Molière avait quarante ans quand il écrivit l’École des femmes, et chacun sait qu’il venait d’épouser Armande Béjart, presque aussi jeune qu’Agnès. […] Ce qui lui donne de la valeur, de l’intérêt, c’est qu’il est ridicule à son insu, c’est qu’il aime sincèrement Agnès et ne s’aperçoit pas que son affection ne peut être payée de retour. […] Je sais très bien qu’Agnès ne m’aimera jamais, qu’elle m’échappera, que ma mésaventure n’affligera personne. — De cette façon, l’amour-propre de l’acteur se trouve sauvegardé ; mais que devient le sens de la pièce ? […] Si Agnès prenait ce parti, elle ne serait pas plus loin de la vérité que le personnage qui l’a élevée dans l’ignorance, et qui la réservé à l’honneur de sa couche. Je me hâte de reconnaître que Mlle Emilie Dubois, chargée maintenant du rôle d’Agnès, ne commet pas cette bévue, et accepte franchement l’ingénuité du personnage.
Convenez surtout que ce petit rôle d’Agnès est peut-être le rôle le plus égrillard du théâtre. Laissez-moi dire, et ne vous emportez pas ; n’est-il pas vrai que cette petite Agnès n’a rien de naïf, et que cette enfant est très avancée pour son âge ! […] Il parla ainsi longtemps, et c’est à peine si je pus lui représenter — que les chefs-d’œuvre purifiaient toutes choses ; — que cet art de la comédie était un si grand art, qu’on ne pouvait lui faire de trop rares sacrifices ; — que vrai ment il se faisait bien temps qu’on n’allât pas chercher, uniquement dans la loge des portières parisiennes, les Agnès et les Iphigénies ; et enfin, pour dernier argument, je lui contai ce que voici : — Il y a déjà un fort longtemps, mon cher Henri, que dans ce même rôle d’Agnès débutait une petite fille plus jeune encore que la débutante d’hier. L’Agnès en question était maigre et pâle ; elle avait les coudes rouges et les mains comme les coudes, la démarche embarrassée, et la voix très voilée. […] Voilà donc que, pour augmenter l’embarras de cette pauvre enfant, le même jour et pour ainsi dire à la même heure, et sans transition, vous la faites passer de L’École des femmes à L’Épreuve nouvelle, de l’Agnès qui se défend à l’Agnès qui attaque, des sentiments bourgeois aux sentiments raffinés, — de la chaise de paille à la chaise longue, du gros mot au mot à double sens, de l’ail au musc, de la bure à la soie !
Au retour d’Arnolphe, la simple Agnès est amoureuse ; ses honnêtes gardiens ont reçu de l’argent du galant. […] Il essaye d’abord d’un sermon de morale sur Agnès. […] Quoique blessé au plus vif de sa vanité et un peu au cœur, car il aime Agnès, il s’aveugle sur ses ressources, sur son expérience. […] J’aimerais mieux Arnolphe muet, tandis qu’Agnès lui raconte les intrigues de la vieille entremetteuse et les visites d’Horace, que son dépit à haute voix en présence d’Agnès, qui est censée ne rien entendre. […] Elle n’a ni cette ingénuité d’Agnès, qui vient de l’ignorance, ni l’ingénuité trompeuse sous laquelle se cache de la science défendue.
de la Souche, est amoureux d’Agnès. Pourquoi rit-on des tours qu’Agnès lui joue ? […] Parcequ’il est vieux, qu’Agnès est jeune ; & que le mot d’amour, toujours ridicule dans la bouche d’un vieillard, l’est encore davantage quand il s’adresse à une jeune personne : témoin cette tirade qui fait rire aux éclats quand Arnolphe la débite à Agnès, & qui, sans en changer un seul mot, deviendroit attendrissante entre deux jeunes amants. […] Agnès. […] Personnages de la fausse Agnès, ou le Poëte Campagnard, comédie en trois actes & en prose, de Destouches.
