Il est impossible qu’un si misérable motif ait déterminé les opinions d’un homme tel que Molière, ait donné la moindre direction à sa pensée et à sa plume. […] Une circonstance célèbre avait mis au grand jour la discordance, et, par conséquent, l’incertitude, la fausseté de leurs opinions. […] Comment croire, enfin, que Molière ait été irrité de ce qu’un homme, dont l’opinion n’était pas sans influence sur les jugements publics, avait pris la défense de sa pièce attaquée par tant de gens qui n’en sentaient pas ou qui affectaient d’en méconnaître le mérite ? […] L’opinion en tout ne se forme que par degrés ; elle n’avait pas été préparée à goûter Le Misanthrope. […] Il est donc impossible que des spectateurs aient pris le change sur son opinion, faute de la connaître.
Nous prétendons n’adopter que des opinions libres et raisonnées, absolument indépendantes de toutes les opinions antérieures. […] Que Molière ait quelquefois prétendu que ses comédies avaient un but moral9, soit par nécessité, soit par une de ces illusions communes aux auteurs, qui sont facilement entraînés à s’exagérer la portée de leurs œuvres, soit plutôt par une réflexion après coup sur l’influence morale qu’elles pouvaient avoir10, il n’est pas moins vrai qu’il se faisait une opinion plus modeste de ce que peut être la bonne comédie au point de vue de la morale : « J’avoue, dit-il, qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; et si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée avec le reste. […] S’il avait eu l’intention d’enseigner quelque chose, il faudrait lui reprocher d’avoir dissimulé son enseignement avec tant d’habileté, qu’il y a telles de ses pièces où les critiques n’ont pas su se mettre d’accord pour deviner son opinion, comme le Misanthrope, par exemple, objet de tant d’interprétations, de louanges, de blâmes et même d’anathèmes12. […] Enfin, son grand sens, sa délicate sensibilité, son observation pénétrante, toutes ses éminentes facultés pouvaient-elles s’appliquer à la peinture d’un caractère, à l’intrigue d’une passion, à la composition d’une scène de mœurs, sans y laisser jamais percer l’expression d’une opinion intime ou d’une émotion personnelle ? […] C’est l’opinion de Molière : « Je voudrois bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. » La Critique de l’École des Femmes, sc.
Les Aristarques français, et l’opinion qu’ils ont rendue dominante, ne reconnaissent dans la comédie qu’un seul poète classique, Molière. […] On n’exige pas du poète comique qu’il présenté toujours, à côté d’un travers de l’esprit, l’opinion raisonnable qui lui est opposée : ce serait manifester d’une manière trop méthodique l’intention d’instruire le spectateur. […] Or comment se fait-il qu’Alceste choisisse pour son ami un personnage tel que ce Philinte, dont les opinions sont diamétralement opposées aux siennes ? […] L’exécution de sa pièce est aussi soignée que celle d’une comédie régulière, classe dont elle est exclue, dans l’opinion de ses compatriotes, par le merveilleux du sujet, les changements de décorations et l’introduction de la musique. […] Malgré tout cela, il est, dans mon opinion, fort supérieur aux auteurs qui se bornent à une stricte imitation de la vie.
