’a envoyée ! Aujourd'hui nul ne sortira dans la ville, sous peine de mort. Ni même demain.
Alors, la vieille femme courut comme le vent vers Cheikh Smaïn et le bon nègre qui l’attendaient avec impatience.
— Prépare-toi à partir, cria-t-elle joyeusement au prince : la jeune fille plus belle que lune et que rose va passer en voiture devant la porte et tu n’auras qu’à la prendre au vol et à la confier à ton cheval noir.
Roundja plus belle que lune et que rose ne tarda pas à passer. Cheikh Smaïn s’élança, il la prit dans ses bras, et le cheval plus vif que l’éclair, les emporta tous deux. A quelques pas en arrière, suivait le nègre fidèle.
Parvenus au sommet d’une colline, le prince et Rondja descendirent de cheval pour se reposer. Cheikh Small posa la tête sur les genoux de sa fiancée et s’endormit. Mais il se réveilla en sursaut, car une larme venait de tomber sur sa joue. Alors, il vit que celle qu’il aimait pleurait.
— Qu’as-tu, lui dit-il, n’es-tu pas heureuse auprès de moi?
Mais elle lui montra au loin des cavaliers qui arrivaient et murmura craintivement :
— Ils nous poursuivent. C’est moi qu’ils cherchent à reprendre. Ils vont me ramener au sultan I
Cheikh Smaïn était déjà debout :
— Ne crains rien, dit-il tendrement à la jeune fille. Avec l’aide de Dieu et de mon ami fidèle, nous les vaincrons.
Le prince et celui qui ne le quittait ni jour ni nuit, attendaient avec leur sabre les cavaliers du sultan. Sans doute les anges guerriers du ciel furent-ils de leur côté, car de cette belle armée venant sur eux dans un nuage de poussière, il ne resta bientôt que des morts, des blessés et quelques pauvres fuyards.
Cheikh Smaïn put remonter paisiblement avec Roundja sur son cheval noir, suivi du nègre qui faisait bonne garde. Ils allèrent ainsi tous les trois, de jour et de nuit, traversant bien des contrées. Un pays riant s’ouvrit un matin devant eux, celui de la jeune fille aux cheveux couleur de maïs et au visage de lait que le prince avait disputée au roi des Impies. Elle était là sur le seuil, debout parmi ses frères, vêtue de longs voiles de soie étoilés d'or. Elle attendait que son époux veuille bien la prendre par la main et l’emmener. Cheikh Smaïn parut, la fit asseoir près de Roundja sur son cheval noir, et poursuivit son voyage, toujours accompagné de son nègre fidèle. Et ils allèrent ainsi tous les quatre, durant des jours et des jours.
■Le prince, maintenant, approchait de son royaume. A peine son cheval noir en eût-il foulé le sol, que le nègre reprit la forme d’une femme splendide, à la noble coiffure. Parti pour reconquérir sa fiancée plus belle que lune et que rose, Cheikh Smaïn revenait donc avec trois femmes d’une éblouissante beauté. Tandis qu’il les tenait toutes trois sur son cheval noir, entrant avec elles dans sa ville natale, la plus jeune au visage de lait lui dit :
— Je puis, si tu le désires, t’édifier un palais plus imposant que celui du sultan ton père.
— Je puis, moi, dit Roundja, créer autour de ce palais le plus merveilleux jardin avec les fleurs, les fruits et les oiseaux du paradis même.
— Je puis, si tu le veux, dit enfin la troisième à la noble coiffure, faire jaillir par tout le jardin d’abondantes et claires fontaines qui ne tariront ni jour ni nuit.
Les habitants de la ville furent saisis d’effroi lorsqu’ils virent au lever du soleil se dresser devant eux le palais magique au milieu d'un parc profond, et qu’ils entendirent le murmure des multiples fontaines mêlé au chant des innombrables oiseaux. Le muezzin, appelant les fidèles à la prière en tomba de son minaret. Et le sultan, réveillé en sursaut par une inquiétante rumeur, crut à quelque ennemi devant les remparts de sa ville : « Qui va pouvoir me renseigner habilement ? › se demandait-il avec anxiété. C’est alors que se présenta Settoute, la vieille sorcière. Elle dit :
— C’est moi qui te renseignerai, sultan. Et le vent n’ira pas plus vite que moi I
Elle prit un couffin de farine, elle alla s’installer à l’entrée du palais magique et entreprit d’allumer un beau feu de sarments entre trois grosses pierres. Puis elle pétrit sa galette et la mit à cuire dans le plat qu’à dessein elle avait posé à l’envers sur le feu. Les trois femmes de Cheikh Smaïn l'observaient de leur fenêtre.
— Retourne ton plat, lui cria l’une d’elles : Ta galette ne cuira jamais I
— Je suis aveugle, ma pauvre enfant, répondit Settoute. Ne pourrai-tu me venir en aide ?
Celle des épouses qui avait le pouvoir de se transformer en nègre descendit et s’avança d’un pas noble, faisant tinter les lourds anneaux qui ornaient ses chevilles.
— Qui es-tu, mon enfant? demanda Settoute du ton le plus engageant. Si j’en juge par ta voix qui est douce et par ta main qui est parfaite, tu dois être fort belle et bonne par surcroît, puisque tu te soucies de la pauvre maladroite que je suis.
— Je suis la femme de Cheikh Smaïn. Et mes deux compagnes qui te sourient du balcon sont aussi les épouses de Cheikh Smaïn • Si tu n'étais aveugle, tu les verrais.
— Cheikh Smaïn ! s’exclama Settoute, tu as bien dit Cheikh Smaïn ? Mais c’est le fils de ma sœur chérie que tu viens de nommer I Mène-moi vers lui sur le champ, afin que je sois la première à le saluer et à le presser sur mon cœur !
La jeune femme la prit par la main et la conduisit auprès de son maître. Settoute se jeta sur le prince et l’embrassa. Elle le cajola et apprit ainsi de lui tout ce qu'elle espérait entendre. Puis elle se sépara de lui et courut comme le feu chez le sultan.
— Cheikh Smaïn, ton fils, est revenu ! lui annonça-t-elle, haletante. Il a ramené Roundja plus belle que lune et que rose et deux autres jeunes femmes aussi éblouissantes qu’elle par surcroît. Et ce palais qui fait pâlir le tien, ces jardins enchanteurs et ces fontaines sont à lui !
•Le sultan ressentit un grand dépit d’être éclipsé en toutes choses.
Cheikh Smaïn se disait le plus comblé des hommes : il avait retrouvé son pays. Et il vivait parmi des épouses aussi belles que sages qui, loin de se nuire et de s'envier, s'aimaient. Aussi ne manquait-il pas chaque matin d’en rendre grâce à Dieu dans son cœur, la face tournée vers l’Orient.
Mais voilà qu’un beau jour, il voulut associer à ce bonheur son père le sultan. Voilà qu’il voulut lui offrir un festin digne de lui. Alors, celle de ses épouses au visage de lait n’eut qu’à faire tourner un anneau d’or autour de son doigt pour que d’innombrables tables en bois précieux surgissent, couvertes de grands plats d'argent remplis de mets succulents. Devant si royal festin, le sultan pâlit de stupeur et d'envie. Il en mangea tout de travers et sentit les griffes de la jalousie le lacérer. Car loin de l’enchanter la merveilleuse beauté de ses brus le torturait au contraire. Aussi, dès cet instant, résolut-il en son vilain cœur de supprimer Cheikh Smaïn son fils, et de lui ravir et ses femmes et ses biens. Il s’efforça néanmoins de sourire, lorsqu’il dit au prince :
— Ce soir j’ai été ton hôte. Mais demain, tu voudras bien être le mien.
Te lendemain, quand Cheikh Smaïn voulut se rendre chez son père, Roundja plus belle que lune et que rose l’arrêta par ces mots :
— Maître, je vois du sang parmi tes proches.
Il répondit ;
— Que la volonté de Dieu et celle de mon père s’accomplissent I
— Du moins, poursuivit la jeune femme, prends cette bague que tu laisseras tomber dans ton assiette chaque fois qu’on te présentera un plat nouveau.
Grâce au précieux anneau, le prince échappa à une mort affreuse. Le sultan qui s’attendait à ce qu’il tombât foudroyé à la fin du repas, fut grandement déçu de lui voir la mine florissante et l’œil vif.
— N’avais-je pas ordonné qu’on empoisonnât tout ce qu’on présenterait à mon fils? tonna-t-il devant ses serviteurs rassemblés.
— Seigneur, répondirent en tremblant les serviteurs, vous avez été obéi car il n’est rien, de ce qu’a mangé le prince, qui n’ait contenu du poison et quel poison !... Pour avoir goûté à un reste de viande, un pauvre mendiant est mort sur le champ : nous l’avons vu devenir tout noir et tournoyer sur lui-même sans pouvoir le secourir.
Cette nouvelle parut apaiser un peu le sultan. H soupira et rêva à la ruse qui viendrait à bout de Cheikh Smaïn et de tous les anges qui veillaient sur lui. Et des semaines s’écoulèrent avant que lui vînt une idée fertile.
Mais un jour il se leva léger pour faire creuser en hâte par ses hommes les plus dévoués plusieurs fosses dans la salle d’apparat. Ces fosses, il les fit remplir à ras bord de glaives et de poignards et recouvrir de somptueux tapis. Nui ne se serait douté qu’à chaque pas la mort avait été semée dans cette noble pièce. Et le sultan se disait plein d’espoir :
— Cette fois, il ne m’échappera pas. Il succombera, percé par glaives et poignards !
Et il s’en alla joyeux trouver le prince pour lui dire, au moment le plus favorable :
— Mon fils, est-ce l'effet de la vieillesse?-... les soirées me semblent bien longues. Demain, ne pourrais-tu venir passer la veillée avec moi ? Il y a si longtemps que je n’ai joui de ta compagnie charmante !
Comme Cheikh Smain se disposait à partir, le lendemain, sa jeune femme au visage de lait et aux cheveux couleur de mais l’arrêta :
— Maître, lui dit-elle avec tendresse, je vois du sang sur tes vêtements.
Il répondit :
— Que la volonté de Dieu et celle de mon père s’accomplissent 1
— Du moins, reprit l’épouse, emporte cette ‘levrette dans tes bras : Elle te conduira. Mais pour Dieu, suis-la docilement ou tu es perdu I
Le prince prit la petite chienne sous son bras et s’éloigna dans la nuit. Il lâcha la levrette sur le seuil de la salle qu’il devait traverser aux côté de son père et la suivit pas à pas. Le sultan eut beau tenter de le distraire, le prince n’avait de regard que pour la chienne. Elle s’arrêta enfin. Cheikh Smain la prit alors sur ses genoux, s'assit à l’endroit qu’elle venait de lui indiquer et se mit à converser avec son père le plus agréablement du monde et à lui conter son voyage au pays des Indes.
