Cet amour, mal entendu et poussé jusqu’à l’excès qu’on appelle égoïsme, a produit, dans Orgon, cette préoccupation imbécile qui lui fait sacrifier sa famille entière à un misérable qu’il croit nécessaire au salut de son âme ; et, dans Argan, cette manie pusillanime qui le porte à marier l’aînée de ses filles à un sot, et à les déshériter toutes deux au profit d’une marâtre, afin de se mieux assurer les soins dont il croit avoir besoin pour la santé de son corps. […] Là, Molière se contente de faire jouer entre eux des ridicules différents, mais non pas opposés ; et, prétendant moins à corriger qu’à faire rire, il livre la sotte crédulité, sans avertissement et sans défense, aux assauts de la vive et ingénieuse fourberie. […] Que les Modène aient été assez sots, et les Béjart assez vils, les uns pour donner, les autres pour recevoir de l’argent en paiement de cette fraude gratuitement criminelle, cela est déjà invraisemblable ; mais que Molière, qui était certainement informé de la véritable naissance de sa femme, Molière, dont la raison et la probité ne sont pas plus contestées que le génie, se soit prêté et même ait pris part à un crime dont il ne pouvait ignorer d’une part l’inutilité, de l’autre la gravité et le danger, voilà ce qui est, selon moi, tout-à-fait impossible. […] Quant à l’homme qui osa mépriser Molière, c’était un sot ou un fanatique, ou tous les deux ensemble ; et l’on verra tout à l’heure qu’il n’était pas seul de son espèce. […] Nous le voyons dessiner chaque caractère, indiquer les traits propres à chaque ridicule, donner des instructions précises à ceux qui en ont besoin, et abandonner à eux-mêmes ceux qu’un heureux instinct guide plus sûrement que toutes les leçons de l’art95 ; nous le voyons recommander à tous le naturel, qualité qui devroit être commune, mais qui est la plus rare de toutes, parce que la sotte vanité, le faux jugement et le mauvais goût conspirent à l’envi pour la détruire.
N’emploie-t-il pas la plus amère ironie lorsqu’il fait, par l’entremise du serpent, le procès à l’iniquité des puissances de la terre : Mes jours sont dans tes mains, tranche-les ; ta justice, C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice ; Selon ces lois condamne-moi : et, pour qu’on ne puisse pas se tromper au sens de ce réquisitoire, il ose cette fois ajouter de son chef : On en use ainsi chez les grands : La raison les offense ; ils se mettent en tête Que tout est fait pour eux, quadrupèdes et gens ; puis il se ravise, et, comme pour se dérober après s’être trahi, il dira ingénument : Si quelqu’un desserre les dents, C’est un sot, j’en conviens.