La scène sixième du deuxième acte, entre Arnolphe et Agnès, admirable pour la vérité, le plaisant et le contraste d’un vieillard jaloux et fin, et d’une jeune sotte qui lui dit tout ; la deuxième scène du troisième acte, entre Arnolphe et Agnès, où il lui explique les devoirs du mariage ; la quatrième du deuxième acte, où Horace lui confie la manière dont Agnès lui a fait parvenir sa lettre, sont des modèles de comique. La scène huit du quatrième acte, d’Arnolphe et de Chrisalde, sur le cocuage, est d’une philosophie admirable ; la scène quatrième du cinquième acte, où Arnolphe cherche ridiculement à plaire à cette Agnès, contre laquelle il est furieux ; enfin toute la pièce, hors le dénoument et quelques expressions basses, est sublime.
Horace apprend que son pere arrive pour le marier : il prie Arnolphe de parler en sa faveur, afin qu’on ne le force pas à faire un hymen qui lui déplaît, & qu’on lui permette d’épouser Agnès. Arnolphe, qui est amoureux d’Agnès, exhorte au contraire le pere d’Horace à ne pas se laisser gouverner par son fils, à presser malgré lui l’hymen projetté ; alors on le surprend, en lui disant : ACTE V. […] Elle est aussi peu prévue que l’autre, surprend un plus grand nombre de personnages fortement intéressés à l’action, fait sur eux différentes impressions, & bouleverse tout, puisqu’Arnolphe, qui pense triompher de son rival, est obligé de lui céder sa maîtresse ; & qu’Agnès & Horace, qui se croient perdus, voient tout d’un coup combler leurs vœux.
C’est dans L’École des femmes que nous apparaît, innocente et bien clairvoyante, Agnès, tourment du seigneur Arnolphe, et le châtiment de sa jalouse humeur. Agnès est une enfant qui sera bientôt très habile à se défendre, elle bonhomme Arnolphe a bien compris que cette innocente était née pour sa honte. […] Ainsi, toute la comédie de L’École des femmes appartient à la cruelle naïveté d’Agnès, à la sottise habile de son tyran. Rien que le récit de cette enfant, d’un jeune homme qui le matin l’a saluée, est une torture ineffable pour son misérable gardien : Agnès. […] Enfin, quel charmant peintre de genre, Agnès, la jeune et charmante fille, aussi touchante que le jeune Arthur de Shakespeare.
Ce qui prouve bien que, dans cette heureuse opposition des deux sœurs, la pensée de Molière a été uniquement de montrer toute la supériorité morale et intellectuelle de celle qui a su se conserver simple, vraie et modeste dans ce milieu tout d’affectation et de pédantisme, et non pas de glorifier l’ignorance et de la présenter comme la condition normale et désirable des filles ; c’est qu’au contraire, dans le rôle si charmant d’Agnès de son École des femmes, il s’est appliqué à faire ressortir les dangers que peut faire courir à l’innocence la plus pure un manque absolu de lumières. […] Le rôle d’Agnès est une des plus charmantes créations de Molière. […] Agnès se plaint à Arnolphe lui-même de l’état d’ignorance où il l’a retenue ; et quand il lui demande : N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ? […] Cette douce figure d’Agnès a plus d’une sœur dans l’œuvre de Molière.
Mais toutes ces précautions et toute cette morale n’ont pu empêcher Agnès d’être remarquée par le jeune Horace. […] Agnès a bien plus de penchant à le croire ; elle le croit, et Arnolphe, malgré son expérience, est confondu par la jeune ingénue, qui n’y met pas même de méchanceté. […] Mais Agnès n’est ni rusée, ni perverse. […] Nous ne saurions nous accommoder d’une femme élevée à la façon d’Agnès. […] Elles ne sont pas non plus naturellement niaises ; la prétendue bêtise d’Agnès est le crime d’Arnolphe, et ses fautes ont leur excuse dans l’éducation qu’elle a reçue.