Blanc de peur et de rage, le sultan l’écoutait à peine. Il respirait avec effort, et la jalousie était en lui comme un feu dévorant. C’est ainsi que Cheikh Smain échappa à cette mort qui paraissait si sûre.
Mais plus le sultan se sentait impuissant contre son fils et les forces qui le protégeaient, plus son désir de l’abattre s’exaspérait. Un matin, de guerre lasse, il alla trouver Cheikh Smain et lui demanda :
— De grâce, qu’est-ce qui pourrait venir à bout de toi, est-ce la poudre, est-ce le fer, est-ce la corde ?
Le prince qui se reposait près d’une fontaine, dans son admirable jardin, répondit simplement :
— Je ne crains ni le plomb, ni le fer, ni les liens. Tous les fusils du monde pourraient tirer sur moi sans m’atteindre ; toutes les lames me transpercer sans que je succombe. Et je briserais toutes entraves, fussent-elles de lourdes chaînes.
— Mais alors, quelle est la chose qui pourrait avoir raison de toi. n faut bien qu’il y en ait une ?
Le prince réfléchit un temps avant de répondre. 11 dit :
— J’ai là, dans ma poche, une chaînette d’argent. Si je consentais à te la remettre pour que tu l’enroules autour de mes poignets, alors seulement je serais sans défense.
— Tu te ris de moi, reprit le sultan. Comment veux-tu que je te croie?
— Essaye. Quand tu m'auras attaché avec cette chaîne si fragile d’apparence, tu me verras à ta merci et à la merci de quiconque me voudrait du mal.
Le sultan prit la chaînette en tremblant et lia les poignets de son fils qui tenta vainement de se dégager. Alors seulement le prince se souvint de ce que lui avait dit sa jeune femme à la noble coiffure pour le mettre en garde, comme il s’acheminait vers la fontaine où l’attendait son père :
— Maître, lui avait crié l’épouse qui avait le pouvoir de se transformer en nègre, maître je vois du sang parmi tes proches et cette fois je crains que rien ne puisse te sauver I
Et il avait été assez insensé pour répondre encore :
— Que la volonté de Dieu et celle de mon père s'accomplissent !
Une joie diabolique possédait le sultan devant ce fils invulnérable désormais sans défense. Fallait-il être assez stupide ou fou pour se remettre entre les mains de son pire ennemi? Enfin le sultan allait pouvoir jouir du palais magique, des jardins aux multiples fontaines et des trois merveilleuses femmes qui y régnaient I Délirant de joie, il appela ses serviteurs et leur commanda d’arracher les yeux à Cheikh Smain et de les lui mettre dans ses poches.
Le prince sans regard était là, debout, plus faible qu’un enfant, les poignets sciés et ensanglantés par la mince chaînette qu’il s’était efforcé de rompre désespérément. Le sultan ordonna qu’on le chargeât sur un mulet et qu’on le menât en pleine forêt pour que les fauves le dévorent.
Dès qu’il fut arrivé au cœur de la forêt, Cheikh Smain dit au serviteur qui l’accompagnait :
— Et toi, n’auras-tu pas pitié de moi, ne vas-tu pas délier mes poignets, briser cette maudite chaîne qui a fait de moi le plus misérable des êtres ?
Le serviteur le délivra et se retira tout penaud. Et le pauvre prince s'assit au pied d’un arbre et se mit à méditer. La nuit venait, une nuit fraîche. Cheikh Smaïn était seul avec le bruit ■des feuilles et du vent. Il n’avait pour se défendre qu’un bâton posé près de lui et quelques pierres. Mais pourrait-il seulement s’en servir? Il était aveugle... Soudain, il perçut très haut dans l’arbre une sorte de plainte : c’était un aigle tout déplumé qui suppliait ses enfants de le couvrir de leurs ailes car il tremblait de froid.
— Nous n’en ferons rien, répondaient férocement les aiglons. Tu peux bien mourir de froid si tu veux. Ce qui arrive à Cheikh Smaïn nous enseigne trop qu'il ne faut pas attendre de bonté de la part des parents et qu’il faut les traiter sans pitié. Maudit soit le père qui a arraché les yeux du meilleur des princes et l’a conduit dans la forêt pour servir de pâture aux fauves I
— Cheikh Smaïn a ses yeux dans ses poches, répondit gravement le vieil aigle. S’il veut revoir la lumière de Dieu, qu’il prenne quelques feuilles à ce bel arbre auquel il est adossé, qu’il les mâche, puis qu’il les presse au-dessus de ses paupières. Alors, délicatement qu’il remette chaque œil à sa place et qu’il attende. Au bout d’un instant, la lune ronde lui apparaîtra parmi les étoiles, dans le ciel, et demain la lumière du jour l’éblouira au réveil.
Cheikh Smaïn écouta le discours du vieil aigle et pria Dieu que se réalisât ce qu’il venait d’entendre. Il tendit le bras et cueillit une poignée de feuilles à une branche basse : c’étaient des feuilles épaisses et lisses : il les mâcha. Dès qu’il en eut pressé le jus dans ses orbites, il prit délicatement ses yeux et replaça le gauche à gauche, et le droit à droite, avec grande patience, de peur de se tromper. Puis il ferma les paupières et attendit, tremblant d’espoir. Quand il les rouvrit, l’instant d’après, la lune le regardait dans le ciel fleuri d’étoiles.
Cheikh Smaïn remercia le vieil aigle et rendit grâce à Dieu dans son cœur. Et puis il s'enveloppa étroitement de son burnous et s’endormit heureux, sur un lit de feuilles sèches. La lumière de Dieu l’éblouit au réveil .11 se leva. Il cueillit un bouquet de feuilles à l’arbre merveilleux, ramassa son bâton et se remit en marche.
Il alla, il alla droit devant lui à travers la forêt. Il marcha, il marcha longtemps. Lorsqu’il se vit devant de beaux champs labourés, il s’arrêta pour souffler un peu. Un vieillard, poussant
un troupeau le remarqua sur le bord du chemin et le regarda avec bonté.
— Mon père, lui dit le prince, veux-tu que je sois ton fils? Tu es vieux et je te vois travailler.
' — Mon fils, répondit le vieillard, c’est Dieu qui t’envoie, car nous sommes seuls ma femme et moi. Nos champs sont vastes, tu les cultiveras pour nous et à notre mort, tout ce que nous possédons sera pour toi.
Cheik Smaïn et le bon vieillard entrèrent dans le village. Ils s’arrêtèrent devant la première maison : elle était rustique mais propre ; un beau figuier l’ombrageait et la rendait accueillante.
— Dieu nous a envoyé un fils I annonça dès le seuil le vieillard à sa compagne.
Une femme âgée mais encore robuste se montra. Elle leva sur le prince son regard transparent et sourit :
— Sois le bienvenu, mon enfant ! lui dit-elle en lui prenant la tête entre ses mains brunes. Nous avions si peur de mourir seuls. Pouvions-nous rêver d’un fils plus accompli ?
Elle servit, dans la pièce la plus claire, un grand plat de couscous arrosé de lait. Jamais nourriture ne parut plus délectable au prince qui avait grand faim. Il y eut aussi des fruits et du café pour fêter cette heureuse rencontre. Et les deux vieux et le prince rendirent grâce à Dieu d’avoir donné un fils à deux vieillards solitaires et des parents à un jeune homme odieusement trahi par son propre père. Une vie nouvelle allait commencer pour tous. Une vie paisible et douce.
■Le lendemain, comme la vieille femme se disposait à faire son beurre dans une courge évidée qui lui tenait lieu de barratte, Cheikh Smaïn s’avança :
— Tout ce lait que tu vois va devenir du beurre, déclara-t-il.
Il jeta dans la barratte une des feuilles qu’il avait cueillies à Tarbre merveilleux et tout le lait se changea en une énorme motte de beurre. Eblouie, la vieille femme appela les voisines : elles accoururent par groupes pour constater le miracle et supplier Cheikh Smaïn de venir battre leur beurre. Le prince mérita bientôt le surnom de « Mehend qui bat le beurre ›, et sa popularité s'étendit à tout le royaume.
Cheikh Smaïn connut la paix parmi ces gens simples qui l’aimaient. Mais il était dit qu'il entrerait à nouveau dans les tourments. Cela il le comprit le jour où il vit son père adoptif extraire d'un vieux coffre un vieux fusil rouillé et entreprendre de-le fourbir.
— Mon père, dit-il, pourquoi cette arme ?
— Mon fils, notre maître le sultan veut que nous allions nous battre contre le nègre qui défend le palais et les femmes de son fils. Car d’avoir donné en pâtura aux grands fauves de la forêt notre beau prince, après lui avoir fait arracher les yeux, ne lui suffit pas. Voici maintenant qu’il convoite ses biens et ses femmes. Mais un nègre terrible les défend farouchement et les défendra jusqu’à la mort. Malheur aux imprudents qui s’en approcheront !
— Mon père, dit Cheikh Smaïn, ta place n’est pas au combat. Je me battrai pour toi.
— Non, mon fils. Ma vie, à moi, est finie mais la tienne commence. La mort peut bien me prendre, ce ne sera pas une grande perte.
— Je partirai I reprenait avec plus d’ardeur le prince.
Et le débat menaçait de durer, quand la vieille femme y mit fin :
— Partez tous les deux, dit-elle. Le père veillera sur le fils et moi je prierai pour que vous me soyez bien vite rendus.
Ils partirent donc, le vieillard armé d’un bâton et le fils d’un fusil. Un nègre géant gardait bien l’entrée du palais magique. Brandissant un yatagan, il fauchait à droite, fauchait à gauche. Dès qu’il aperçut Cheikh Smaïn qu’un masque rendait méconnaissable, le nègre, à travers un judas, annonça aux deux jeunes femmes, ses compagnes, qui tremblaient de peur à l’intérieur du palais :
— Je sens l’odeur du maître I
— Va, lui répondirent-elles avec tristesse, le maître est bien mort. Aussi, dès que tu sentiras ta force faiblir, ne manque pas de nous prévenir, afin que nous avalions le poison que nous avons préparé. Car mieux vaut mourir que d’appartenir au père monstrueux de notre bien-aimé maître.
Cheikh Smaïn, le sabre à la main, s’était frayé un passage parmi la foule stupéfaite.
— Je sens l’odeur du maître ! dit à nouveau le nègre, mais avec plus de conviction, aux deux jeunes femmes qui observaient par le judas.
Alors, Roundja plus belle que lune et que rose déclara :
— Voici une pomme. Lance-la lui : s’il la porte à ses narines et la met dans sa poche, c’est lui. Mais s'il la laisse à terre, il ne nous restera plus qu’à mourir.
Le nègre lança la pomme. Le jeune guerrier l’attrapa, la res* pira longuement et la glissa dans sa poche.
— C’est lui, c’est bien lui ! Dieu soit loué I s’écrièrent Roundja et sa compagne au visage de lait.
