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66. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre VI » pp. 394-434

Ils ont dépensé leurs plus belles années, leur plus beau style et leur meilleur esprit, à soutenir, à parer, à décorer, à fortifier la chose de ce monsieur ; ils ont fécondé sa terre, ils ont taillé sa vigne, ils ont mené paître ses troupeaux, ils ont supporté, pendant que le maître dormait, ou batifolait avec ses esclaves, la chaleur de la journée et la fraîcheur du matin ; ils n’ont pas osé être malades sans la permission de ce monsieur ; ils ont regardé dans les yeux de Trajan, pour savoir si Trajan était content ; ils ont été attentifs à sa moindre parole, ils ont interrogé son sourcil de Jupiter Olympien, ils ont flatté même sa cuisinière, la complice de sa toute-puissance ; ils ont ri de son rire, et pleuré de son chagrin ; ils ont sué, ils ont halé, ils ont râlé… et les voilà à la porte de cette maison qu’ils ont bâtie, à la porte de ces jardins qu’ils ont plantés ; et du jour au lendemain, pendant que ce sol qu’ils ont fécondé de leur esprit, de leur talent, de leur labeur, rapporte au maître un intérêt qui serait un capital pour les ouvriers de la vigne, nul ne s’informe du destin de ces ouvriers habiles, actifs, intelligents, dévoués, braves jusqu’à l’audace, hardis jusqu’à l’abnégation ! […] Est riche aujourd’hui qui joue à la Bourse, qui achète plus de terre qu’il n’en peut cultiver, qui habite au second étage et qui marie à quelque usurier bien connu, sa fille unique ; et bien contente d’épouser un si gros monsieur ! […] « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil ; attachés à la terre qu’ils fouillent, ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine. — En effet, ils sont des hommes !  […] Vous dites que vous avez assez de moi, c’est bien plutôt moi qui ne veux plus de vous ; de vous à qui j’ai consacré ma vie et mon génie et les chefs-d’œuvre des maîtres ; de vous à qui j’ai voulu plaire, même en faisant violence à ma vocation sur la terre ; de vous qui m’avez fait jouer, même des drames ; de vous qui avez mis le sanglot à ma voix, la pâleur à ma joue, le désordre à mes cheveux, le poison à mes lèvres, le poignard à ma main !

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