Don Garde et done Elvire, don Alphonse et done Ignés du Prince Jaloux, montrent, dans une dignité princière, les mêmes sentiments vrais et naturels qui animent Isabelle et Valère dans l’École des Maris, et qui, dans l’École des Femmes, produisent le délicieux épanouissement de la jeune âme d’Agnès 443. […] Dieux, princes, bergers, bourgeois, gentilshommes, valets, on en trouve partout sans qu’on songe jamais à s’en plaindre : Célie, Hippolyte, Lucile, Elvire, Isabelle, Agnès, Lucinde, Eliante, Mariane, Elise, Julie, Eriphile, Psyché, Zerbinette, Hyacinthe, Henriette, Angélique, je vous aime, avec vos Lélies, vos Léandres, vos Erastes, vos Valères, vos Horaces, vos Orontes, vos Sostrates, vos Cléontes, vos Octaves, vos Cléantes, et vos Clitandres, doux noms et charmants souvenirs, aimables figures qui venez, au milieu des farces les plus risibles ou des peintures de caractère les plus hardies, apporter la grâce riante de vos jeunes amours ! […] L’indiscret et vantard Horace va raconter d’abord sa passion à Arnolphe, au risque de perdre à jamais son Agnès 450. […] Dans l’auteur original (Maria de Zayas, Nouvelles, la Précaution inutile ; voir la traduction de Scarron dans ses Nouvelles tragi-comiques), l’Agnès, n’apprend d’un amant brutal que la pratique sensuelle du plaisir, et reste aussi sotte après qu’avant.
S’il blâme Philaminte de chercher à imposer à Henriette le respect du bel esprit et de la fausse science, il dénonce au mépris de tous les gens de cœur ce M. de la Souche qui s’est efforcé systématiquement d’abêtir la pauvre Agnès. […] Nous sommes pris de pitié en entendant Agnès reprocher à Arnolphe (au moment où il ose lui rappeler les soins qu’il prit d’élever son enfance) cette ignorance dont elle souffre et qui lui pèse sur le cœur : Vous avez là-dedans bien opéré vraiment Et m’avez fait de tout instruire joliment ! […] On les prend parce qu’on ne s’en peut défendre et que l’on dépend de parents qui n’ont des yeux que pour le bien ; mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque fort de les considérer au-delà de ce qu’ils méritent. » Aussi sommes-nous fort bien disposés à pardonner à Isabelle les ruses qu’elle emploie pour se défendre et nous empresserons-nous d’applaudir avec Molière à la victoire de la pauvre Agnès sur Arnolphe, son oppresseur et son tyran. […] Agnès ne sait rien, demande si l’on fait les enfants par l’oreille. […] C’est encore au fond d’un petit couvent qu’on s’est chargé d’abêtir Agnès sur l’ordre d’Arnolphe.
Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la tarte a la crème et des enfants par l’oreille 333 ; les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre Agnès dit presque, et fait penser une obscénité, à propos du bout de ruban que lui a pris Horace 334. […] C’est un spectacle moral, de montrer celte imprescriptible liberté de l’âme qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré les efforts les plus patients et les plus habiles ; qui, jusque dans la naïveté d’une extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et de ses droits ; en sorte qu’après la lecture de la lettre d’Agnès, il n’est personne qui ne dise avec Horace : Malgré les soins maudits d’un injuste pouvoir, Un plus beau naturel peut-il se faire voir ? […] Ce sont, dans l’une et l’autre École ; d’honnêtes amants qui enlèvent et épousent Isabelle et Agnès ; mais qui ne sent que la leçon va plus loin, et que, dans la vie, qui n’est point une comédie, c’est à la perte et au déshonneur qu’aboutit presque toujours cette contrainte coupable imposée à la personne et à l’âme ?