Et un grand espoir emplit leur coeur. Cheikh Smaïn, maintenant se trouvait devant le nègre. Il lui dit à mi-voix :
— Tue une bête et remplis de sang un boyau que tu enrouleras autour de ta poitrine, sous tes vêtements. Je crèverai ce boyau de mon sabre. Le sang se répandra sur ton corps : alors, toi, fais le mort et laisse-toi tomber.
Le nègre fidèle égorgea dans la nuit un agneau. H remplit de sang un long boyau et l’enroula dès l’aube autour de sa poitrine nue. Cheikh Smaïn se battait comme un lion. Il accomplissait tant de prouesses qu’une voix ne put s'empêcher de monter et de dire à la foule :
— Si vous voulez que ce nègre soit terrassé, donnez à ce jeune homme valeureux l’armure et le cheval de Cheik Smaïn, car il mérite cet honneur. Et vous verrez qu’il tuera le nègre indomptable.
Alerté, le sultan donna au guerrier le cheval et le sabre de ce fils qu’il croyait mort depuis longtemps.
Cheikh Smaïn, monté sur le cheval fameux qui lui avait valu tant de victoires, alla planter son sabre dans le boyau gonflé de sang. Le nègre s’affaissa. Quelques-uns des combattants s’arrachèrent alors de la foule pour se jeter haineusement sur lui, prétendant tous venger un être cher. Mais le guerrier les arrêta. Se plaçant devant la victime, il dit d’une grande voix :
— Cet homme est mort et son corps me revient. Que personne n'en approche !
Impatient de s’emparer du palais et des femmes de son fils, le sultan convoqua dès le lendemain les Notables de la ville :
— J’ordonne, leur dit-il, que vous déclariez devant mes sujets qu’il n’y a aucun sacrilège à ce que j’épouse les veuves de mon fils, j’ordonne que vous clamiez bien fort qu’il est permis au sultan d’épouser les veuves de son fils.
— Bien. Seigneur, répondirent humblement les Notables.
Une foule énorme se pressait devant le palais que personne ne défendait. Car le sultan avait dressé devant l’entrée majestueuse son trône splendide qu’entouraient les sept Notables comme de blancs ramiers. Une immense clameur s’éleva : c’étaient six, parmi les Notables, qui criaient à la face du ciel :
— Oui, bonnes gens, il est permis, il est digne et juste que le sultan épouse les veuves de son fils I
Une seule voix, inexorable et froide comme une lame, clama à son tour :
— Malheur au père qui ose convoiter .ses brus. Malheur au père qui ose épouser les veuves de son fils, car il commet un sacrilège I
Et cette voix était celle du septième Notable. Le sultan eut un regard sévère pour le maladroit qui avait l’audace de le contredire et ordonna à ses domestiques de le rouer de coups. Par sept fois les six premiers Notables déclarèrent :
— La loi de Dieu permet l’union du père avec ses brus.
Et par sept fois, la voix du septième Notable clama de plus en plus pathétique :
— Dieu maudit l’union du père avec ses brus !
Et par sept fois, cet homme juste, fut roué de coups et couvert d’injures.
Cheikh Smain enfin laissa tomber le masque qui le rendait méconnaissable pour tout autre que son nègre fidèle et se dressa devant son père. Sur sa magnifique monture, il était aussi prestigieux que la foudre, aussi redoutable que l’Ange de la Mort.
— Descends de ce trône ! jeta-t-il à son père, d’une voix méprisante. Car il faut que justice soit faite !
Il contraignit le sultan à s'asseoir par terre comme un mendiant et se servit de son genou comme d’un billot pour couper la tête aux six Notables qui avaient osé proclamer à la face du ciel : ‹ Dieu permet l’union du père avec ses brus. › Au septième il dit :
— Homme juste, je te fais don de tous les biens de ces hommes impies.
Et il se tourna enfin vers son père pour lui clouer contre le mur les mains et les pieds.
— Qu’on allume un feu lent à ses pieds, ordonna-t-il d'une voix sombre, afin que lentement il brûle et se souvienne de ses forfaits. « Père indigne, poursuivit douloureusement le prince, n’est-ce pas toi qui m’as enseigné pareille cruauté? Et le sort que tu subis, ne me le ferais-tu pas subir, si je me laissais aller à la pitié ? Souviens-toi de tes crimes à mon égard : N’as-tu pas essayé par trois fois de m'arracher la vie? Tu as d’abord eu recours au poison ; un anneau magique m'a sauvé. Alors, tu as imaginé de me faire tomber dans une fosse hérissée de glaives et de poignards que dissimulaient de somptueux tapis. Et c’est à ma levrette que j’ai dû de ne pas mourir, percé de toutes parts. Enfin, tu as voulu savoir ce qui pourrait me rendre aussi impuissant et inoffensif qu’un enfant, et j’ai été assez naïf pour me remettre entre tes mains et me laisser enchaîner par la chaînette d’argent qui, seule, avait pouvoir de me réduire. Tu m’as eu donc à ta merci et tu m’as fait arracher les yeux. Tu m'as livré en pâture aux fauves, moi ton fils aveugle et désarmé. Mais cela encore ne te suffisait pas : tu as corrompu tes Notables, tu as convoité mes épouses et mes biens I »
Et Cheik Smaïn, sourd aux cris affreux qui lui parvenaient *1 travers les hautes flammes, s’éloigna, déchiré et triste jusqu’à la mort.
Dans son merveilleux palais l’attendait le nègre fidèle qui, à sa vue, reprit la forme d'une femme à la noble coiffure. Mais le chant des multiples fontaines et des innombrables oiseaux, la fraîcheur de son épouse au visage de lait et aux cheveux couleur de maïs, la fidélité et l'amour de son peuple, ainsi que la splendeur de Roundja plus belle que lune et que rose, réussirent à peine à endormir le mal secret qui rongeait son cœur.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
n a été piqué par les guêpes, Et il a passé sa colère sur les criquets.
La chose en commun Est un vêtement pestiféré.
Les soucis enlaidissent, C’est la joie qui fait fleurir.
Chant de méditation
J'entendais s'élever l'appel à la prièreQuand un sommeil perfide endormit ma conscience.
Le démon me couvrait d'épaisses couvertures, Et je riais sous cape de tous ceux qui priaient.
Le démon m’a montré le chemin de l'ablme, Et du haut d’un pic, il m'a précipité.
Proverbes
Comme qui verserait de la sauce dans un tamis.
Le regard du poulet
Vers la goutte qui filtre de l’outre !
Adresse-toi à qui a été éprouvé : il vaut mieux qu’un médecin.
Chant de danse
Rameau d’olivier Tout alourdi de fruits, Comment va la jeune tille A la chevelure blonde ?
Bergamotier feuilluQui nous donnes ton ombre Salue la jeune fille A la taille flexible.
Et toi, chêne altier Jailli de la montagne, Surprends la jeune fille Au milieu de ses jeux.
Proverbes
Il n’a aucun sens
Comme une lampe à midi.
J’ai pris un chat pour qu’il me tienne compagnie : Et ses yeux menaçants me lancent des éclairs.
N'enlève pas la croûte à une plaie !
Le criquet est frère de la sauterelle.
Chant d’amour
L’oiseau pleure L’été est fini pour lui.
Mon cœur pleure L’hiver tombe sur lui.
Je plains la gerbe de soie Qui s'épanouit et retombe.
Je pleure la jeune fille Que la mort a couchée Dans sa beauté en fleur.
Ronde de la neige
La neige tombe comme des toisons Dieu extermine les meuniers l La neige tombe et tond Dieu dévaste les Aith Aissi !
Chant de méditation
Cesse de te tourmenter, ô mon cœur, Et reconnais qu’à ma mère Nulle femme n'est préférable.
Les propos des hommes sont perfides, Ils creusent des ravages Et tendent à nous séparer.
Mais nous continuerons à nous voir, Et qu'on en jase si l'on veut !
Si je l'abandonnais, je serais sans honneur.
Proverbe
Comme le regard égaré de la femme qui s'enfuit !
HISTOIRE DE VELAJOUDH
ET DE
L’OGRESSE TSERIEL
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long SI I
Dans un certain village, autrefois, il était un petit garçon que l'on appelait Velâjoudh▶ et ce ◀Velâjoudh▶ était toujours à la recherche d'une farce qui amuse et mystifie ses semblables.
Un beau jour, il grimpa sur le figuier qui poussait en bordure du chemin et se mit à clamer :
— Qui veut manger des figues, qui veut en manger? Le figuier de ◀Velâjoudh▶ est lourd de fruits mûrs à point. Qui veut manger des figues hors de saison ? Que ceux qui veulent en manger accourent : le paradis de Dieu est descendu sur la terre !
Bien entendu, le figuier ne portait pas une seule figue.
A l'heure chaude, l'ogresse passa. Il faisait un soleil à tuer les ânes : Tseriel, l’ogresse, allait boire au ruisseau qui arrosait le pied du figuier. Elle entendit ◀Velâjoudh▶ crier : ‹ Qui veut manger des figues?... › Tseriel était aveugle mais géante; sa chevelure, comme une broussaille, se dressait vers le ciel. Tseriel dit :
— C’est justement toi que je cherchais !
Elle allongea le bras vers l’arbre, et attrapa ◀Velâjoudh▶ par la patte. Elle le tira jusqu’à elle et l’enferma dans une outre. Comme elle n’avait pas de corde, à tâtons, elle chercha un lien : ses doigts rencontrèrent des feuilles d’oignons sauvages. Elle s’en servit pour lier l’outre qu’elle adossa au figuier. Et puis elle se disposa à faire sa prière d’après-midi. ◀Velâjoudh▶ attendit qu’elle allât faire ses ablutions dans le ruisseau pour rom-
pre le lien fragile et sortir. Il ramassa des cailloux ; il en remplit l’outre qu’il referma et puis il s’éloigna.
Tseriel pria. Ensuite elle tira de son corsage un morceau de galette et des figues qu’elle mangea. Elle but au ruisseau et se dirigea enfin vers l’outre, tandis que ◀Velâjoudh▶ gagnait une petite éminence pour ne rien perdre de la scène. Tseriel essaya de soulever l’outre. L’outre lui tomba des mains. Elle se dit : ‹ Qu’a-t-il mangé? Pour quelle raison ◀Velâjoudh▶, qui était si léger tout à Theure, est-il si lourd maintenant? › Elle réussit enfin à charger l’outre sur son dos. Elle fit quelques pas, mais les cailloux se mirent à lui piquer les épaules. Elle s’écria :
— Retire tes genoux, ◀Velâjoudh▶, ils me font mal au dos !
De loin, ◀Velâjoudh▶ lui répondit dans un éclat de rire :
— Que me veux-tu, maman-grand’mère ? As-tu cru vraiment que tu attacherais ma tête avec des feuilles d’oignons sauvages ? Ouvre un peu ton outre pour voir ce qu’elle renferme !
