Un trait comique prend sa source dans la chose même, naît de la situation des personnages, & tient d’elle seule l’avantage de faire rire : un trait plaisant est au contraire une saillie qui ne fait rien à l’action, qui ne tient rien de la situation des personnages, qui fait rire, à la vérité, mais aux premieres représentations seulement. […] Comparons-le présentement avec un des traits simples, naïfs, qui font rire aux éclats dans Moliere, sans en avoir la prétention. […] Je ne dis point qu’on ne puisse y mettre des traits fins & malins ; mais il faut que tout le comique qui résulte de leur finesse & de leur malignité, soit dû au comique de la situation, & que séparé d’elle il n’ait plus le même prix. […] Nous sentons présentement avec quel art Moliere a prépare toute la finesse, toute la malignité, tout le sel comique de ce trait. […] & Mad. de Sotenville exaltent moins la vertu des héroïnes de leur famille, le trait n’est plus rien ; preuve qu’il doit tout à la situation, & qu’il tient tout-à-fait à la scene.
C’est sans doute une preuve de sagacité d’avoir reconnu le fond des intentions du poète ; mais n’avoir point remarque que la direction franche et naturelle est détournée dans l’exécution, que le trait primitif du dessin tracé dans la pensée de l’auteur s’est à peu près effacé et pour ainsi dire oblitéré dans l’ouvrage, et n’avoir point pénétré le motif de cette altération, c’est n’avoir pas porté la sagacité assez loin. […] Pour peindre un personnage idéal, on emprunte des traits à vingt figures, sans avoir l’intention d’en peindre aucune. […] La Bruyère, dans la préface qui précède son discours de réception à l’Académie française, s’élève contre ces gens « qui, au lieu de prendre pour eux les divers traits semés dans un ouvrage, s’appliquent à découvrir lesquels et donnent au public de longues listes ou clefs des originaux auxquels ils ont jugé à propos de les appliquer. […] J’ai peint à la vérité d’après nature ; j’ai pris un trait d’un côté et un trait d’un autre, et de ces divers traits, qui pouvaient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par la satire de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre ».
Mais qu’un esprit d’une trempe supérieure saisisse les traits les plus saillants du vice ou du ridicule alors à la mode, qu’il sache le dépouiller de son faux éclat, il le détruira inévitablement, il en fera même disparaître jusqu’aux traces les plus légères. […] Un auteur doit donc commencer par montrer les traits principaux et distinctifs du caractère qu’il a mis en scène, en bien établir la réalité. Le premier pas fait, il faut qu’il pénètre plus avant, qu’il arrache en entier le voile sous lequel se cache le vice ou le ridicule qu’il attaque ; qu’il agrandisse sa marche, qu’il peigne en traits vifs et profonds, qu’il ne laisse pas échapper la nuance la plus légère. […] Dans toutes les bonnes pièces, il faut que l’exposition soit claire, fasse connaître au spectateur les traits les plus prononcés du caractère principal, et mette au fait de tout ce qui doit contribuer à la marche de l’action. […] Mais qui saura jamais déterminer précisément les traits qui distinguent la vraisemblance ?
Pour ce qui concerne Molière, ce reproche n’est qu’à moitié fondé et certains traits individuels, non pas seulement moraux, mais physiques, distinguent plusieurs de ses personnages. […] Les traits saillants de leur caractère sont à la fois peu nombreux et mis en valeur avec un relief si puissant qu’on les devine et qu’on les pénètre du premier abord. […] Mais ce trait, pour excessif, pour invraisemblable qu’il soit, est la manifestation extérieure et scénique, la plus sensible par conséquent au public, d’une passion obsédante. […] C’est que, par l’effet d’un grossissement habile, par un art qui n’a jamais été égalé de trouver et d’exprimer les traits significatifs d’un caractère, Molière en impose au spectateur la représentation définitive, en quelque sorte symbolique. […] Et en effet, si nous croyons inexact d’affirmer que tout héros de Molière est la transposition scénique d’un personnage réel, il est certain que des traits d’une réalité parfois individuelle, le plus souvent collective, vivifient chacun d’eux.
Il y a dans ce caractère quelques traits de profonde tendresse qui font oublier la singularité plaisante du personnage. […] Molière n’oublie jamais ces traits-là. […] C’est le style des Plaideurs, moins une correction soutenue; le trait suivant nous a paru digue de PetitJean. […] Cette comédie de l’Amour Médecin est pleine de traits charmants. […] Elmire, en effet, est souvent muette, et ses traits parlent seuls.
