Cette garde du SAMU Social a d'abord été pour moi l'occasion d'une rencontre avec un monde que je connaissais finalement peu : celui de la rue. Mes maigres connaissances du quotidien des SDF me venaient de quelques reportages, et mes rares contacts avec eux se résumaient à quelques patients rencontrés au fil des stages de mon externat. Là encore peu d'échanges sur leurs vies personnelles : la discussion restait presque exclusivement médicale, mais déjà les premiers à priori apparurent, patients souvent peu aimables, parfois un peu déments, souvent incuriques... Clairement ce n’était pas mes patients préférés ! Cette garde, c'était déjà aller au delà de mes préjugés, et me confronter à leur quotidien. Déjà la double-écoute me permettait de mesurer l'ampleur du phénomène : plus de 2000 appels dans la journée, quand à mon arrivée on annonçait 10 places libres dans un des refuges. Très vite on me fait comprendre que le 115 n'a pas vocation à loger tous les SDF, mais n'est qu'une solution de dépannage : un même SDF ne pourra espérer que 2-3 nuits par semaine dans un centre d'hébergement, peut être plus en cas de situation critique, mais les places d'hébergement de moyenne et longue durée sont rares. De plus, la qualité intrinsèque de ces refuges est très variable : quand certains proposent des chambres de 2-3 personnes, un personnel qualifié, les services d'assistantes sociales, d'autres se résument à d'immenses dortoirs de 300 places où violences et vols sont monnaies courantes. C'est ainsi que certains SDF refusent une possible place dans la fameuse Boulangerie, et préfèrent dormir dans la rue. La maraude a paradoxalement consisté, dans le magnifique Paris nocturne, à traquer méthodiquement une misère dont on détourne le regard le jour. Le camion du Samu social attire les SDF, on vient y chercher une place en refuge (qui arrivent au compte goutte au fur et à mesure de la soirée), de la nourriture, quelques vêtements, de manière plus inattendue des préservatifs... C'est aussi l'occasion de créer du lien, au travers de discussions, souvent chaleureuses, parfois crûes, à la mesure d'un environnement violent : il fait moins de 5°, l'alcool est très présent, et finalement peu de SDF auront un lit cette nuit Le hasard de cette garde nous a également emmené dans un hôpital pour y récupérer un patient, l'occasion d'assister aux regards désapprobateurs de mes collègues d'un soir quant aux commentaires déplacés, voir méprisants, des infirmières de garde, pressées de voir ce si gênant patient enfin s'en aller. Là encore, je ne peux m’empêcher de penser à certains comportements personnels que j'ai ou aurait pu avoir ... Enfin, la rencontre avec un très jeune SDF reste l'un des moment les plus marquant de cette nuit. C'est en pleurant qu'il nous raconte son quotidien, celui d'un sans papier, totalement isolé socialement, tantôt exploité sur un chantier au noir, tantôt exposé à la rue et à sa violence. Il est très propre sur lui, s'exprime dans un français parfait, est diplômé, et surtout a parfaitement conscience de son statut de migrant économique, si défavorable dans le contexte politique et médiatique actuel... Il refuse de tomber dans la délinquance mais ne se voit pas pouvoir continuer à vivre dans la rue une semaine de plus. A son désespoir, nous n'avons aucune réponse à apporter, si ce n'est l'encourager à persévérer dans l'espoir d'un hypothétique et bien improbable futur meilleur. C'est avec une frustration énorme que l'on a quitté ce soir là un homme en larme, à l'avenir très sombre. Pour résumé, cette garde a été une expérience humaine incroyable, avec un accueil exemplaire de la part des équipes du SAMU Social qui m'ont fait partager leur bien difficile quotidien. C'est sous un jour nouveau que j'ai pu aborder le monde de la rue, et c'est fort de ce vécu que j'espère pouvoir un jour pratiquer une médecine plus humaine et compréhensive à l'égard de ces patients si particuliers que sont les sans-abris
(2015)
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