Furieuse, l'ogresse jeta l’outre à terre. Le lien se brisa et les cailloux se répandirent et roulèrent, blessant Tseriel au pied.
— Que Dieu te trompe comme tu m’as trompé I s’écria-t-elle. Un jour sera ton jour et je t’attraperai.
Dans l’espoir de surprendre ◀Velâjoudh▶, l’ogresse ne manquait pas de revenir chaque jour près du figuier. Un beau matin, ◀Velâjoudh▶ retourna au figuier. Il s’éleva jusqu'à la plus haute branche et, regardant non pas ses pieds mais le ciel, il se mit à clamer :
— Qui veut manger des figues, qui veut en manger? Le figuier de ◀Velâjoudh▶ est lourd de figues mûres à point. Qui veut manger des figues hors de saison? Que ceux qui veulent en manger accourent ; le paradis de Dieu est descendu sur la terre I
A l’heure chaude, survint l’ogresse. Elle entendit ◀Velâjoudh▶ crier : ‹ Qui veut des figues ? »... Elle avança la main entre les branches et tira ◀Velâjoudh▶ par la patte. Elle l’enferma dans l’outre qu’elle noua solidement.
— Cette fois tu ne te sauveras pas ! dit-elle en jetant à la hâte Poutre sur son épaule.
◀Velâjoudh▶ essaya vainement de la piquer avec ses coudes et ses genoux. Mais il eut beau se tourner et se retourner dans l’outre, il ne put échapper à l'ogresse.
A peine arrivé dans sa maison, Tseriel tâta ◀Velâjoudh▶ et le trouva maigre. Afin qu’il engraissât, elle l’enferma dans une dépense regorgeant de miel, de beurre, de figues sèches, de dattes et de noix :
— Mange tout ce que tu voudras, lui recommanda-t-elle.
Et elle tira sur lui la porte.
◀Velâjoudh▶ mangeait et 'dormait, dormait et mangeait. L’ogresse lui donnait à boire par un petit guichet. Au bout d’une quinzaine de jours, elle s'approcha du guichet et dit :
— ◀Velâjoudh▶, mon fils, donne-moi ta main pour que je voie si elle est plus potelée.
Il lui tendit le manche d’une cuiller en bois.
— Tu es toujours aussi sec l lui dit-elle avec dépit.
Et elle s’en alla chasser. Quelques jours après, elle dit à nouveau :
— Donne-moi ta petite main, ◀Velâjoudh▶ mon fils I
Il lui offrit le manche d’une cognée. Mais l’ogresse déclara :
— Je t’accorde encore huit jours. C’est tout ce que Dieu t’aura donné de vie : maigre ou gras, ce sera même chose. Je m’en vais inviter mes parents et chercher ma fille Vetellis qui est chez sa tante.
Le lendemain, elle ramena Vetellis. Vetellis avait un œil blanc. La veille du grand jour, Tseriel se tourna vers elle et lui dit :
— Mouds du blé, prépare de la semoule en quantité, roule le grain du couscous, car j'irai au petit jour inviter mes sœurs, mes frères, mes tantes, toute notre famille enfin. Nous reviendrons par la forêt et nous rapporterons du bois. Toi, pendant ce temps, allume le feu et mets au-dessus la grande marmite des mariages. Et puis, fais sortir ◀Velâjoudh▶ de la dépense, égor- ge-le, et jette-le dans la marmite après l’avoir découpé en morceaux. N’oublie ni le sel, ni le poivre rouge, ni les épices et les aromates. Et que tout soit prêt pour notre arrivée.
◀Velâjoudh▶, l’oreille collée à la porte, ne perdait pas un mot des recommandations que l’ogresse faisait à sa fille.
Tseriel sortit à l’aube. Vetellis rangea la maison, alluma le feu, éplucha beaucoup de gros oignons qu’elle fit macérer dans l’huile et le poivre rouge. Puis elle posa sur le feu la grande marmite des mariages et se dirigea vers la dépense. Mais à peine en eut-elle ouvert la porte, que ◀Velâjoudh▶ lui sautait à la gorge. H l’égorgea, et la jeta dans la marmite. Tl revêtit alors ses habits, se coiffa de son foulard, ceignit sa ceinture et s'occupa du festin. Il fit cuire le couscous à la vapeur, et puis il le beurra pour en séparer soigneusement les grains. Il le répartit en trois plats de bois immenses et n'omit pas de jeter une poignée d'épices dans la sauce. Lorsque tout fut prêt, comme Vetellis avait un œil blanc, ◀Velâjoudh▶, pour n’être pas reconnu, se mit un bandeau sur l’œil : il prétexterait que la fumée faisait larmoyer son œil perdu.
Et ◀Velâjoudh▶ monta sur le toit pour guetter l’ogresse et sa suite. Il les vit s’avancer de loin, portant des troncs d’arbres et des fagots. Ils étaient quatre-vingt-dix-neuf. Avec Tseriel, ils étaient cent : ogrillons et ogrillonnes grouillaient autour d’eux.
◀Velâjoudh▶ descendit et se porta à leur rencontre. Il imita la voix de Vetellis et souhaita la bienvenue à tous et à toutes. Les ogres se réunirent autour d’un plat de couscous, les ogresses autour d’un autre et les ogrillons et ogrillonnes autour d’un troisième. Et ils se mirent à manger de grand appétit. ◀Velâjoudh▶ versait la sauce, servait la viande, apportait à boire, veillait à tout. Les ogresses lui dirent :
— Viens donc manger, Vetellis t
H répondit aimablement :
— Quand vous aurez fini, mes tantes. Je veux d’abord vous servir I
Non loin du foyer, dans la cour, les troncs d'arbres et les fagots qu’ogres et ogresses avaient apportés, formaient un énorme tas. ◀Velâjoudh▶ prit un tison enflammé et le glissa au cœur du tas de branchages pour y mettre le feu et s’enfuir. A cet instant, une ogrillonne en mangeant trouva l’œil blanc de Vetellis. Elle tira sa mère par le bras et lui chuchota :
— Maman, l’œil de cousine Vetellis !
— Mange donc ! lui répliqua sa mère.
Mais l’ogrillonne reprit en élevant la voix :
— Je te dis que c’est l’œil de cousine Vetellis !
L’œil passa de main en main. Et chacun dit :
—C’est l’œil de Vetellis !
◀Velâjoudh▶ prit alors une poignée de poivre et sauta sur le toit en criant :
— Tseriel a mangé sa fille 1
Tseriel s’était déjà précipitée. Elle venait juste d’attraper ◀Velâjoudh▶ par la patte lorsqu'il s’esclaffa :
—Oh I elle a attrapé une racine et elle croit que c’est mon pied !
Comme elle était aveugle, elle lâcha prise. ◀Velâjoudh▶ lui jeta la poignée -de poivre au visage. Elle se courba vers le sol, les yeux en feu. Déjà ogres, ogresses, ogrillons et ogrillonnes s’élançaient à son secours, lorsque de hautes flammes embrasèrent la cour. Tseriel et sa famille entreprirent d’éteindre l’incendie. Et c’est ainsi que leur échappa ◀Velâjoudh▶.
Mon conte est comme un ruisseau, je l'ai conté à des Seigneurs.
Proverbe
Dieu ne montre pas son chemin à l’orphelin.
Chant satirique
J'ai trouvé le vieux en toilette Une ceinture de cachemire à la taille, Imitant les jouvenceaux.
Il tenait un miroir dans sa main,
Il mirait d» près son visage, Arrachant un à un les fils blancs De ses cheveux et de sa barbe.
Aussi je fais vœu de ne jamais te boire, Ô vin, Aujourd’hui que j’ai vuJusqu’aux poulets tituber d'ivresse I
Proverbes
Puisque ma mère est morte
Toutes les femmes peuvent disparaître !
Ils ont faim : ils prennent un panier et mendient.
Ils sont repus : ils prennent un poignard.
Regarde vers ces cavaliers :
En est-il un, parmi eux,
Qui ne descende un jour de sa monture ?
S’il pleut, nous sèmerons des navets Et s’il fait beau, nos figues sécheront.
Chant dbs noces
Donne-nous ta mainPour que nous l’enduisions de henné.
Dénoue ta longue ceinture De soie rehaussée de fils d’or.
De son pas de sultan, Ali va monterVers la chambre nuptiale /
Proverbes
Un chien quand il a de l’argent, On l'appelle : Monsieur de Chien !
Je me réjouis s’il le mange, J’applaudis s’il le laisse.
Quelle est la marmite qui n’a souffert,
Quelle est celle qui ne s’est réjouie 7
Celui qui jouit qu'il se hâte,
La vie ne dure pas :
La mort avance la main.
Chant de méditation
Je me suis promis de dire la véritéSans l'altérer jamais, Le temps que durerait ma vie.
Voici deux ans que je néglige de taire le bien Pour vivre en prodigue à travers les pays, Et cheminer dans les ténèbres.
Aujourd'hui, je crains d’avoir honteEn présence de mes amis :
La vieillesse besogneuse est redoutable I
Proverbe
Les durillons de mes mains
Sont préférables à ceux de mon cœur.
Chant d'amour
J’ai écrit un message en français, O habitants de la terre, En présence de Dieu lui-même.
Mais la chance est un brin de paille ; Elle se fixe où elle veut bien.
Nous voici dans l’affliction.
Prisonnière d'un homme indigne. L’issue me paraît incertaine, Délivre-moi, ô Créateur !
Proverbes
H nous le donne par quintaux,
Il nous l’enlève par onces.
n s’est brisé selon la brisure du verre.
LE CHAT PELERIN
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil !
Autrefois, dans un village, il y avait un chat qui exterminait tous les rats du voisinage. Il était bien connu et — du plus loin qu’ils l’apercevaient — les souris et les rats s’enfuyaient.
Il resta longtemps sans rien attraper. Alors, il réfléchit à la façon d’attirer vers lui les rats. Il demeura quelques jours invisible et fit courir la rumeur qu’il était allé en pèlerinage. Un beau matin il sortit, se montra et fit crier sur la place publique et hors du village :
— Je suis allé à la Mecque ; je me suis purifié. Maintenant, je vais honorer Dieu. Je ne mangerai plus un seul rat. Je vais me marier et inviter mes amis et même mes ennemis. A tous j’offre un festin. Que celui qui me veut du bien vienne me saluer. Là où se trouve un rat qu'il vienne me rendre visite, afin que nous nous réconciliions et devenions des amis.
La nouvelle se répandit de village en village. Les souris et les rats qui se rencontraient se disaient les uns aux autres :
— Avez-vous entendu ? Le chat est revenu de pèlerinage ! Il se marie et nous invite à la noce ! Nous nous devons de le saluer et de le féliciter.
Les rats étaient inondés d’allégresse et d’espoir :
— Où allons-nous te mettre, ô joie ! s’écrièrent-ils. Nous ne connaîtrons plus la peur. Nous pourrons entrer et sortir à notre guise car nous n’aurons plus à craindre, désormais, notre seul ennemi !
