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6. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VIII » pp. 70-76

Le bel esprit a essayé de nos jours d’accréditer un paradoxe qui me paraît blesser tout ensemble la vérité, la morale et le goût. […] La bienséance du langage serait une loi du goût, quand elle ne serait pas une règle de morale, et c’est par cette raison que la bienséance peut être respectée au plus haut point chez une nation où la corruption des mœurs est portée au dernier excès. La pureté du goût est une qualité de l’esprit ; c’est un tact qui peut, bien que difficilement, s’acquérir par l’affinage de l’intelligence : au lieu que la pureté des mœurs est le résultat d’habitudes sages, dans lesquelles tous les intérêts de l’âme sont entrés et se sont mis d’accord avec les progrès de l’intelligence, C’est pourquoi l’accord du bon goût et des bonnes mœurs est plus ordinaire que l’existence du goût sans mœurs, ou des mœurs sans goût.

7. (1730) Poquelin (Dictionnaire historique, 4e éd.) [graphies originales] pp. 787-790

Je ne sai si les Italiens trouvent à leur goût les Comédies de Moliere traduites en leur langue par un homme de leur Nation transplanté en Allemagnek. […] C’étoit un défaut que peut-être nous ne savons pas ; c’étoit le ridicule ou de quelques faits particuliers, ou de quelque goût passager & commun en ce tems-là, mais qui nous est inconnu lors même que nous pouvons consulter les originaux. […] C’est une prérogative de grand poids ; car enfin l’on ne peut pas accuser ce Siecle de manquer de goût pour les endroits relevez des Poëtes Latins. […] Il a des beautez qui disparoîtroient dans les Versions, & à l’égard des Païs où le goût n’est pas semblable à celui de France ; mais il en a un grand nombre d’autres qui passeroient dans toutes sortes de Traductions, & de quelque goût que les Lecteurs fussent, pourvu qu’ils entendissent l’essence des bonnes pensées. […] Qu’il me soit permis d’appeller ainsi les plus rigides observateurs des loix de la perfection par rapport au goût du petit nombre, ou de l’élite des Beaux-Esprits.

8. (1852) Molière — La Fontaine (Histoire de la littérature française, livre V, chap. I) pp. 333-352

Comment supprimer les gens qui ont le goût de l’injure et de l’injustice ? […] Il nous reste à noter encore quelques reproches articulés par d’illustres écrivains, et la restriction apportée à l’éloge par cet arbitre du goût, qui cependant avait proclamé devant Louis XIV la supériorité de Molière sur tous les hommes de génie de son siècle. […] C’est le goût des plaisirs qui l’attira auprès de Fouquet et qui l’y retint jusqu’à la disgrâce, qui fit passer ce corrupteur élégant, ce splendide dilapidateur de la fortune publique, des fêtes plus que royales du château de Vaux à la dure prison de Pignerol. […] L’âme de La Fontaine s’est émue ; il n’avait que le goût des vers, et le voilà poète ! […] Ceux qui ne la saisissent pas risquent de prendre pour de la négligence les finesses d’un art consommé et les délicatesses du goût le plus pur.

9. (1816) Molière et les deux Thalies, dialogue en vers pp. 3-13

… De Marivaux jamais il n’aura la finesse, La grâce de Dorat, et sa délicatesse ; Surtout ce goût exquis, cette fleur de bon ton… Molière. […] Et quel goût détestable ! […] N’en accusez que vous, si vos admirateurs Ont le goût dépravé ; vos goûts forment les leurs : Ils sont habitués aux manières charmantes De votre cher Dorat, à ses phrases brillantes. […] Brisons là, s’il vous plaît, il est temps d’en finir ; Nos goûts sont différents ; je ne saurais qu’y faire.

10. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Introduction » pp. 3-17

Nous avons foi, nous Français, dans l’un et dans l’autre de ces principes, et armés de ce double instrument de critique, nous ouvrons le premier théâtre comique venu, le théâtre d’Alfred de Musset, je suppose, et nous raisonnons ainsi : un poète comique peut paraître derrière ses personnages de deux manières : soit en faisant une allusion complaisante à lui-même, à sa vie, à son caractère, à ses goûts, soit en déployant avec coquetterie les grâces de son imagination et de son esprit. […] Tout fait a sa cause, et toute littérature, toute œuvre d’art est un fait dont il suffît de chercher, dont il faut sans passion chercher la cause dans les mœurs, les idées et les goûts de la société qui l’a produite, dans l’esprit du siècle qui l’a inspirée, dans le génie de la nation qui lui a donné son caractère général, dans le tempérament, les habitudes et la vie de l’auteur original qui lui a imprimé son cachet particulier. […] qui descendront dans l’arène et les confiner dans le champ clos de la littérature, entrouvrir cependant de grands abîmes dans de petits problèmes, éveiller la curiosité du lecteur sur les questions de critique générale, et lui inspirer, avec le goût de leur examen, le désir de les résoudre par lui-même, pour lui-même : tel est l’objet de ce livre.. […] Sainte-Beuve ; j’ai répondu que je n’en savais vraiment rien, et qu’il me suffisait de savoir que par son indépendance vis-à-vis de tout système, par la finesse de son goût et de sa psychologie, M.  […] En Allemagne, un homme tel que Hegel unit et concilie avec une profondeur dogmatique incomparable, la plus grande largeur historique et la sensibilité d’un goût aussi délicat, aussi vif que celui de Goethe.

11. (1739) Vie de Molière

Bientôt après, la passion du cardinal de Richelieu pour les spectacles mit le goût de la comédie à la mode ; et il y avait plus de sociétés particulières qui représentaient alors, que nous n’en voyons aujourd’hui. […] Louis XIV, qui avait un goût naturel et l’esprit très juste, sans l’avoir cultivé, ramena souvent, par son approbation, la cour et la ville aux pièces de Molière. […] Le goût du public s’est tellement perfectionné depuis, que cette comédie ne paraît aujourd’hui inimitable que par son extrême impertinence. […] On voit par là combien l’habitude a de puissance sur les hommes, et comme elle forme les différents goûts des nations. […] On voulut donner au roi et à la cour pour l’hiver de 1670, un divertissement dans ce goût, et y ajouter des danses.

12. (1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE PREMIER. Des différents Genres en général. » pp. 1-8

Le fanatisme exclut, le goût choisit, a dit un grand homme quelque part. […] En second lieu, puisque c’est au goût à choisir, n’est-il pas absurde, ridicule qu’on donne l’exclusion à un genre avoué par les nations & par les siecles les plus éclairés, en faveur d’un genre monstrueux qui a mille fois tenté de paroître au grand jour, & qui a mille fois été proscrit ? […] vous lui diriez assurément : « Mon ami, si mon parc étoit immense, je te permettrois d’y planter tout ce que tu voudrois, de le varier à l’infini, & de façon à contenter tous les goûts. […] Dufresny a dit : « Ce n’est pas étendre la carriere des Arts que d’admettre de nouveaux genres ; c’est gâter le goût ; c’est corrompre le jugement des hommes, qui se laisse aisément séduire par les nouveautés, & qui, mêlant ensuite le vrai avec le faux, se détourne bientôt, dans ses productions, de l’imitation de la nature, & s’appauvrit en peu de temps par la vaine ambition d’imaginer & de s’écarter des anciens modeles ».

