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20. (1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVI. De la Vraisemblance. » pp. 434-445

On doit bien se garder de confondre le vrai avec le vraisemblable ; il y a très grande différence de l’un à l’autre : aussi n’est-ce pas sur le vrai qu’il faut imaginer, construire, filer, nouer, dénouer une piece, parceque bien des faits vrais ne peuvent pas se mettre en action, ou que, n’arrivant pas communément, ils paroîtroient incroyables à la plupart des spectateurs. […] Le fameux Garrik, cet Auteur, cet Acteur Anglois, si cher à Thalie, à Melpomene, & sur-tout à l’honnêteté, sait si bien composer à son gré l’expression de son visage, qu’il a fait ébaucher son portrait sous deux figures différentes, & par le même Peintre, sans en être reconnu : cette singularité, quoique vraie, seroit bien difficile à mettre, avec vraisemblance, sous les yeux du spectateur. […] C’est un fait vrai qui a souvent produit des scenes très plaisantes ; cependant je ne conseillerois pas à un Poëte comique de le mettre en action : la plupart des spectateurs ne le trouveroient pas vraisemblable, sur-tout nos maris, qui reconnoissent bien leur femme quoique leurs sourcils & leurs cheveux prennent successivement toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Boileau a prononcé : Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable : Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. […] Si Regnard a cru qu’il étoit vraisemblable de pouvoir écrire & lire des mémoires sans savoir lire des livres imprimés, pense-t-il que le spectateur soit assez idiot pour ignorer que l’impression des almanachs est la même que celle de tous les livres, & pour oublier qu’il a entendu ce même Hector lire son mémoire ?

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