Mais en réalité, on connaît mal son histoire ; il n’a point laissé de confidences et chacun sait qu’il ne nous reste de sa main que six lignes, qui sont une quittance. […] C’est ce qui a été examiné dans un livre récent, l’Enigme d’Alceste, et l’auteur, qui est un ferme partisan du préjugé qui fait du Misanthrope un personnage tragique, a dépensé beaucoup d’érudition et de dialectique pour démontrer qu’Alceste est un mythe, une incarnation, comme Vichnou ou Rama ; que dans ce xviie siècle, beaucoup trop admiré, plus admiré que connu, après cette horrible Fronde, dont le côté frivole a si longtemps caché le côté funeste, en face du pays épuisé, de la noblesse vendue, de la justice achetée, des mœurs corrompues, des hypocrisies florissantes, Alceste, dit M. du Boulan, Fauteur du livre que je viens de désigner, a été l’expression, mieux que cela, « l’explosion « de l’honnêteté publique se personnifiant « dans un janséniste ». […] Alceste va nous le faire connaître en des vers admirables : Au travers de son masque on voit à plein le traître, Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être Et ses roulements d’yeux et son ton radouci N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici. […] Étalant triomphalement la lettre à Oronte : Jetez ici les yeux et connaissez vos traits, votre écriture, perfide, Ce billet découvert suffit pour vous confondre, Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.
Les Grecs, qu’il connut plus tard et mal, ne le frappèrent pas aussi vivement que les Espagnols ; et quant aux Latins qui lui furent plus familiers, ceux qu’il goûta le plus furent les Latins de sang espagnol, Lucain, Sénèque le Tragique, qu’il appelle le grand Sénèque3. […] Nous rions intérieurement, quand le personnage de la pièce est l’homme que nous connaissons : nous rions tout haut de sa caricature. […] Qui ne connaît pas Sganarelle ? […] La seconde source de son théâtre, c’est qu’il connut tout ce qui s’était écrit de comédies, dans tous les genres, avant lui et jusqu’à lui. […] Molière connaît mieux que le préteur le prix de ce qu’il emprunte ; il est, dans son art, ce que sont tels habiles hommes dans la vie civile, lesquels savent mieux nos propres affaires que nous.