Pour faire honneur au Chat-pèlerin, les rats revêtirent leurs vêtements les plus beaux : gandouras blanches, burnous du Djé-
rid. Us se coiffèrent de hauts turbans et chaussèrent leurs souliers les plus neufs. Les souris, elles, se fardèrent avec soin : elles rougirent leurs lèvres à l'écorce de noyer. Elles se mirent du noir aux yeux, du rose aux joues. Elles sortirent des coffres leurs parures les plus brillantes et s’en habillèrent : robes de soie, voiles de tulle. Elles nouèrent au-dessus de leur front leurs foulards aux longues franges et se parèrent de tous leurs bijoux. Elles endimanchèrent aussi leurs souriceaux. Et puis elles préparèrent des présents : oeufs, fruits, figues sèches, noix, raisins secs, dattes, blé, fèves. Toutes mirent dans de petits couffins ce qu’elles possédaient de plus précieux, pour l’offrir au Chat- pèlerin.
Lui, prépara soigneusement sa réception. H tendit toute sa maison de nattes, de tapis, de couvertures. Il boucha ainsi tous les trous. Dans un coin, il dressa son trône : il le recouvrit de tentures écarlates ; il le garnit de coussins. Il ne laissa qu’une seule ouverture, celle par où devaient entrer les rats. Devant cette ouverture, il posta un chaton avec mission de conduire jusqu’à son trône tout rat qui se présenterait. Et puis il fit sa toilette. H revêtit une djellabah de soie blanche, deux burnous blancs comme neige et s’entoura la tête du turban vert des pèlerins. Il prit place sur son trône et attendit ses convives.
Les souris entrèrent les premières, tenant d’une main leurs présents et de l’autre leurs souriceaux. Les rats suivaient par groupes. Le chaton conduisit d'abord les souris au Chat-pèlerin. Elles lui baisèrent la tête et la main et lui dirent :
— La paix soit sur toi, fr Chat-pèlerin I Comment te portes- tu, fl notre onde le pèlerin? Loué soit Dieu, car te voici sain et sauf !
A leur tour les rats s’avancèrent :
— Que ta vie soit longue et prospère I lui dirent-ils. Béni soit ton pèlerinage 1 Puisses-tu déverser sur nos têtes quelques-unes des grâces que tu as rapportées de la Mecque I
— Soyez les bienvenus, leur répondit le chat en lissant ses moustaches avec lenteur. Me voici de retour. N’ayez aucune inquiétude, seul le bien nous unira désormais. J’ai juré à la Mecque de ne m’attaquer à aucun rat.
Aux souris les plus timides, il dit de sa voix la plus engageante :
— Approchez, approchez, asseyez-vous sans crainte à mes côtés.
Le chaton s'emparait de toutes les offrandes pour les mettre en lieu sûr. La maison fut bientôt pleine. Des groupes se formèrent : les souris se confiaient les unes aux autres :
— Voyez comme le bien est écrit clairement sur son visage I Il apporte avec lui le paradis et la paix !
Les rats et les souris étaient en si grand nombre que les tapis et les tentures disparaissaient sous eux. Il y en avait de répandus, de suspendus et d'accrochés partout et jusqu’au plafond, n y en avait aussi des grappes et des guirlandes ; des chapelets autour du trône. Alors, lorsqu’il fut assuré que tous les rats des environs avaient répondu à son appel, le Chat-pèlerin fit signe au chaton :
— Ferme la porte et tiens-toi prêt I lui dit-il d’un ton sans réplique. Et que pas une oreille ne soit épargnée l
11 commença par les souris qui s’étaient assises près de lui et il engloutit ensuite tous les rats pris au piège qui tentaient vainement de fuir.
Un seul rat (il était vieux) avait refusé d’entrer. Il se tenait debout, sur le pas de la porte, et il observait. Il attendait de voir sortir ceux qu'il avait vu entrer. Il cria au Chat-pèlerin :
— Je n'ai pas eu confiance en toi : ‹ le son ne devient pas farine › ; l'ennemi ne devient pas un ami I
Des milliers de rats furent dévorés en deux jours. Lui seul survécut.
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Proverbes
Dieu a été clairvoyant qui n’a pas donné de cornes à l'âne.
Comme l’eau de l’étang
Qui scintille mais ne désaltère pas.
— Mon père, je vais me jeter et tomber Je vais me jeter et tomber !
— Tombe, si tu dois tomber.
L’envie altère l’humeur Le ventre sépare les amis.
Chant de méditation
J’ai juré de ne plus taire le bien Tant que ma tête serait en vie.
J’ai planté une bouture d’olivier Surveillant de près sa croissance.
Mais au lieu d’un bel olivier, Un jujubier a poussé Qui m’a piqué comme une ronce.
Proverbes
Ce n'est pas que je sois fatigué, Ce sont mes genoux qui me font mal !
Comme qui pleurerait un mort :
Le ramener, ii ne le peut
Mais il accumule les péchés.
Dansb dbs Cavales
Viens, lavande, viens Que nous nous embrassions , Je veux me marier Et mes parents refusent.
Ecoute, menthe sauvage, Ecoute, que je te dise, Il faut nous marier Et nous serons heureux.
Quant à toi, amandier, Incline-toi vers moi. J'aimerais t'épouser, Mon père ne le veut pas.
Viens à moi, basilic, Que nous nous étreignions. Marions-nous bien vite, Les richesses afflueront l
Proverbes
La poussière d’été est toute farine.
Pour qui a enduré tant de maux, Avaler les mouches, nos amies, qu’est-ce donc ?
Mieux vaut celles qui économisent Que celles qui produisent.
Ne demande pas à l’orphelin s’il connaît les larmes.
Chant db méditation
J'ai juré de ne plus faire le bien Puisqu'il ne se moissonne pas,
Depuis que m’a trahie la voisine Que j'aimais comme père et mère.
Négligeant de me méfier, Je lui avais tout remis.
Mais elle a mangé ma confiance, N’en laissant même pas un brin l
Proverbe
Celui qui veut s'élever en vertu
Qu'il soit humble et doux ;
Celui qui veut jouir Qu’il soit conciliant.
Chant de procession
Le Cheikh Mohand Quel Houssine Etait pieux déjà tout enfant.
(U n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)Quand il s’est retiré au cœur de la forêt, Ses fidèles se sont dit : ‹ Les fauves l'ont mangé. ›(Il n’est pas d'autre Dieu qu’Allah.)Loué soit le Cheikh tout-puissant Qui ressuscite le bœuf égorgé.
(U n’est pas d’autre Dieu qu’Allah.)
Proverbes
En apparence il est guéri, Mais au dedans il est miné.
Pose la main sur ton cœur : il te dira Et tu comprendras.
LE FOIE DU CAPUCHON
‹ Au temps de ma jeunesse, me dit l’admirable conteuse, je ne comprenais pas pourquoi les mères aimaient leurs enfants plus et mieux que leurs enfants ne les aimaient. Comme je me tournais un jour vers ma vieille amie Gida Nana, m'étonnant de ce que notre voisine adorât et protégeât son dadais de fils, de qui elle ne recevait que rebuffades, Gida Nana, dont les yeux clairs lisaient en toutes choses et dans les cœurs, me dit : « Ma fille, ignores-tu (mais tu es si jeune I) que l'amour d'une mère est d'autant plus fort que cette mère a souffert et bu du fiel pour son enfant, et par son enfant ?... Mais écoute cette légende que je tiens de mon aïeule qui la tenait elle-même de la sienne, et ainsi pourrions-nous remonter d'aïeule en aieule, jusqu'au commencement des âges. »
Aux temps anciens, aux temps très anciens, il était un homme qui vivait entre sa vieille mère et sa jeune femme. Comme dans l’Arche de Noé, belle-mère et bru ne pouvaient se sentir et le moindre incident allumait d’interminables disputes. La mère disait-elle blanc, immédiatement la bru disait noir et, tiraillé entre ces deux furies, le pauvre homme était malheureux. Prenait-il le parti de sa mère, l'épouse rassemblait en un éclair son trousseau et courait chercher refuge chez ses parents, laissant l’homme désemparé. Donnait-il raison à sa femme, une grêle de malédictions et d'injures s'abattait sur lui : sa mère, prenant à témoin le ciel, l’accablait, le raillait d’une voix inexorable comme le destin. Sa mère le piquait dans son orgueil d’homme, l’accusant de ne voir que par sa vaurienne de femme. Et durant des semaines, des mois, des années l’homme vécut en enfer.
Mais un jour, l'attirant dans un coin, l'épouse finit par lui dire :
— Homme, tant que ta mère vivra, nous ne serons jamais en paix et nous ne connaîtrons pas la joie. H nous faut donc la tuer. Demain, demande-lui de t’accompagner à la forêt : vous ramasserez du bois mort. Lorsque tu la verras se baisser, alors donne-lui un bon coup de hache sur la tête et n’oublie pas, avant de l'ensevelir, de lui arracher le foie et de me l’apporter comme preuve de sa mort.
Le lendemain, dès l’aube, le fils dit à sa meic .
— J’ai laissé beaucoup de bois mort à la forêt et l’hiver approche. Prends une corde et viens avec moi ; nous en rapporterons tous deux une bonne charge et demain ce sera au tour de la femme de m'accompagner.
La mère sans méfiance prit une corde et suivit son fils. La forêt était proche du village ; il l’atteignirent de grand matin. Ils ramassèrent du bois et firent deux fagots. Comme la mère se baissait pour en charger un sur son dos, le fils l’assomma d'un coup de cognée. Il traîna le cadavre vers un ravin et là, il lui ouvrit le ventre pour en retirer le foie. Quand il l’eut soigneusement enveloppé dans un mouchoir et jeté, encore chaud, au fond du capuchon de son burnous, il ne lui resta qu’à ensevelir sa mère, ce qu’il fit en grande hâte.
Mais voici qu’en chemin deux fils du mal l’assaillirent. Intrigués par l’aspect du capuchon, ils avaient pris le foie de la mère pour une bourse pleine d’or. Les malfaiteurs levaient déjà leur matraque, lorsque le foie bondit hors du capuchon, se dégagea du mouchoir et se mit à tressaillir et à palpiter au sol, à ramper, à se tordre affreusement, à danser frémissant et affolé, à sauter, à voleter d’un assaillant à l'autre en implorant :
— Je l’ai enfanté, il ne m'a pas enfanté, ô fils du mal ne le tuez pas l
De saisissement, les malfaiteurs laissèrent tomber leur matraque et se tournèrent vers l’homme qui tremblait d’effroi. Alors, il leur raconta son histoire :
— O habitants de la terre, dit-il, ce foie qui m’a défendu, ce foie qui m’a sauvé, c’est celui même de ma mère que je viens de tuer et d’ensevelir dans la forêt. Je l’avais détaché tout chaud pour le porter à ma femme : elle l’avait exigé. Car pour plaire à ma femme, j’ai assassiné ma mère I
Et depuis, de village en village, à travers les Kabylies, se raconte le miracle du Foie du Capuchon.
