Mais c’est dans le monde, où il le rencontrait plus souvent encore, que Molière avait pu surtout étudier M. de Grignan et l’épier dans toutes ses allures de beau diseur et de fanfaron de vices. […] Un seul homme ne lui suffisait pas pour ce type de toutes les perversités unies à toutes les élégances, en qui les vices naturels se rencontrent mêlés avec ceux qui sont le produit raffiné d’une Société déjà corrompue. […] Ainsi, je le répète, on le retrouve partout, à chaque scène de son œuvre, se jouant lui-même dans ce qu’il souffrait, ou jouant les autres dans ce que leur sottise ou leurs vices lui faisaient souffrir. […] L’homme politique lui était interdit, mais l’homme lui-même restait, avec le menu de ses vices et de ses bassesses ; c’était assez. […] Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’abbé Roquette et, du même coup, Tartuffe vont reparaître, et qu’à un vice et à une infamie près, je vais les retrouver tout entiers.
C’était un de ces moments si précieux pour la haute éducation de l’esprit, où les masques se détachent, où les physionomies ont toute leur expression, où les caractères ont tout leur jeu, où les conditions sociales s’opposent violemment les unes aux autres, où les travers, les vices, les ridicules se montrent avec une pétulance fanfaronne. […] Singulière critique, qui fait de cet homme un faussaire et peut-être quelque chose de pis, et qui ensuite le proclame un philosophe et presque un saint, et prétend qu’il s’est peint lui-même avec une vérité frappante dans ce personnage qui pousse l’honneur jusqu’à l’exagération et qui ressent si profondément […] Ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses ! […] La démonstration n’est pas moins saisissante, ni la conclusion moins terrible, parce que c’est le vice qui se charge de punir le ridicule. […] Mais le blâme vint ensuite, et probablement du dehors, de Paris, suivant des conjectures plausibles : il grandit en peu de temps au point d’embarrasser le roi ; et dans le récit des Plaisirs de l’île enchantée imprimé chez le libraire de la cour, on lit cette phrase rédigée avec tant de mesure qu’elle semble bien avoir été concertée entre les intéressés : « Quoique la comédie que le sieur de Molière avait faite contre les hypocrites, eût été trouvée fort divertissante, le roi connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin du ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvaient être pris l’une pour l’autre, et quoi qu’on ne doutât point des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva lui-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables d’en faire le discernement. » Repoussé de la position qu’il avait gagnée par surprise, Molière se mit à l’assiéger par tous les moyens de circonvallation ouverte ou souterraine qu’il sut inventer.
Il avait manié le caractère de l’hypocrisie avec des traits si vifs et si délicats, qu’il s’était imaginé que bien loin qu’on dût attaquer sa pièce, on lui saurait gré d’avoir donné de l’horreur pour un vice si odieux. […] De sorte que sa Majesté ayant vu par elle-même qu’il n’y avait rien dont les personnes de piété et de probité pussent se scandaliser, et qu’au contraire on y combattait un vice qu’elle a toujours eu soin elle-même de détruire par d’autres voies, elle permit apparemment à Molière de remettre sa pièce sur le théâtre. […] Mais Sa Majesté qui savait par elle-même que l’hypocrisie était vivement combattue dans cette pièce, fut bien aise que ce vice, si opposé à ses sentiments, fût attaqué avec autant de force que Molière le combattait. […] L’estime, les bienfaits dont le Roi l’a toujours honoré, les Personnes avec qui il avait lié amitié, le soin qu’il a pris d’attaquer le vice et de relever la vertu dans ses ouvrages, l’attention que l’on a eue de le mettre au nombre des hommes illustres, ne doivent plus laisser lieu de douter que je ne vienne de le peindre tel qu’il était ; et plus les temps s’éloigneront, plus l’on travaillera, plus aussi on reconnaîtra que j’ai atteint la vérité, et qu’il ne m’a manqué que de l’habileté pour la rendre Le lecteur qui va toujours au-delà de ce qu’un Auteur lui donne, sans réfléchir sur son dessein, aurait peut-être voulu que j’eusse détaillé davantage le succès de toutes les pièces de Molière, que je fusse entré avec plus de soin dans le jugement que l’on en fit dans le temps.