« Son dessein, dit-il, est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs… Si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’était les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver… Car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles et chercher à lui faire des affaires en disant hautement : Il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? […] On mettait sur la scène des hommes et non des théories, et les pièces n’y perdaient pas, ni les spectateurs non plus.
« Il est aisé de voir par là, continue l’ami de Molière, pourquoi la galanterie de Panulphe est ridicule… Le mauvais effet qu’elle produit le fait paraître si fort et si pleinement ridicule que le spectateur le moins intelligent en demeure pleinement convaincu. » Il est bon de se rappeler que cette appréciation du rôle date du moment où la pièce se jouait sous la direction de Molière, où ses intentions, scrupuleusement observées, éclataient dans tout leur jour. […] On voit donc que les spectateurs de 1667 n’aperçurent point Tartuffe aussi terrible qu’on veut que nous le fassions à présent.
Assurément, je me serais emparé aussi bien que lui, et que ceux qui l’ont précédé, De ces originaux fameux pour le comique, Dont les gros traits, marqués des plus vives couleurs, Font grand plaisir sans doute aux spectateurs Et peu de peine à l’Auteur satirique. […] Les comédiens en scène risquent parfois certaines allusions locales dont ils s’amusent entre eux, dont s’amusent également ceux des spectateurs qui sont plus ou moins dans leur commerce habituel et qui comprennent la langue de la maison. […] Joint qu’un fagot bien mis aux yeux du spectateur, Plaît et touche bien plus qu’un médiocre acteur. […] Ils s’asseyaient peu, pour ne pas être confondus avec les spectateurs.
Molière a tellement peu besoin de compléter la vraisemblance des caractères par la vraisemblance de l’action, que, s’il faut aller chercher son dénouement à trois cents, à cinq cents, à mille lieues de l’endroit où se trouvent et ses personnages et les spectateurs, il ira à mille lieues sans hésiter. […] La justesse de Molière est non moins étonnante dans le choix des circonstances destinées à exprimer un sentiment vif, et cela d’une façon tout à la fois simple et naturelle ; à le faire sauter, pour ainsi dire, aux yeux du spectateur, de la façon la plus prompte et la plus facile. […] Il n’a jamais vu Charlotte et Mathurine ; en dix minutes, en une demi-journée, si vous voulez, il leur fait accepter à toutes deux comme sérieuses ses promesses de mariage ; il les leur fait accepter, toutes deux étant présentes ; et toutes deux le croient ; chacune croit que c’est elle qu’il va épouser ; et tout cela est si bien agencé, si naturel, que le spectateur ne voit à cet égard, de part et d’autre, aucune invraisemblance. […] Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de blasphèmes à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même, pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans les esprits des spectateurs, il fait dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure41. […] Je reviens à Molière : ce qui explique, sans les justifier, les vivacités de la guerre qu’il établit dans son théâtre entre les pères et les enfants, en ayant soin de mettre toujours les spectateurs du côté des enfants, quoique ceux-ci ne fassent pas toujours de très bonnes choses, c’est le dessein prémédité qu’il a suivi de combattre les excès de l’autorité paternelle.