Chant db méditation
J’ai semé un champ dans la plaine Et non dans la pierraille,
Et j'ai prié pour que lève une abondante moisson.
C'était du blé de race que j’avais choisi, Je n'ai pas hésité à le payer très cher Pour être le premier parmi les hommes.
Si j'avais pu prévoir que j’en sortirais avili, Je ne me serais jamais mariéEt comme jadis, je serais libre et fier.
Proverbe
Tu vaux ce que vaut ta bourse.
Chant d'amour
Rameau d'oranger Tout constellé de fleurs Pourquoi ne te montres-tu pas ?
L’amour d'un garçon au teint clair Creuse et fait des ravages, Il brûle comme un tison.
Que l'élu donc se révèle, Qu'il approche ou s'éloigne De mon frère à la haute stature.
Proverbes
Mon cœur était paisible :
Je lui ai cherché une raison de se tourmenter.
Il a mangé la semence comme un mauvais champ.
Il se plaignait d'un mal :
Un plus grand mal fond sur lui.
Chant d'exil
Ma mère, ma douce mère, Moi je souffrais, le feu était éteint.
Mère, je préparais à tâtons le souper Entre le crépuscule et la nuit.
Car je suis la naïve qui attend du bien De l’homme que tu n'as pas enfanté.
Proverbes
Le ventre prime le dos :
Tous les membres travaillent pour lui.
Le cœur est allé se délasser : Il a trouvé ses amis malades.
Dispersés comme fèves sur une planche : Celle qui saute est perdue.
D’abord il se traîne
Et puis il rampe, Et enfin il marche.
Chant dh dansb
Veux-tu me suivre Zârour, Zârour, veux-tu me suivre ?
Le mariage d'aujourd'hui Est plein de tromperieO mon frère, anneau d’argent clair.
Viens, suis-moi vers la plaine, Allons, oui, allons vers la plaine, Le mariage d’aujourd’huiRegorge de peinesO mon frère, anneau d’argent clair.
Partons, courons vers la rivière, Viens, nous suivrons la rivière. Le mariage d’aujourd’hui N’est plus que misèreO mon frère, anneau d'argent clair.
Proverbe
Tu parles : tu es mort ;
Tu te tais : tu es une fille.
L’OISEAU DE L’ORAGE
Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil I
Dans un village reculé, il y a fort longtemps, vivaient au milieu de leurs nombreux enfants un homme et une femme. Dieu avait octroyé plus de filles que de garçons mais les parents, dans leur sagesse, ne s’en étaient pas plaints. Le père travaillait ses champs avec ardeur. La mère, pour habiller son monde, filait et tissait tout le jour et même une partie de la nuit. Les fillettes se rendaient utiles et trottaient par la maison : c’étaient elles qui remplissaient à la fontaine les gourdes et les outres, qui rapportaient de la forêt de petites charges de bois mort, qui lavaient les écuelles et préparaient le plus souvent les repas. Les garçons aidaient aux travaux des champs et menaient paître, l’été, les troupeaux dans la montagne. Agneaux et cabris nourrissaient en partie cette maison que l’on enviait à la ronde non tant pour sa bonne humeur que pour son esprit de charité.
Lorsqu’un mendiant demandait l’aumône, nul ne faisait la sourde oreille ni ne répondait cruellement : ‹ Dieu y pourvoira ›, car dans cette famille, le mendiant était appelé : ‹ L’hôte de Dieu ›. A peine entendait-on sa voix, que l’un des enfants se levait pour aller à son devant. A peine entendait-on monter au crépuscule la grande plainte : ‹ Le pain de Dieu, ô hommes de bonne volonté ›, qu’un enfant courait porter à l’envoyé de Dieu sa part de galette, de couscous ou de lait. C’est pourquoi la joie régnait et la nourriture profitait à chacun.
Un soir d’hiver, un soir d’orage, on entendit couvrant le bruit de la pluie et du vent, la voix puissante d’un mendiant.
— Le pain de Dieu, û hommes de bonne volonté I implorait cette voix.
La mère regarda ses enfants et son mari assis autour du haut plat de bois plein à ras bord. Puis elle remplit une écuelle de couscous, de légumes et de viande et dit :
— Qui va porter cela au malheureux qui ne craint pas de sortir par ce temps ?
— Moi I dit Yamina, la plus jeune des filles.
Elle jeta sur ses épaules une vieille couverture, traversa la cour sous l'averse, ouvrit la porte et dit à l’invité de Dieu i
— Voici ta part du souper.
Mais le mendiant prit l’écuelle encore chaude qu’il posa sur le seuil, chargea sur ses épaules la fillette et s’envola avec elle comme un oiseau sous l’orage.
Il vola, il vola longtemps, loin du village, loin du pays de Yamina. Ce n’est que vers la fin de la nuit qu’il suspendit son vol et déposa l’enfant. Il la fît asseoir et manger dans l’obscurité et lui parla en ces termes :
— Parce que tu es charitable et bonne, parce que tu n’as pas craint de venir à moi par ce temps, j’ai voulu ton bonheur et je t’ai emmenée. Tu vas vivre au cœur même du paradis terrestre. Il te suffira de tourner cet anneau que je passe à ta main gauche pour que tout ce que tu désires te soit accordé. Tu habiteras, un palais. Tu auras des parures et des bijoux à profusion et pour amies toutes les fleurs qui te dispenseront, été comme hiver, leurs sourires et leurs grâces. Et les fruits les plus rares attendront d’être cueillis par ta main. Seulement, moi qui suis près de toi, moi qui te parle, tu ne me verras pas, car il faut que je te demeure invisible jusqu’au jour où je serai délivré du sort qu’un esprit méchant m’a jeté. Jusque-là, enfant, tu ne verras mon visage ni mes yeux. Je coucherai cependant près de toi mais sans que tu puisses connaître ma taille. Car te laissant endormie, je m'éloignerai chaque jour avant l'aube pour ne revenir qu’à la nuit noire. Si tu acceptes ces conditions, si tu promets de ne pas chercher à me surprendre, rien ne te manquera. Une brise légère t’annoncera ma présence. Je veillerai sur toi et je te garderai toujours près de moi.
Yamina qui était une enfant ne pouvait pas comprendre. Elle dit :
— Je m’appelle Yamina. Mais toi, comment dois-je t’appeler?
— Je suis, dit-il, l’Oiseau de l’Orage.
— Alors j’accepte, dit la fillette.
Et elle s'endormit du sommeil de l’enfance.
Elle se réveilla très tard le lendemain et crut rêver quand elle se vit seule, dans un immense lit, parmi la soie, la fine laine et la plume. Yamina était au milieu d’une chambre merveilleuse. Elle étendit mollement le bras et découvrit sur un plateau du café, du lait, du beurre, du miel, toutes sortes de friandises et de gâteaux. Elle avait faim : jamais nourriture si délicate n’était entrée dans sa bouche. Près du lit des robes attendaient, étalées sur des sièges, ainsi que de précieuses écharpes. Yamina, éblouie, mit longtemps à faire son choix. Elle revêtit une robe jaune comme le safran. Elle chaussa de petites mules qu’on eût dit en corail et sortit pour faire le tour de sa demeure. Elle traversa des pièces toutes somptueuses mais désertes : la dernière ouvrait sur le plus inoubliable des jardins.
Yamina était bien au cœur du paradis terrestre. Elle n’avait pas trop de ses deux yeux pour tout admirer. Il y avait là tous les fruits susceptibles de mûrir sous le soleil de Dieu, à la fois ceux de l’automne, du printemps, de l'hiver et de l’été. Il y avait qui voisinaient aimablement le raisin, la figue, l’orange, la prune et la pêche, l’abricot, la grenade, la nèfle, la fraise, la pomme et la poire, sans parler des fruits venus des terres 'lointaines dont elle ne connaissait pas le nom. Des oiseaux, volant de branche en branche, étourdissaient Yamina de leurs chants.
Elle goûta à tous les fruits. Elle flâna le long du ruisseau, à l’ombre des palmes. Elle prêta l’oreille au murmure des fleurs et s’amusa des jeux des petits poissons dans l’eau vive. Elle cueillit du jasmin à poignées. Elle tressa des couronnes et des guirlandes et finit par s’endormir sous un gros arbre dans l'herbe épaisse : Yamina était là comme une grande fleur jaune couchée.
Lorsqu’elle se réveilla, un goûter l’attendait, servi sur des feuilles de bananiers et de figuiers. Devant le fromage blanc, les galettes, les beignets, le miel, les amandes, les dattes, et les noix, la fillette soupira :
— Quelle joie serait la mienne si mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs étaient là pour jouir avec moi de tant de délices t
Yamina rentra dans son palais les bras chargés de fleurs, abandonnant le jardin au crépuscule. Et des jours, des semaines et des mois passèrent ainsi. Dès qu’il faisait nuit noire, une brise légère annonçait l’Oiseau de l’Orage. Il était là, tout près, et il demandait d'une voix tendre et basse :
— Es-tu heureuse ? Parle, y a-t-il une chose que tu désires dans le secret de ton cœur ?
Et l’enfant, à demi endormie, répondait en se tournant vers le mur :
— Je ne désire rien que je n’aie déjà.
Maintenant Yamina était une jeune fille qui connaissait l’ennui dans sa demeure splendide et jusque dans son jardin. Les journées lui semblaient longues. Elle n’avait plus conscience de son bonheur. Elle errait aussi belle que lune en plein ciel, À travers tant de merveilles, sans plus s'étonner de rien. Et elle se surprenait à soupirer, à regretter les jours d’autrefois : la présence de son père et de sa mère, les jeux avec ses frères et sœurs sur la place du pressoir, la galette d’orge, le couscous de blé, l’huile forte et le bon sommeil de l’enfance. C’était surtout lorsqu’elle regagnait son palais solitaire et qu’elle entrait dans son lit trop vaste que des soupirs gros comme des vagues soulevaient sa poitrine et que des larmes roulaient sur ses joues. Le sommeil, heureusement, ne tardait pas à venir. Mais un soir, l’Oiseau de l'Orage surprit ce chagrin qu'il ne soupçonnait pas. Il se pencha et dit dans un souffle :
— Pourquoi pleures-tu ? Ce bonheur ne te suffit-il plus ?...
— Je voudrais revoir ma famille, gémit Yamina. J'étais une enfant lorsque j’ai quitté mes parents et je suis une femme aujourd’hui l
— Nous partirons cette nuit même, dit l’Oiseau de l’Orage. Je te donne un mois pour jouir de ton père, de ta mère et de tes frères et sœurs ; pour retrouver la saveur de l’eau et du pain de ton enfance. Dans un mois, jour pour jour, je viendrai te chercher. Je te ramènerai vers ce bonheur qu’aujourd’hui tu dédaignes mais que, demain, tu seras heureuse de redécouvrir.