Le vice du sujet, et la manière dont Molière l’a traité, annoncent assez que l’opinion de la haute société pesait tout à la fois sur la cour et sur le poète, et n’embarrassait pas moins celui-ci qu’elle n’importunait l’autre. […] Mais, ajoute Voltaire, les connaisseurs rendirent bientôt à Molière les suffrages de la ville, et un mot du roi lui donna ceux de la cour. » Le suffrage du roi, qui explique très bien celui de la cour, et celui des connaisseurs de la ville, s’explique très clairement lui-même par l’intérêt qu’avait le prince à diminuer la considération des sociétés graves, de mœurs honnêtes, d’occupations nobles, à rendre ridicules les censeurs de ses désordres ; et c’est ce que Molière entreprit dans sa comédie des Femmes savantes, où il représente tout savoir dans les femmes comme une méprisable pédanterie, et toute critique, ou toute censure exercée de fait sur les opinions et les mœurs de la cour, comme une insolence digne de châtiment. […] Si on l’avait exercée à découvrir pourquoi ce poète, si heureux pour l’ordinaire dans le choix de ses sujets, qui marque toujours si clairement son but, qui y marche si franchement, a manqué ici de ces mérites, on aurait reconnu ce qu’il y avait d’embarrassant dans sa position en face de la société qu’il voulait attaquer pour plaire au roi, et qui, puissante dans l’opinion, gagnait tous les jouis dans l’esprit du roi lui-même. […] Madame de Sévigné avait douze ans de plus que madame Deshoulières ; mais ce n’était pas cette différence d’âge qui les empêchait de se voir, c’était l’opposition de mœurs et d’opinions politiques qui séparait de tous les Mancini, hommes et femmes, et de leurs affidés, tels que madame Deshoulières, tout ce qui était en relation d’amitié avec le grand Condé, avec sa sœur la duchesse de Longueville, avec le cardinal de Retz, le duc de La Rochefoucauld, société habituelle de madame de Sévigné.
Après cela, il n’est pas étonnant que Molière soit ferré sur les principes, et parle si respectueusement de ceux qui les suivent les yeux fermés. « Sur toute chose (dit un père de son fils), ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre, ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine (20). » Voilà qui est clair. […] Je parle de cette influence indirecte, cachée, latente, si j’ose dire, d’un caractère sur un autre, — influence que ne troublent pas les plus grandes divergences d’opinions, — influence qui gagne le cœur, s’insinue jusqu’au centre même de la vie, et de là transforme l’homme tout entier, — et le possède quelquefois d’autant mieux qu’il en a moins conscience. […] Gassendi définit le bien et le mal : « Rem, bonam voluptatis effectricem, malam molestive, »ajoutant, « neque obstat vero, quod res quae uni pilcet, alii dtspliceat (55). » — Son fidèle disciple et traducteur, Bernier, conclut de là « que ce n’est pas merveille si autant qu’il y a d’hommes, autant il y a d’opinions différentes, » et comme on le voit, il s’agit d’opinions sur le bien et sur le mal, continue Damiron qui le cite (56). — Gassendi enfin désigne nettement pour but de la vie le bonheur et le bien à cause du bonheur. […] « Aristote a toujours été reconnu dans l’Université pour juge sans appel, et non comptable de ses opinions » Arrêt burlesque de Boileau. […] Gassendi rejetait l’opinion de Copernic sur le mouvement de la terre, et s’exprimait peu clairement sur la loi de l’inertie.
Mais la plupart furent plus propres à discréditer qu’à recommander sa philosophie, par la licence de leurs opinions et de leurs mœurs. […] Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau et non pas la forme. » Par cette risible déclamation de Pancrace contre les magistrats qui tolèrent un pareil scandale, Molière, avant l’arrêt burlesque de Boileau et de Bernier, retenait par le ridicule les théologiens et les péripatéticiens qui sollicitaient, et les magistrats qui étaient tout prêts à rendre un arrêt contre les opinions nouvelles en philosophie. […] « C’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine. » Voilà les traits comiques lancés contre le péripatétisme scolastique, voyons maintenant ceux qu’il lance contre Descartes et son école.
