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176. (1824) Notice sur le Tartuffe pp. 91-146

Palissot a dit avec raison que Le Tartuffe n’avait de modèle dans aucune langue et dans aucun théâtre : on citera quelques anecdotes, quelques traits épars dans les moralistes ou dans les satiriques dont Molière s’est emparé ; mais ils lui appartenaient, et quand il a dit : « Je prends mon bien où je le trouve » il a exprimé une pensée très juste ; il a parfaitement défini les droits de l’auteur comique : s’il a conçu un sujet, s’il veut tracer un caractère, il le compose de tous les traits isolés qui s’y rattachent, soit dans le monde, soit dans les livres : il interroge Théophraste, Plutarque, La Bruyère, Lucien, de même qu’il écoute le courtisan, l’avare et l’hypocrite qu’il veut faire parler : il n’oublie rien de ce qu’il lit, rien de ce qu’il entend ; il inscrit sur ses tablettes les mots qui échappent à l’amour-propre, et jusqu’aux saillies qui éclatent dans la conversation : il fait de la sorte son profit des ridicules et de l’esprit des autres ; je dirais presque, si je ne craignais que la comparaison ne fut un peu précieuse, qu’il butine au milieu du monde comme l’abeille au milieu des fleurs. […] Il ne se joué pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent à la fois une fille à établir et un fils à pourvoir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables ; on ne les traverse point sans faire d’éclat, et il t’appréhende, sans qu’une pareille entreprise ne vienne aux oreilles du prince à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. » Sans doute les faux dévots ont plus beau jeu chez un célibataire que chez un père de famille ; on calomnie, on dépouille plus facilement des collatéraux que des enfants ; mais le vrai tour de force de Tartuffe est de faire déshériter le fils même de la maison ; et si l’auteur nous prouve que le fanatisme peut aveugler un père jusqu’à lui faire oublier son propre sang pour un misérable fardé d’une fausse dévotion, ne fait-il pas voir à plus forte raison l’empire que de pieux imposteurs peuvent exercer sur des hommes qui ne tiennent pas au lieu puissant de la famille ?

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