Il attendit que la nuit fût très obscure. Alors, il s’éleva dans le ciel, tenant Yamina endormie sur son cœur. On eût dit qu'il fendait de ses grandes ailes des nappes de soie noire, n vola, il vola. Un peu avant l’aube, il déposa doucement la jeune fille sur le seuil de la maison familiale.
Yamina savait que son père et sa mère ne manquaient jamais la prière de l’aube. Aussi attendit-elle patiemment leur réveil pour entrer dans la cour et se dresser devant eux.
— O notre fille, s’écrièrent-ils, est-ce bien toi que nous pensions à jamais perdue ?... Et d’où nous reviens-tu si grande et si belle, de quel royaume ? Et comment es-tu là, toute droite et si blanche dans le petit jour? Qui t’a conduite ici, dans ces vêtements de princesse, toi qui nous a quittés il y a si longtemps, par un terrible orage, nous laissant pour souvenir une écuelle encore chaude et une méchante couverture trouée ?
— Le mendiant m'a emmenée, expliqua Yamina après qu’elle eut embrassé ses parents. Le mendiant s’est envolé avec moi en plein ciel et m’a déposée dans un paradis où ne m’a manqué que votre présence. Ce besoin de vous voir et de vous entendre est devenu si cruel que j’ai fini par obtenir de revenir parmi vous, mais pour trente jours seulement. Car, dans trente jours exactement, mon mari reviendra me chercher.
Ses frères et sœurs accoururent des villages voisins pour fêter son retour. Et la maison fut pleine comme au temps bienheureux de l’enfance.
Durant trente jours, Yamina connut le bonheur d’autrefois sans regretter un instant les délices qu’elle venait de quitter. Elle prit part aux travaux des champs. Elle se rendit & la fontaine, la cruche sur l'épaule. Elle mangea la nourriture frugale mais savoureuse de sa mère, but l’eau de l’outre en peau de chèvre et coucha sur une natte pour retrouver le sommeil innocent de ses premières années.
Mais voici que quelques jours avant le retour de l’Oiseau de l’Orage, ses sœurs lui demandèrent :
— Yamina pourquoi ne nous parles-tu que des splendeurs qui t’entourent et jamais de ton mari ? Vas-tu partir sans nous dire comment il est? Ne l’aimerais-tu pas? Pourquoi s'est-il enfui sans que nos parents l’aient vu ? Est-il grand, est-il blanc comme neige ou noir comme corbeau ? Parle. Est-il jeune, est-il vieux et fait-il de ton bras un oreiller? Est-il beau comme clair de lune ou laid à s'en voiler la face ?
Yamina finit par avouer :
— Je ne sais comment il est car je ne l’ai jamais vu !
Ses sœurs ne la crurent pas tout d'abord. Yamina poursuivit :
— Je ne l'ai jamais vu parce qu’un sort lui interdit de se montrer à moi. Et je ne connaîtrai pas son visage tant que ce sort pèsera sur lui, car je me suis engagée, en me mariant avec lui, & ne jamais chercher à le surprendre.
— Et toi, pauvre naïve, s'écrièrent ses sœurs indignées, tu as vécu tout ce temps sans oser lever ton regard sur lui I Quelle est la femme qui accepterait pour mari un être dont elle ne connaîtrait que la voix, sinon toi, malheureuse?
Yamina baissa la tête. Alors l'alnée parla au nom de toutes. Elle dit :
— Ecoute, si tu voulais, tu n’aurais qu’à cacher une bougie allumée dans le fond d’une petite jarre et tu découvrirais le visage de ton époux .
Toutes les bêtes de l’étable — les vaches, les brebis, les chèvres, les agneaux et même l’âne — se mirent alors à chuchoter pour que seule Yamina les entende :
— Tes parents feront ton malheur. Tes parents feront ton malheur I
Le dernier jour était arrivé. A l’heure du dîner, l’orage attendu éclata, semblable à celui qui avait emmené la petite Yamina autrefois. On entendit au plus fort de la tourmente une grande voix clamer :
— Le pain de Dieu, ô hommes de bonne volonté I
Yamina était prête : ses sœurs lui avaient remis une petite bougie qu’elle avait glissée dans son corsage. L’Oiseau de l’Orage éleva son épouse dans les airs, vogua à travers des flots d’encre et atteignit son royaume un peu avant l’aube.
La jeune fille se réveilla dans la splendeur de sa chambre toute tapissée de soie. Mais où était l’émerveillement des premiers jours ? Il ne lui restait plus rien à découvrir. Elle prit au hasard une robe et sourit tristement à tant de beauté qui ne la comblait plus. Elle pensa : «Peut-être serais-je plus heureuse dans mon jardin?» Mais là encore elle ne se sentit pas mieux car ni les fleurs, ni les fruits qui pendaient lourdement aux branches, ni les oiseaux, les poissons et les insectes d’or n’avaient pouvoir de la sauver : Yamina n’était pas heureuse et savait maintenant la raison de son malheur. Elle était troublée par ce que lui avaient dit ses sœurs. C’est en vain que les bêtes lui avaient chuchoté : «Tes parents feront ton malheur. Tes parents feront ton malheur ! » Rien ne pouvait lutter contre cette petite bougie dans son corsage qui entretenait en elle le feu d’une curiosité dévorante. Le rêve qu'était sa vie ne lui suffisait plus, mais elle se rappelait sa promesse. C’est pourquoi elle était déchirée jusqu’ à l’âme. Qui pouvait l’aider à repousser la tentation de connaître enfin le visage de l'époux, à demeurer fidèle à elle-même ? Hélas, elle était seule, toujours seule.
Vint le jour où elle n’y tint plus ; où tout lui sembla préférable au sort qui était le sien. Elle regagna sa chambre au crépuscule. Elle sortit de son corsage la précieuse bougie qu’elle alluma et dissimula au fond d'un vase sans prix. Elle recouvrit ce vase d’une assiette et le posa prés de son lit, à portée de sa main. Le sommeil la fuit ce soir-là. Yamina attendait anxieusement la brise légère qui lui annonçait chaque nuit le retour de son mari.
Dès qu’elle sentit l’Oiseau de l’Orage sur le seuil, elle voulut découvrir la lumière. Mais à peine sa main toucha-t-elle l'assiette qu’un vent furieux renversa le vase, éteignant la bougie. Y-mina entendit comme un rugissement. Il faisait très froid autour d’elle. Ce n’était plus la sole qui l’enveloppait mais un vent méchant qui la glaçait jusqu’au cœur. Yamina était dans une forêt, offerte à l’orage et au froid. Alors, elle entendit une voix bien connue, une voix sombre comme la mort lui dire :
— Tu as manqué à ton serment. Tu as cassé ta joie. Tu ne me reverras jamais. Tu as entendu comme moi les bêtes te mettre en garde contre les conseils funestes de tes sœurs. Tu les as entendues te dire : «Tes parents feront ton malheur. Tes parents feront ton malheur ! › Ah ! que n'as-tu écouté la vache, la chèvre, la brebis, l’agneau et l’âne ! Maintenant, retourne à ta vie d’autrefois : pour avoir voulu connaître mon visage, tu me perds tout entier, toi qui possédais ma voix et ma présence à tes côtés.
Yamina pleura, supplia mais en vain. Il la prit une dernière fois dans ses bras. Il la chargea sur son épaule et l’emporta à travers la pluie et les éclairs. Yamina parla, mais le vent couvrit sa voix. L’Oiseau de l’Orage déchirait la nuit de ses grandes ailes. Il laissa Yamina comme un chiffon sur le seuil de la maison de son père et s’éloigna.
Yamina vit mourir son père et sa mère. Yamina se sépara de ses frères et sœurs mais ne quitta jamais la maison. Elle attendit durant des jours, des semaines, des mois, des saisons entières; elle attendit durant des années le retour de l’époux. Mais bien des orages éclatèrent sans qu’elle entendît jamais, dominant la tourmente, la grande voix clamer :
— Le pain de Dieu, ô hommes de bonne volonté !
Mon conte est comme un ruisseau, je l’ai conté à des Seigneurs.
Chant d'amour
Me voici dans le village des Aith Ouerthiran Je m'appelle OthmanEt mon pays est dans la plaine.
J’ai fendu la grande nappe d'eau ; Aujourd'hui la confiance est morte, J’ai dû m’engager dans la Garde Suisse.
Car la jeune fille, souple comme un roseau, Aux cils épais comme des franges, est morte. Sans que j’aie pu profiter de ses grâces.
Proverbes
Comme la braise sous la paille
Qui, à l’insu de tous, A dévasté deux contrées.
Ni teint, ni sourire,
Ni longue chevelure pour que nous la tressions.
Que celui qui tire sur la corde
Sache que j’en tiens le bout.
Le lion devenu vieux, Les chacals le battent.
Chant de méditation
O mon frère que tu es pâle, O mon frère que tu es blême ITu as cru ce que t’ont dit les autres.
Tu as suivi ce que t'ont dit les autres.
Les propos d’autrui sont nocifs : S’ils ne tuent pas, ils amoindrissent-
Proverbes
Dieu, lorsqu’il veut donner
Connaît la maison.
Lorsque la chance vous précède
Un mot suffit pour que les marchés se concluent
Chant d'exil
Je t’en prie, ô jeune Taleb, Ecris pour moi une longue lettre Au bien-aimé pour qu’il se souvienne...
Depuis un an me voici sans nouvelles, Les portes du retour sont closes : Il m’a dérobé son visage.
Car il a changé de maître Et brisé son serment.
Moi seule suis démente.
Proverbes
Le tronc veut marcher Mais les genoux sont raides.
Ma chèvre, si je suis là, Me donne deux chevreaux. Mais si je suis absent : « Elle n’en a eu qu’un seul Et il était mort-né ! »
Chant d'amour
Mon cœur pleure, des maux multiples l’accablent. Des ciseaux le cisaillent :
Fièvre, douleurs, mal au côté.
Mon cœur pleure, il est égaré A cause de la tille svelte comme un palmier, Dont la chevelure se répand dans le dos.
Mais bientôt j’aurai ma revancheEt je la surprendrai.
Alors, face à face, nous nous reconnaîtrons.
Proverbes
Mieux vaut tout rompre
Que toujours flatter.
Mehend se tord et se plaint ;
Sa femme accouche et se tait.
L'invité d’un jour est léger
Celui de deux jours est fade,
Celui de trois jours,
Il faut prendre un bâton et le chasser.
A la mémoire de mes frères : Paul (Mohand le lion), Louis (Seghir l’arbre de douceur), Noël (Sâdi le petit oiseau), qui par leur mort ont fait chanter ma mère, Marguerite Fadhma Aith Mansour, lui donnant ainsi le privilège de perpétuer la tradition — ces poèmes que J’ai recueillis et traduits du berbère.