Molière ne voulut sûrement pas faire retomber sur la piété sincère les coups qu’il portait à l’hypocrisie : j’en crois Cléante et les vers sublimes où il les marque l’une et l’autre des traits qui leur sont propres. […] Peut-être aussi cette aventure était-elle au nombre des traits fournis à Molière par Guilleragues. […] En butte à tous les traits les plus dangereux de la censure religieuse, Le Tartuffe fut du moins ménagé par la censure littéraire. […] La peinture de celui-ci se compose de deux sortes de traits, ce que fait le véritable hypocrite, et ce qu’il ne fait pas. […] Combien d’ornements et de traits d’une nouvelle invention n’a-t-il pas fallu que Molière ait insérés dans son ouvrage pour le mettre en état d’être applaudi comme il l’a été !
La Serre, qui est en ceci la grande et, je crois, la seule autorité, dit simplement, dans son Mémoire sur la vie et les ouvrages de Molière, « qu’on, fut blessé de quelques traits hasardés, que l’auteur supprima à la représentation. » De plus, la scène dont il s’agit a-t-elle été retranchée tout entière, ou seulement raccourcie ? […] Je crois d’autant plus volontiers que l’auteur du Festin de Pierre sacrifia aux susceptibilités philosophiques de ses amis le trait qui termine ce bel épisode, mais ce trait seul, que nous retrouvons, dix-sept ans plus tard, la scène entière, moins les derniers mots, dans les exemplaires non cartonnés des Œuvres de Molière publiées par La Grange et Vinot, sur les propres manuscrits de l’auteur7, d’où l’on peut inférer que la scène n’a disparu entièrement que sous les ciseaux, ouverts à contre-sens, du lieutenant de police de La Reynie. […] Quelques-unes de ces personnes prétendaient même qu’en un petit nombre de cas la touche un peu rude du copiste produisait plus d’effet au théâtre que les traits plus déliés du modèle. […] Aussi, combien de jugements, de portraits, d’esquisses, ont prétendu saisir les traits de ce protée ! […] D’autres sans doute y ont ajouté des traits exquis et nouveaux ; niais c’est Molière qui le premier a fait de ce libertin, jusque-là vulgaire, quelque chose de formidable, de séduisant et de rare, en mêlant quelques gouttes de philosophie à beaucoup de vices, à beaucoup d’esprit et à beaucoup d’élégance.
Les Poètes comiques ont toujours peint, même involontairement, quelques traits du caractère de leur Nation. […] Il vit avec étonnement les traits les plus opposés se confondre dans le caractère de ce Poète. […] D’une seule Scène partent mille traits de satire qui se dispersent et frappent à la fois. […] Combien de traits dignes de la Scène dans Horace et dans Lucien ? […] Mais si Molière a renforcé les traits de ses figures, jamais il n’a peint à faux ni la nature, ni la société.
Les deux traits les plus caractéristiques de Sganarelle, c’est la vanité et la malveillance. […] Les gens d’un goût délicat voulaient qu’il n’eût plus besoin ni d’un trait hasardé, ni d’une grimace, ni d’un coup de brosse, ni d’aucun embellissement emprunté à la mode, et fragile comme elle. […] Leurs pensées sont en même temps des traits de caractère individuel, et des vérités générales. […] Ici, un trait lui fournit une scène ; ailleurs, une scène se résume en un trait. […] Il n’y a pas d’imitation là où, faute du trait imité, une belle scène serait incomplète, un personnage boiteux.
Tout petit qu’était Molière par sa naissance et par sa profession, j’ai rapporté des traits de sa vie que les Personnes les plus élevées se feraient gloire d’imiter ; et ces traits doivent plus toucher dans Molière que dans un Héros. […] Si mon Censeur ne s’en est pas aperçu, ce n’est point ma faute ; et s’il s’imagine que je n’ai rapporté tous ces traits que pour faire rire, il se trompe fort. […] Son goût dégénère tous les jours : accoutumé depuis quelque temps à des traits grossiers, il n’est plus susceptible de délicatesse. […] Non, j’ai taché de prévenir le Lecteur par mes expressions, et de l’amener au sentiment qu’il devait avoir sur chaque trait de la Vie de Molière. […] Que ce Critique lise, je vais lui fermer la bouche par un trait de la Vie de cet Auteur, qui n’est pas venu jusqu’à moi avant l’impression.