De son côté Molière, observateur profond, avait jugé qu’il avait besoin de flatter son maître pour avoir le droit de ne pas flatter son siècle : sous une minorité orageuse, il n’eût pas été libre d’exprimer une seule vérité, parce que chaque faction régnait à son tour, et qu’elles étaient trop éphémères ou trop faibles pour supporter le ridicule. […] Ce vers étant sorti du cerveau de Corneille, Le voler à mon tour n’est pas grande merveille. […] Il ne se joué pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent à la fois une fille à établir et un fils à pourvoir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables ; on ne les traverse point sans faire d’éclat, et il t’appréhende, sans qu’une pareille entreprise ne vienne aux oreilles du prince à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. » Sans doute les faux dévots ont plus beau jeu chez un célibataire que chez un père de famille ; on calomnie, on dépouille plus facilement des collatéraux que des enfants ; mais le vrai tour de force de Tartuffe est de faire déshériter le fils même de la maison ; et si l’auteur nous prouve que le fanatisme peut aveugler un père jusqu’à lui faire oublier son propre sang pour un misérable fardé d’une fausse dévotion, ne fait-il pas voir à plus forte raison l’empire que de pieux imposteurs peuvent exercer sur des hommes qui ne tiennent pas au lieu puissant de la famille ? […] Il en est de même de nos jours ; presque tous les matérialistes de la révolution se sont sanctifiés en un tour de main.
Nous essaierons nous-mêmes, à notre tour, cette apologie, en empruntant à l’une ou à l’autre ce qu’elles peuvent avoir de bon. […] De même, dans Le Misanthrope, Philinte dit aussi ses vérités à Alceste, mais son propre caractère à son tour n’est pas moins blâmable que celui qu’il blâme. […] On sait que Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie française, reprochait à Molière d’avoir donné « un tour plaisant au vice et une austérité ridicule à la vertu ». […] C’est cette vertu elle-même, la seule que le monde reconnaisse, c’est celle-là qui lui devient à charge et qui appelle à son tour ses traits et ses railleries, lorsqu’elle se prend au sérieux et qu’elle veut être pure, sévère, sans mélange.