Molière et le Misanthrope J’ai entendu, il y a déjà nombreuses années, un homme d’infiniment d’esprit et de talent, quelque peu négligé aujourd’hui, ce me semble, — Léon Gozlan, — émettre en façon d’axiome l’opinion que voici : « L’un des premiers symptômes de la folie chez le comédien, — c’est de vouloir jouer le Misanthrope. » La sentence me parut notable et je me la suis toujours rappelée ; de façon que je n’ai éprouvé aucune surprise lorsque plus tard, n’ayant pas plus qu’un autre échappé à la règle et m’entretenant avec quelques amis de mon désir naissant d’interpréter Alceste, je recueillis immédiatement cette réponse unanime : « Mais vous êtes fou, mon cher ! […] Nous le voyons trop à travers ses dernières années, malade, irritable et… trompé. […] Combien d’années n’a-t-on pas reproché à Hugo, ce grand harmoniste, la dureté prétendue de ses vers ? […] C’est qu’ils sont ceux de son âge, c’est-à-dire de la vingtième année, et que ce n’est pas le temps d’être prude à vingt ans ; et ceux de son milieu, c’est-à-dire de son salon, de ce salon où l’on cause si bien, et où l’on s’ennuierait tant sans sa jolie façon de dire et de médire. […] Non sans doute, pas plus que Corneille qui, à peu de chose près, l’avait mise bien des années auparavant dans la bouche du père du Menteur.
. — Remarquons en passant que ceci n’est pas une menace en l’air ; on brûlait très bien encore ; c’est cette année même, 1664 ou 1665, que périt ainsi en Grève le poète Claude Petit, pour des vers contre la Sainte Vierge2. […] Molière, lui, continue à plaider par d’autres pièces ; l’année fuit, puis l’année suivante, sans que le roi donne suite à ses promesses ; enfin, après Amphytrion, après Georges Dandin, après l’Avare, sans qu’on sache comment ni pourquoi, le roi autorise la reprise de l’œuvre, et sous son vrai nom, signe de victoire ; et le 5 février 1669, Molière joue Tartuffe, un Tartuffe peu différent du Panulphe de 1667, néanmoins retouché encore ; la pièce va aux nues ; on s’y écrase, le comédien l’emporte et l’Église ne le ressaisira que mort. […] Madeleine Béjart fondait des messes par testament ; Molière avait un confesseur attitré, l’abbé Bernard, qui lui avait fait faire ses pâques l’année même avant sa mort 17. […] Cela rappella ce personnage en robe noire qui, pris, il y a quelques années, flagrante delicto, dans un compartiment de première classe, avec une pénitente à lui, crut s’en tirer en s’écriant : « C’est ma sœur !
Il lui en couta la vie ; car s’étant mis au lit en sortant du theâtre, sa toux redoubla, il se rompit une veine, & mourut le même jour dans sa 53. année, ou suivant d’autres, âgé de 51. ans & demi.
À ce compte, les deux années, l’an 1664, l’année de Tartuffe, et l’an 1665, l’année du Festin de Pierre, me paraissent deux années d’une lutte terrible, d’un travail acharné, d’une audace accomplie ; pour supporter ainsi toutes ces inventions accumulées, il fallait être bien fort. […] Si, dès le premier acte, le fantôme de Pierre avait paru, toute la comédie de Molière prenait aussitôt une teinte sinistre ; les pas du fantôme restaient empreints sur le sable de ces jardins ; ces eaux limpides devenaient des eaux bouillantes ; ces beaux arbres se dépouillaient de leurs feuilles ; ces jeunesses, au front pur, au teint frais, perdaient soudain le bel incarnat de la vingtième année. […] À quoi peuvent servir les Belles-Lettres et comment voulez-vous que nous fassions une œuvre littéraire à l’heure où nous cherchons encore, les uns et les autres, le nouveau souverain qu’il nous faudra aimer pendant quatre années ; au bout de ces quatre années : — Vous avez été un bon et sage prince, dira la France reconnaissante, et c’est pourquoi nous vous prions de céder la place à un autre ! […] Ce n’est donc pas une comédie que vous avez sous les yeux, c’est le canevas d’une comédie, — une façon de menuet, dialogué et parlé ; cherchez-y… Louis XIV et un peu Molière ; quant à Lulli, il s’est évanoui avec les années, comme ferait le parfum d’un flacon débouché depuis deux siècles ! […] Et depuis ce temps, pas une année ne se passe qui ne rapporte à ce grand homme son tribut solennel de couronnes.