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86. (1863) Histoire de la vie et des ouvrages de Molière pp. -252

Si le prince de Conti, se faisant dévot, se signait alors en lisant les comédies de son ancien condisciple, son frère, le grand Condé, et le duc d’Enghien, fils de ce dernier, ne se lassaient pas de les applaudir. […] Jouée pour la première fois le 15 février 1665, cette production souleva des tempêtes ; non pas que le mérite de la pièce en eût compromis le succès, qui fut immense au contraire ; non pas qu’il se trouvât beaucoup de spectateurs de l’avis de la dévote qui disait à Molière : « Votre statue baisse la tête, et moi je la secoue » ; mais parce que le morceau sur l’hypocrisie, dans lequel Molière faisait allusion à ses griefs contre le corps inviolable des tartuffes, était peu propre à calmer leur sainte fureur.  […] « Certes, il faut avouer que Molière est lui-même un tartuffe achevé et un véritable hypocrite… Si le dessein de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant, le dessein de Molière est de les perdre en les faisant rire, de même que ces serpents dont les piqûres mortelles répandent une fausse joie sur le visage de ceux qui en sont atteints… « Molière, après avoir répandu dans les âmes ces poisons funestes qui étouffent la pudeur et la honte ; après avoir pris soin de former des coquettes et de donner aux filles des instructions dangereuses, après des écoles fameuses d’impureté, en a tenu d’autres pour le libertinage… ; et, voyant qu’il choquait toute la religion et que tous les gens de bien lui seraient contraires, il a composé son Tartuffe et a voulu rendre les dévots des ridicules ou des hypocrites… Certes, c’est bien à faire à Molière de parler de la religion, avec laquelle il a si peu de commerce et qu’il n’a jamais connue, ni par pratique ni par théorie… « Son avarice ne contribue pas peu à échauffer sa verve contre la religion… Il sait que les choses défendues irritent le désir, et il sacrifie hautement à ses intérêts tous les devoirs de la piété ; c’est ce qui lui fait porter avec audace la main au sanctuaire, et il n’est point honteux de lasser tous les jours la patience d’une grande reine, qui est continuellement en peine de faire réformer ou supprimer ses ouvrages… « Auguste fit mourir un bouffon qui avait fait raillerie de Jupiter, et défendit aux femmes d’assister à ses comédies, plus modestes que celles de Molière. […] La Bruyère, dont l’amour-propre a, dans cette circonstance, faussé le jugement, essaya, dans son chapitre « De la mode », de tracer un caractère de faux dévot qui fut la contrepartie et la critique de celui de Molière. […] parce qu’un fripon vous dupe avec audace Sous le pompeux éclat d’une fausse grimace, Vous voulez que partout on soit fait comme lui, Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?

87.

Si chaque homme qui sait lire est — selon le mot de Sainte-Beuve — « un lecteur de plus pour Molière », si l’auteur du Tartuffe et du Misanthrope est aujourd’hui le plus justement populaire de nos grands écrivains, on nous pardonnera de dire que nous sommes, en France et de par le monde, tout au plus trois cents dévots de Molière, dont l’admiration va jusqu’au culte et pour lesquels la découverte d’une signature, l’indice seul d’un autographe du Maître prend les proportions d’un événement public. […] Encore qu’il soit tenu plus chaste qu’Hippolyte, Il est aussi paillard, ou plus, qu’un chien d’ermite… Au reste à l’entretien il est si papelard Que vous ne diriez pas qu’il eût mangé le lard ; À sa douce façon et modestie extrême Il paraît innocent, ou l’innocence même ; Il porte un cœur de sang sous un dévot maintien, S’il prête, c’est en juif sous l’habit d’un chrétien, Et son débiteur le fuit, de même (s’il faut dire) Qu’un voleur un prévôt, une nymphe un satyre ; C’est le plus inhumain de tous les créanciers ; Je le sais pour avoir été de ses papiers.

88. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre V. Comment finissent les comédiennes » pp. 216-393

Ainsi elle a mis à profit sa jeunesse, et chacune de ses belles heures a glissé comme les grains d’un chapelet d’ambre et d’or entre les mains d’une jeune dévote priant le bon Dieu pour son amant qui va venir. […] Phédia parle tout à fait comme parlait cette petite danseuse dont se moque la duchesse de *** dans je ne sais quel roman de Crébillon : — « Elle renvoie les Maures aux femmes de la robe, et prend à son service des Turcs et des hussards. » Un peu plus loin la dame parle avec grand mépris des laquetons de bourgeois et des grisons de dévotes… Vous le voyez, en ce temps-là, on était bien près de revenir, sinon aux eunuques, du moins aux Éthiopiennes. […] La jeune fille est mère, la mère est grand-mère, la coquette est dévote, la dévote est morte en odeur de sainteté.

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