Proverbe
Que chacun s’appuie sur Dieu Car les êtres vous abandonnent.
Ne sois pas impatient Puisque Dieu est là.
Comme aujourd’hui la tristesse nous sera enlevée, L'hiver passera tel un vilain songe, Les froids nous quitterontEt les nuages, les pluies et les vents.
L'herbe repousseraLes prés en deviendront tout verts Et fleuris de fleurs entrouvertes Et des troupeaux y viendront paître.
L’été nous sera renduEt la terre se fera toute chaude. Dans les plaines mûriront les blés Et les fellahs n'auront plus faim. Les oiseaux chanteront encore Dans les arbres, entre les feuilles. Les abricots et les pêches, Les pommes et les mûres, Les poires et les figues Et toutes les richesses Qui emplissent le monde, Dieu les a données à ses créatures.
Mais il leur a dit :
Vous devrez travailler, il leur a donné la mort, La vieillesse et l'exil, Les maladies et les pleurs Afin qu'elles thésaurisent le bien Et se présentent à lui les mains pleines, Après avoir couché dans le froid de la tombe. Qu'emporterons-nous des biens de la terre ?
235
Nous les laisserons à des héritiers, Et nous nous en irons les mains nues De ce monde éphémère, Car n'est éternelle que la face de Dieu.
Et Dieu leur a dit :
Si vous semez le bienJe vous recevrai dans mon paradis. Ceux qui ont eu faim seront rassasiés, Et ceux qui ont pâti connaîtront ma joie. Ceux qui ont eu froid je les vêtirai, Et ceux qui ont pleuré auprès de moi riront. Ceux qui sont séparés se retrouveront Dans mon paradis, le seul éternel.
Ne sois pas impatient,
Ne désespère pas :
Un jour nous verra sous la face de Dieu ›Je suis comme l’aigle blessé L'aigle blessé entre les ailes. Tous ses enfants se sont envolés Et lui ne cesse de pleurer. Pitié, ô maître des vents, Venez en aide à ceux qui souffrent.
Je suis comme l'aigle des montagnes, Sur la roche le plus haut dressée.
Il passe ses nuits à observer le ciel Espérant découvrir, parmi les étoiles, Le visage de ceux qui se sont envolés.
Je prie Dieu et les amis de Dieu Pour que lui apparaissent en rêve Les enfants qui s’en sont allés, Pour qu'il les voie dans l'autre vie, Alors, peut-être, il connaîtra la paix.
Génies de l'Occident, soyez favorablesA mon enfant qui vient vers vous Etendez sur elle votre protection,
Ses cheveux sont comme l’aile du corbeau Ses prunelles et ses sourcils plus noirs encore, Et ses grands cils recourbés.
Sa chair est pareille aux roses épanouies Sur lesquelles s’est posée la rosée, Alors qu'il faisait encore nuit.
Sa bouche est une grenade,
Une grenade entrouverte, Et ses dents un collier de perles.
L’ambre de son cou est si clairQu'il devient transparent quand elle boit.
L’on croit y voir l’eau courir.
Ses mains sont toutes menuesComme celles d'un enfant, Elles ont la douceur de la soie.
Le Seigneur l’a créée pleine de grâce ;
Les jours où des bijoux rehaussent sa beauté, Qu’il veuille la préserver des regards malveillants.
O mon Dieu prends soin d'elle et comble-la de joie. Ouvre-lui toutes grandes les portes et les voies.
Peuple sa solitude, rends-lui léger l'exil Et transfigure-la au regard de chacun.
Qu’on aimerait suivre les âmes Au pays où elle s'enfuient. Je marcherais la nuit, le jour, Et les deux je parcourrais Pour voir les bien-aimés Qui m’ont laissée le cœur blessé.
Qui voudrait m'accompagner Au pays où se trouvent les âmes ? Nous irions ù leur recherche Et nous mêlant aux oiseaux, Nous nous élèverions en plein ciel Vers mes enfants bien-aimés.
Qu’on aimerait suivre les âmes Au pays où elles s’enfuient.
J’irais à travers les deux, Cheminant avec les étoiles, A la rencontre des bien-aimés Par qui mon cœur est endeuillé.
O mon Dieu aie pitié de moiToi qui es le meilleurTa volonté doit s'accomplir.
Elle doit s’accomplir, je le sais,
Mais daigne me consolerToi qui m’as tout donné, toi qui m’as tant repris.
Seghir, pousse de grenadier,
Avait un parler si doux ;
Le oui fleurissait sur ses lèvres.
Sâdi était un entantPlein d'insoucianceA la bouche chantante.
Mohand était l'aigleCouvrant de ses ailesLes enfants qui m’avaient quittée.
Oh ! ce jour où ils eurent des ailes,
Où s'élançant dans l'espacelis prirent leur vol et me laissèrent 'Hirondelle, Bats des ailes et hâte^toi Vers le pays où est ma fille.
A son côté repose-toi.
Appuie la tête sur ses genoux, Prends toutes les peines de son cœur Pour les jeter du haut des deux Au fond des mers. Et laisse-la, dans son exil. L'âme en fête 1Me voici maigre, mon teint s'est assombri, Je suis la feuille jaunie qui se détache et tombe. Mes cheveux sont semblables à une toison blanche, Mon sourire s'est flétri sur mes dents effondrées. Et ma vue s'est tant obscurcieQue je ne puis même distinguer une épine. La mort de mes fils bien-aimés A laissé mon cœur meurtri.
Me voici debout comme une ombre Ma taille s'est inclinée.
Je suis comme l'inconnu qu'une balle a frappé.
La nuit, le jour, mes larmes coulentEt ma peine sans fond est irrémédiable : Ils tombèrent tous les trois en un an Et sans que j’aie pu seulement les revoir, Soleil, épouse ma tristesse, éloigne-toi.
Mon cœur gémit, mon cœur pleure Les yeux de l’aigle qui n’est plus : Je ne me résignerai jamais.
Il m'a dit : « Mère, ne crains rien, Tu peux me confier mes frères, Auprès de chacun je te remplacerai, Et je leur ouvrirai ma maison toute grande. › J’ai pensé : « Le mal ne peut l'atteindre Lui qui d'un jet a poussé Comme un chêne dans la forêt ! › Mais une tempête est survenue Qui d'un coup l’a déraciné Et l'a couché en plein exil.
Je pleure, mes yeux n'ont pas de répit.
Soir et matin je pleureLes entants dont s'est retirée la vie :
Seghir, l’arbre de douceurA la taille flexible ;
Sâdi, le petit oiseauQui sur les branches d’un pêcherChantait du matin à la nuit, Et Mohand, le lionQui a emmené ses frères.
La tempête est arrivéeEt le tonnerre, les éclairs et le vent,
La tempête d'étéQui les a tous trois déracinés, Tous les trois la même année.
Depuis, la frayeur m’habite, je ne suis que tremblement : Si j'ai un ami qu'il pleure !
Proverbe
Les dents ont beau rire
Le cœur sait la blessure qu’il porte.
Appel a la joib
Aubade rituelle
Celui de qui j’ai partagé la joie. Qu'il vienne se réjouir avec moi.
Et me rendre la joie que je lui ai donnée.
Depuis longtemps, depuis trop longtemps Nous étions sur le versant d’ombre.
Mais la lune au ciel vient d'écloreDéjà sa clarté nous inonde.
Chant db dansb
O Said Ou LâmaraQui scintilles comme un cierge de glaceQue n'es-tu cette brindilleFlottant sur l’eau de la sourceQue ramène ma crucheQuand je vais à la fontaine IEntre le crépuscule et la nuit noire Je te rendrais ta forme humaine !
Chant d’amour
Complainte de la femme adultère
J’appelle à moi le bel aiglon Au corps modelé dans la grâce Je suis cernée par des démons.
Sur moi la soie n'est plus que haillons Souillés de boue et traînant dans le sang Mon collier d'ambre s’égrène à terre.
Ils vont te trancher, ô ma vie bien-aimée, Aujourd'hui même, ils l'ont décidé, Mon Dieu, mon seul ; pardon !
Chant satirique
Mais qui donc a engendré la haine Et versé le goudron entre belles-mères et brus ?
La vieille pousse sa clameur Comme un bouc par les ruelles.
‹ Mon fils, ta femme m'a battue Sous les yeux de toutes les voisines. Je lui souhaite d'enfanter sept filles Mangées de teigne par surcroîtMieux vaudrait que tu m'égorges Que d'habiter avec celle-là I ›
Chant épique
Depuis le commencement de l'année Nous n'avons connu un seul jour de gaieté. Nous voici muets comme des charognards I0 toi aigle à la tête bleue, Déploie tes ailes dans les nuées Et fonds sur le pénitencier.
Salue pour nous les prisonniers :
Omar Ait TiffasMohand Sâid Ait QaciSalue tous les prisonniers Qui souffrent un exil sans fin. La patience est l'amie de Dieu.
(Une autre version de ces poèmes figure dans le recueil de Jean Amrouche « Chants Berbères de Kabylie s, paru en 1939 aux Editions Monomotapa, dirigées pur Armand Guilx rt).
247
table
1-5En manière de prologue 9
Achevé d’imprimer en février 2000 (deuxième tirage)
par Bussière Camedan Imprimeries
Dépôt légal de la première édition : 2' trimestre 1996
Numéro d’imprimeur : 000575/1
ISBN 2-7071-2578-4
Le grain magique
« S'il manque quelques étoiles au firmament des Mille et une Nuits, ces étoiles y brillent désormais d'un feu qui ne s'éteindra qu'avec le dernier regard kabyle... De Marguerite-Taos Amrouche, nous connaissons déjà le chant passionné et l'œuvre écrite. Cette anthologie qu'elle nous propose fond les deux choses dans un même creuset : celui du patrimoine kabyle qu'elle défend avec une conviction et un talent sans défaillance. Qu'elle soit remerciée de nous donner un rare et grave moment de vérité, un livre qui procède de ce que Paul Éluard nommait la "poésie ininterrompue". »
Georges Heinein, Jeune Afrique.
« Il faut savoir gré à M.-Taos Amrouche de nous avoir donné ces admirables textes. C'est une leçon de littérature. Et le témoignage (à méditer par nous, hommes d'Europe et d'Occident) de ce que peut être le "grain magique" d'une civilisation, d'une poésie, d'une race. »
Raymond Jean, Le Monde.
« Le grain est magique : il devient un arbre dans l'esprit du lecteur enchanté... Ces contes longuement réunis - il y a des années qu'elle en médite la publication -, c'est vraiment un poète qui nous les livre dans notre langue, sans que celle-ci en trahisse le rythme. »
Renée Massip, Le Figaro.
9 782707 125781
| Daniel LeprirÉditions La Découverte,
9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris
67 F ISBN 2-7071-2578-4
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