Il n’a pas une âme cornélienne, et je reconnais que qui vient au théâtre de Molière en comptant y entendre Polyeucte s’expose à souffrir. […] — Elle arrive, mais ce n’est pas une raison pour la monter en broche et pour l’encadrer comme une œuvre d’art, et c’est l’exposer aux yeux comme spectacle intéressant qui est chose démoralisante ; Molière renverse l’ordre de la société en le montrant renversé et en caressant ainsi les désirs secrets de ceux qui veulent le renverser effectivement. […] Je doute que tout homme à qui l’on exposera d’avance les crimes de Médée ne les déteste plus encore au commencement quà la fin de la pièce [extrêmement juste] , et, si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du théâtre ? […] Nulle part assurément, si ce n’est à la première scène du premier acte, où Arnolphe expose ses théories sur l’éducation des femmes et sur « les vertus d’ignorance que les femmes doivent avoir et doivent garder. […] Quelque impression que fît cet usage sur le cœur des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire sans jamais exposer ses mœurs. » C’est conformément à ces idées que Sophie, quand elle défie Émile à la course, « retrousse sa robe des deux côtés et, plus curieuse d’étaler une jambe fine aux yeux d’Émile que de le vaincre à ce combat, regarde si ses jupes sont assez courtes… », c’est conformément à ces idées que Rousseau, en proscrivant le théâtre, recommande les bals et souhaite qu’il y en ait d’officiels, présidés par un magistrat, surveillés par les pères et les mères, où « l’agréable réunion des deux termes de la vie donnât à l’assemblée un certain coup d’œil attendrissant, où l’on vît quelquefois couler des larmes de joie et de souvenir capables d’en arracher à un spectateur sensible, et où l’on couronnât la jeune personne qui se serait comportée le plus honnêtement, le plus modestement et aurait plu davantage à tout le monde… Une faculté à leur donner, car elles ne l’ont pas ou elles l’ont peu, c’est le don d’observation psychologique, et I’on a vu qu’il leur est absolument indispensable, ou plutôt qu’il est indispensable aux maris qu’elles le possèdent, puisque, manque de connaître les hommes, elles pourraient être séduites par eux.
Certainement si les gens du parterre pouvaient, la plupart du temps, entendre ce qu’ils se disent en plein théâtre, sotto voce, ces Comédiens et ces Comédiennes qui semblent tant animés de l’ardeur dramatique, il prendrait en haine et en dégoût cet art misérable, exposé à de pareils mensonges. […] Avec les propos de Camille et le ton du vieil Horace, toujours les mœurs de Frosine et de Sganarelle30. » Véritablement, il faut avoir l’autorité d’un sage et l’éloquence d’un homme, pour parler si librement, avec tant de véhémence, et, disons-le, avec tant de cruauté de cette nation mobile et variable à l’infini, exposée à tant d’actions bonnes et mauvaises, amoureuse avant tout de bruit, de fumée et de louanges, et qui s’est habituée, on ne sait de quel droit, à humer tous les encens dans toutes sortes d’apothéoses inventées à sa gloire ! […] Regardez-le, ce Gnaton sera la cheville ouvrière de la fable comique : il est chargé de nouer l’intrigue et de la dénouer, il tient le milieu entre l’esclave et le maître ; or, il a cela de commun avec le maître, qu’il est citoyen de Rome, et cela de commun avec l’esclave : il est mêlé à toutes les intrigues : il est exposé à toutes les humiliations et à toutes les injures. […] Ô quelle misère et comme il faut que l’esprit d’un homme soit poussé à une puissance incroyable pour qu’Aristophane ait échappé au déshonneur ; quelle patience et quel respect cela suppose aussi, dans les premiers hommes de la république : rester exposé aux traits blessants de cette folle liberté, à ces ingénieuses bouffonneries comme en jetaient autrefois les vendangeurs ivres de vin nouveau ; assister soi-même à cette dégradation complète de son être, entendre dire à ses oreilles qu’on est un voleur et un lâche, se sentir mêlé aux obscénités, aux turpitudes, aux blasphèmes d’une satire effrontée ; se voir traîner, sans se plaindre, dans les vertiges dégoûtants de cette débauche d’une ignoble et basse plaisanterie à l’usage du petit peuple. […] En même temps il s’expose, ce qui arrive en effet, à ce que Cidalise et Araminte, qui sont de la même société et qui se rencontreront dans les mêmes salons, reconnaissent, au premier coup d’œil, cette substitution de bijoux.
Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme, par les portraits que j’en expose tous les jours, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible ; mais si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il est impossible de l’éviter ; j’en juge tous les jours par moi-même. […] Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la gravité de sa conduite et de sa conversation, il est risible que ce philosophe fût exposé à de pareilles aventures, et prît sur lui les personnages les plus comiques. […] Elle fut exposée très jeune, et ne pouvant donner aucune connaissance de ses parents, une blanchisseuse eut pitié de son sort, la prit avec elle, et l’éleva jusqu’à l’âge de dix ans, qu’elle la céda à Filandre, chef d’une troupe de comédiens qui était alors en Hollande, et dont elle blanchissait le linge. […] Mon dessein aurait été de justifier Molière, en premier lieu, du reproche qu’on lui a fait d’être trop populaire, en faisant voir, par l’exemple des anciens mêmes, que, comme la comédie a des sujets de différentes espèces, elle doit avoir aussi plus d’une manière différente de les traiter ; que les tromperies, par exemple, et les malices que l’on fait à un Pourceaugnac, ne doivent pas être peintes du même pinceau que les impatiences où on expose un philosophe misanthrope ; que ce poème n’a pas été inventé seulement pour les esprits délicats, qui sont en très petit nombre, mais pour tous les esprits qui composent le public ; que ce qui peut paraître outré sur le papier, de quelques endroits de notre auteur, ne l’est point pour le théâtre, qui demande plus d’action que de paroles, et où les traits ne sauraient paraître naturels dans la perspective où ils sont vus, sans être souvent plus grands que la nature même, dont Molière ne s’est pourtant jamais écarté, bien différent d’Aristophane, qui s’en éloigne presque toujours ; ce qui n’a pas empêché le peuple le plus poli de la Grèce de prodiguer les mêmes admirations qu’à Ménandre, de qui les comédies auraient pu faire tomber Aristophane dans le mépris, s’il suffisait d’exceller dans une espèce pour rendre méprisables ceux qui excellent dans une autre ; mais qu’enfin l’exemple de ces deux célèbres anciens prouve qu’il y a deux manières de traiter la comédie.
Rire des tours qu’on joue à un sot qui s’y est exposé volontairement, ce n’est pas approuver l’aigrefin, le fourbe, le fripon qui le trompe.