13. (1732) Jean-Baptiste Pocquelin de Molière (Le Parnasse françois) [graphies originales] « CII. JEAN-BAPTISTE POCQUELIN. DE MOLIERE, Le Prince des Poëtes Comiques en France, & celebre Acteur, né à Paris l’an 1620. mort le 17. Fevrier de l’année 1673. » pp. 308-320

Quelques-uns prétendent qu’il se fit recevoir Avocat au retour de ce voyage : cependant le goût qu’il avoit pour la Comédie ne faisoit qu’augmenter, & il ne tarda gueres à témoigner la passion qu’il avoit pour cet Art & pour la déclamation. […] Le caractere de Moliere étoit très-serieux ; c’étoit un homme qui parloit peu, mais très-à-propos & avec beaucoup de justesse ; c’étoit un vrai Philosophe, plein de probité, desinteressé, ne songeant qu’à plaire à son Prince & aux personnes du premier goût, & qu’à faire subsister sa Troupe. […] Despréaux n’ignoroit pas toutes les raisons que je viens de dire : mais en qualité de Censeur rigide, il vouloit toûjours qu’on ne cherchât à plaire qu’aux personnes d’érudition & du goût le plus délicat : cependant de tous les Poëtes modernes Moliere étoit celui qu’il estimoit & admiroit le plus ; & qu’il trouvoit plus parfait en son genre, que Corneille & Racine dans le leur.a On pourroit partager & distinguer les pieces de Moliere en trois classes ; la premiere seroit pour des genies superieurs & des Maîtres de l’Art ; la seconde, pour des personnes nées avec un goût naturel pour les bonnes choses, & qui ont la pratique du beau monde ; la troisiéme, pour la bonne Bourgeoisie & pour le Peuple : cependant on dira aussi en même tems que les personnes d’un genie superieur & du meilleur goût trouveront toûjours quelques beautez, jusques dans les Pieces qu’on pourroit mettre dans la troisiéme classe. […] Pour donner plus de goût à sa Traduction, Moliere avoit rendu en Prose toute la matiere Philosophique, & il avoit mis en Vers toutes ces belles descriptions qui se trouvent dans le Poëme de Lucrece.

14. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « PRÉFACE. Du Genre & du Plan de cet Ouvrage. » pp. 1-24

Louis Riccoboni, Auteur & Acteur de la Comédie Italienne, a fait à la vérité des observations excellentes sur la comédie ; mais on m’avouera que les préceptes d’un art aussi compliqué que celui de la comédie, peuvent tout au plus être indiqués dans un ouvrage de trois cents quarante-huit pages, encore le quart est-il consacré à la parodie ; ajoutons à cela que Riccoboni, étant Italien, a dû nécessairement, malgré la justesse de son goût, donner trop souvent la préférence au théâtre de ses compatriotes & à leur maniere. […] Il n’est pas douteux, ajouterent-ils, que pour bien louer Moliere il faut indiquer & faire connoître les découvertes heureuses que ce grand homme, guidé par son génie & la justesse de son goût, a faites dans l’art du théâtre. […] L’acteur doit encore avoir reçu du Ciel assez de feu pour établir, entre sa voix, ses gestes & sa sensibilité, une harmonie aussi sure que prompte, qui les fasse agir tantôt ensemble, tantôt séparément, mais toujours sans se nuire, mais toujours avec cette précision momentanée & dans cette juste mesure qui échappent à toutes les finesses du goût & de la réflexion. […] Lui seul fera toujours un Auteur défectueux ; mais, aidé par l’art, il enfantera des prodiges : leur concert mutuel conduit le poëte à ce degré si rare, & qui fait les délices des gens de goût. […] Il sut le soumettre à des regles établies par son goût & sa raison ; elles ont arrêté les écarts de l’imagination, sans étouffer son enthousiasme heureux.

15. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XI » pp. 89-99

La guerre finie, leur régné devait commencer, leurs sociétés fleurir et se faire remarquer, prendre un nom et s’attirer tout à la fois deux réprobations, de deux côtés opposés, celle des mœurs dominantes ou des mauvaises mœurs, et celle du goût qui s’épurait malgré la corruption des mœurs, le goût et l’incontinence publique marchant ensemble sous la bannière du goût. […] Les savants y trouvaient ce goût exquis et délicat qui fait le prix de la science et sans lequel elle n’offre rien que de rebutant.

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