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5. (1812) Essai sur la comédie, suivi d’analyses du Misanthrope et du Tartuffe pp. 4-32

Comment pourra-t-il animer la scène, intéresser, si le caractère qu’il a choisi se présente tout entier aux yeux du spectateur ? […] Par ce moyen, il a produit des beautés du premier ordre et multiplié les effets ; mais en même temps, il a toujours su fixer l’attention du spectateur sur le sujet principal ? […] il se diviserait, s’anéantirait : le spectateur, d’abord occupé à saisir le fil de tous les événements qu’on lui présente, épuise toute son attention et n’éprouve bientôt que de la fatigue et de l’ennui. […] Mais comme le cœur humain a un attrait irrésistible pour tout ce qui peut toucher sa sensibilité, Molière tout en instruisant ses spectateurs, a voulu leur plaire et leur causer de tendres émotions. […] Il n’est pas tenu de montrer aux spectateurs un fait essentiellement réel, il suffit seulement qu’il ait pu arriver.

6. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XV. Des Actes. » pp. 274-288

Un beau vers, une sentence dans la bouche d’un Roi, un spectacle pompeux, ou une apostrophe à la Religion, peuvent ranimer le spectateur ; mais si vous le laissez une fois se refroidir dans la comédie, vous êtes perdu sans ressource. […] L’acte finit réellement quand le théâtre reste sans action, après que les acteurs ont pris, aux yeux du spectateur, la résolution d’aller la continuer derriere la toile. […] Au lieu que quand un autre a paru avant son retour, l’imagination du spectateur qui a été divertie par cet autre acteur, ne trouve rien à redire quand il revient ; & comme les spectateurs aident eux-mêmes au théâtre à se tromper, pourvu qu’il y ait quelque vraisemblance, ils s’imaginent facilement que ce personnage a eu assez de temps pour ce qu’il vouloit faire, quand avec la musique ils ont eu devant les yeux un autre objet qui a presque effacé l’image qu’ils avoient de celui qui leur étoit demeuré le dernier à l’esprit, dans l’acte précédent ». […] Cette scene est courte : elle doit l’être, parceque ne pouvant éclipser celle qui la précede, elle ne doit pas la masquer, & la faire oublier au spectateur. […] c’est ce que le spectateur ne peut deviner, c’est ce qu’il brûle d’apprendre, parcequ’il s’intéresse à l’héroïne.

7. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXX. Des Surprises. » pp. 490-502

Il faut encore distinguer dans toutes ces especes, celles qui ne surprennent qu’un ou quelques personnages, & celles qui surprennent en même temps les acteurs & le spectateur. […] Voilà une surprise qui l’est pour Cliton, mais qui ne l’est pas pour les spectateurs. […] Citons-en une qui surprenne en même temps la plupart des acteurs & les spectateurs. […] Les spectateurs, M. […] Toutes ces surprises ne le sont pas pour le spectateur, parcequ’il a vu Valere se cacher dans le cabinet, Orgon sous la table.

8. (1856) Molière à la Comédie-Française (Revue des deux mondes) pp. 899-914

Il n’y a pas un spectateur qui ne se sente porté à excuser Tartuffe, et ne prenne parti contre la coquetterie poussée jusqu’à la provocation. […] S’il prend un accent narquois en demandant à Dorine des nouvelles de sa femme et des nouvelles de son pieux ami, le spectateur n’a plus aucune inquiétude. […] Aussi, quand je parle du spectateur exempt d’inquiétude, ce n’est pas du public pris en masse que j’entends parler, mais d’une minorité attentive. […] Pour bien des spectateurs, ce sera sans doute une conclusion inattendue ; mais il m’est impossible d’y rien changer. […] Pour un spectateur qui ose dire : Je m’ennuie, ou je m’amuse, on en trouve cent qui disent : Que pensez-vous de la pièce ?

9. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. Du point où doit commencer l’action d’une fable comique. » pp. 172-177

Je sais bien que les spectateurs s’amusent, en attendant une action plus vive, de quelques mensonges dans lesquels Dorante s’embarrasse, & qu’ils sont intrigués pour savoir comment il se tirera d’affaire : mais l’intérêt de curiosité ne vaut pas celui de sentiment ; l’un n’amuse que l’esprit, l’autre affecte le cœur. D’ailleurs, en exposant au spectateur une intrigue déja avancée, en l’intéressant pour deux amants qui, déja loin de toutes les simagrées de l’amour, & de ses enfantillages, partagent de bonne foi sa tendre vivacité, & sont sur le point de se voir heureux ou malheureux, un Auteur réunit & l’intérêt de curiosité & l’intérêt de sentiment ; le premier acquiert même beaucoup plus de force quand l’autre l’accompagne. Au reste, si le spectateur veut qu’on lui présente d’abord un amour bien établi, il en est ainsi de tous les autres principaux ressorts de la comédie : il n’aime à voir naître & détruire que ceux qui, en se croisant, en se succédant mutuellement, redoublent le mouvement des grandes machines. […] Voilà par conséquent Durval qui, aux yeux du spectateur, agit, dès ce moment, pour lui & pour son ami : l’intrigue, l’action, l’intérêt, tout devient double ; le spectateur verra un double dénouement, ou il n’en verra aucun. […] C’est aux Auteurs à sentir le fort & le foible de leur roman, à jetter dans l’avant-scene tout ce qui pourroit fatiguer ou refroidir le spectateur, & à faire naître l’action au point où la fable, commençant d’être intéressante, promet de le devenir encore davantage.

10. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. Du Choix du Titre. » pp. 94-102

Le Retour imprévu, ou l’Obstacle sans obstacle, de Destouches : ces titres sont non seulement toujours mauvais, mais ils peuvent encore prévenir le spectateur contre la piece. […] Si au contraire l’intrigue est étrangere au caractere, ou le caractere à l’intrigue, c’est une grande faute sur laquelle on ne doit pas prévenir le spectateur. […] Le spectateur desire de voir casser le fatal contrat ; mais il desire foiblement, & il n’est point alarmé par l’incertitude du succès. […] L’Auteur a enlevé par là tout l’intérêt de sa piece, & a privé le spectateur d’une agréable surprise, causée par un événement qu’il eût désiré sans oser l’espérer. […] Puisque l’imposteur est Tartufe, il est inutile d’alonger le titre pour le nommer ; le spectateur apprendra assez son nom dans le courant de la piece.

11. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. De l’Exposition. » pp. 139-164

Comment informer de tout cela le spectateur ? […] Il est encore juste que le spectateur connoisse les personnages qui doivent concourir à des événements auxquels il s’intéresse. […] C’est elle qui protege le rival du Comte, & elle ne paroît pas ; mais les spectateurs n’en sont point inquiets. […] il dit tout uniment dans le prologue, que l’Auteur a fait couper un pont qui étoit entre ce personnage & le spectateur, & que par conséquent on ne doit pas s’attendre à le voir, parcequ’il ne sait pas nager. […] Telle est celle que Moliere fait à la premiere scene du quatrieme acte de l’Etourdi : non content de n’apprendre que là au spectateur le véritable nom & l’histoire secrete d’un acteur qu’il a vu dès le premier acte, il expose encore un nouveau personnage & une nouvelle intrigue.

12. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. Des Scenes. » pp. 223-249

Voilà l’intrigue que le Poëte commence à filer, & elle intéresse davantage le spectateur. […] Les scenes de cette derniere espece ont un grand avantage : elles servent à faire desirer au spectateur celles qu’elles annoncent, & celles qui doivent les dénouer. […] Voilà comme les grands hommes tiennent souvent en suspens l’esprit du spectateur. […] L’exposition doit annoncer clairement au spectateur le dessein de la scene. […] Pour ne pas multiplier les exemples, tâchons de trouver une scene qui peche en même temps par l’exposition, l’intrigue, le dénouement, & qui éblouisse cependant le spectateur.

13. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVII. De l’Art de prévenir les Critiques. » pp. 309-313

On n’est jamais plus convaincu de l’art & de la profondeur d’un Comique, que lorsqu’on le voit aller avec adresse au devant des critiques que le spectateur pourroit lui faire, & le préparer d’avance à trouver bon tout ce qu’il va voir & entendre, tandis qu’il l’auroit trouvé mal sans la précaution de l’Auteur. […] Si Moliere n’eût rappellé cette grande vérité aux spectateurs avant que de rendre Tartufe dupe d’Elmire, ils auroient trouvé surprenant qu’un maître fourbe donnât tête baissée dans le piege. […] Quiconque entendra toutes ces tirades sans avoir fait attention à la scene précédente, trouvera, sans contredit, les propos d’Elmire très hardis, & les critiquera ; mais il leur applaudira tout au contraire s’il a saisi la façon ingénieuse avec laquelle Moliere prépare le spectateur à entendre les choses les plus fortes, & prévient sa critique en lui prouvant qu’elles sont nécessaires. […] Après ces quatre vers, adressés tant au spectateur qu’à Orgon, après l’adroite précaution de l’Auteur, le public, qui s’attend à voir les choses les plus hasardées, qui en sent toute la nécessité, prodiguera ses applaudissements précisément aux endroits qu’il auroit critiqués.

14. (1746) Notices des pièces de Molière (1661-1665) [Histoire du théâtre français, tome IX] pp. -369

Et qu’enfin on instruise de tous ces faits le spectateur, avec environ cinquante vers qui sont épars dans la pièce ? […] Les scènes tendres, quoiqu’écrites avec la plus grande précision, auraient refroidi celles des fâcheux, et celles-ci à leur tour auraient détourné du motif de la pièce l’attention du spectateur. […] C’est là, si je ne suis trompé, connaître parfaitement l’art du théâtre, et le cœur humain ; Sganarelle ne dit rien, mais son silence parle éloquemment aux spectateurs. […] « Dans cette surprise, la princesse ne prévient pas les spectateurs de son intention, et c’est inopinément qu’ils en sont instruits. […] Dans ce dessein, elle sort pour le chercher, mais sans communiquer son idée aux spectateurs, à qui elle donne en même temps une grande curiosité de savoir ce que produira cet entretien.

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