Molière démontre, dans cette pièce, que les opinions qui prennent leur source dans les passions qui dominent l’homme ne sont point modifiées par la discussion, et que celle-ci, loin d’ébranler les opinions qui s’y heurtent, ne fait que les raffermir dans l’esprit de ceux qui les professent, parce qu’elle avive les passions sur lesquelles ces opinions sont basées. […] Toutes les fois, par exemple, que l’on a voulu comprimer par la persécution les opinions politiques, religieuses et autres, loin d’atteindre le but qu’on s’est proposé, on n’a fait qu’aviver les sentiments et les passions sur lesquels ces opinions étaient basées, et provoquer une réaction sourde ou ouverte qui a fini souvent par l’emporter sur l’action. […] Chrysale tombe encore dans la même exagération lorsque, pendant un moment de colère, il approuve sans réserve l’opinion que sa servante Martine professe à l’égard des savants. […] On doit conclure de là que, si l’on veut connaître l’opinion exacte d’une personne sur un objet, ce n’est pas sur des propos tenus dans un moment de colère qu’il faut se former cette opinion, mais sur ce que cette personne exprime dans un état de calme, alors qu’elle se possède entièrement. […] Il devra modifier nécessairement l’opinion qui base la responsabilité sur l’intelligence, et non pas sur la raison.
En 1677, Boileau ne prend pas sur ce ton les opinions du duc de Montausier. […] Il se borne à rapporter l’opinion reçue : « On dit que Boileau avait en vue madame Deshoulières, une des protectrices de Pradon, et qui fit un sonnet sur la Phèdre de Racine. » On dit, est fort sage, en effet, en 1677, quand Phèdre a paru, madame Deshoulières avait depuis longtemps rompu avec les écrivains qui avaient intéressé sa première jeunesse, tels que les d’Urfé, les La Calprenède, les Scudéry. […] Cette imputation est contraire à tous les documents que nous avons de ce temps-là ; et il importe à l’opinion que j’ai à cœur d’établir, de faire tomber cette erreur. Le commentateur a pour excuse quelques préjugés qu’il a trouvés établis sur l’opinion de madame de Sévigné à l’égard de Racine. […] Au reste, elle ajoute à son opinion sur les deux historiographes la citation de plusieurs louanges fort ridicules qu’on disait avoir été données par eux au roi en personne à l’armée, et elle finit avec beaucoup de raison par ces mots : Combien de pauvretés !
L’opinion de Ménage est devenue le jugement même de la postérité. […] Ce qu’il reproche à Molière, c’est d’avoir uniquement opposé Chrysale à Philaminte, comme le représentant, l’organe de l’opinion générale de l’époque sur le degré de savoir auquel il était permis aux femmes d’aspirer. […] Ce n’est assurément pas, en tenant de semblables discours, qu’il exprime l’opinion de Molière et celle de tous les hommes sensés de son siècle. […] Thomas voit dans Chrysale, qui est de tous les siècles, un homme qui, depuis deux cents ans, n’était plus du siècle de Molière ; il voit surtout en lui le personnage que Molière a chargé d’exprimer l’opinion commune et la sienne propre sur la part qu’une femme doit prendre aux choses de l’esprit, et il n’aperçoit pas, il ne veut pas apercevoir Clitandre, qui, sur ce point où est renfermée toute la moralité de la pièce, professe l’opinion de tous les hommes raisonnables et celle de Molière lui-même. […] Les railleries les plus cruelles et les plus répétées contre les médecins ne suffiraient pas pour constater l’opinion réelle d’un homme et particulièrement d’un poète comique sur la médecine.
Quoique l’ouvrage n’ait pas de but moral, et ne prétende pas même offrir une peinture de mœurs, on ne peut au moins s’empêcher de voir, dans le petit rôle de Gorgibus, une esquisse fidèle des opinions, des manières et du langage des petits bourgeois de ce temps-là. […] Je me réserve cependant de combattre l’opinion de Voltaire en ce qui regarde le dénouement de L’École des maris, lorsque je serai arrivé à l’examen de cette partie de la pièce. […] Une ou deux ressemblances fort légères entre deux ouvrages puisés à une source commune, n’autorisent point cette opinion, et d’ailleurs les deux représentations furent tellement rapprochées que Molière n’eût pas eu le temps de s’approprier une seule des idées de son devancier. […] Les autorités les plus imposantes ont fortifié cette opinion, si elles ne l’ont établie. […] Si j’avais besoin de prouver à quel excès de ridicule un critique peut se laisser entraîner par la manie de trouver des imitations, je citerais l’opinion de Riccoboni relativement aux Fâcheux.