Donc le don Juan de Molière n’est point le personnage traditionnel et convenu des Espagnols : il est vivant ; et c’est peut-être pour l’être trop qu’il fut si peu représenté du temps de l’auteur, et subit ensuite si rigoureusement les coups de ciseaux de la censure : les grands seigneurs ne voulurent pas plus de don Juan que les faux dévots de Tartuffe 37. […] — Il y a eu au dix-septième siècle cinq ou six Festin de Pierre représentés à Paris (Voir la note de Brossette au vers 130 de la Satire III de Boileau, et Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv.
Mais il ne s’est pas peint en pied ; il ne s’est pas incarné dans tel ou tel de ses héros ; non pas même dans les sages, les Cléante, les Ariste, les Philinte ; et s’il est insensé de se représenter Alceste comme un Hamlet ou un Timon d’Athènes, il est ridicule d’y voir un Molière idéalisé, riant d’un rire amer et, du haut de ses infortunes conjugales, jetant l’anathème à l’humanité. […] « Son dessein, dit-il, est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs… Si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’était les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver… Car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles et chercher à lui faire des affaires en disant hautement : Il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le monde, et s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé à toutes les personnes où l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut sans doute qu’il ne fasse plus de comédie. » Ainsi parlait Molière, s’adressant aux gens qui persistaient à donner des clefs de ses ouvrages, comme à ceux qui voulaient s’y reconnaître eux-mêmes, gens assez nombreux, puisqu’à la représentation d’une pièce où on le satirisait, lui, il devait compter parmi ceux qui applaudissaient, par esprit de vengeance, douze marquis, six précieuses, vingt coquettes et trente cocus. […] C’est vous qui bouleversez l’art en prêtant au grand comique du XVIIe siècle des procédés littéraires et des visées humanitaires qui ne devaient éclore que deux siècles après lui ; et c’est vous enfin qui diminuez la patrie en prêtant à son plus grand écrivain, à celui qui la représente le mieux, des pensées si contraires à son génie, puisque vous voulez faire un misanthrope, un haïsseur d’hommes, un ami du désert, de ce sociable et bon Molière qui fut le plus Français des hommes, c’est-à-dire le plus humain !