(2014) Ticket_1520
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(2014) Ticket_1520

Le plus simple serait de parler de René. René, un litron dans la poche, René qui chante à pleine voix "Gigi l'Amoroso" et disserte sur Dalida, la plus belle femme du monde, René le pittoresque, René le clochard d'Épinal. Même si René, chez lui, c'est la Manche, pas les Vosges. Il y aurait bien Anne aussi, Anne qui toque à la vitre du camion parce qu'on a beau être début mars, il s'est remis à faire froid, d'un coup, et qu'un hébergement d'urgence, non merci, mais qu'un chocolat chaud, ce serait géant. Anne qui s'est construit un petit chez-elle sous un porche d'immeuble, avec un vrai matelas, un peu abrité. Il est géant, votre chocolat ! Anne qui sirote tout en nous commentant la cérémonie des Oscars qui se déroule ce soir-là, loin de la rue des Gâtines. Merci pour le chocolat, c'était géant ! Mais parler de monsieur Camara, de monsieur Diakité ou de monsieur Diallo, c'est plus difficile. Un appel de la régulation : trois hommes pour la Boulangerie, l'un rue Poulet, l'autre rue Marx-Dormoy, le dernier au métro Marcadet-Poissonier. À chaque arrêt du camion, une silhouette sombre se détache d'un porche sombre. Bonnet sombre, visage sombre, blouson sombre. Si on n'avait pas su qu'ils nous attendaient là, on serait passé sans les voir. Chacun à son tour, ils saluent, rentrent dans le camion, s'asseyent en silence. Ils se réchauffent un peu sur le trajet qui les mène à la Boulangerie, ce lieu que je ne verrai pas et qu'on me décrit comme un hangar où les lits superposés s'alignent aussi loin que porte le regard. On n'en saura pas plus sur monsieur Camara, ni sur monsieur Diallo, ni sur monsieur Diakité. Seulement qu'ils sont seuls à Paris, seuls et frigorifiés au point que pour la Boulangerie, oui oui, bien sûr, ils sont d'accord.