Mais s’il lui restait encore quelque ombre de pudeur, ne lui serait-il pas fâcheux d’être en butte à tous les gens de bien, de passer pour un libertin dans l’esprit de tous les prédicateurs, et d’entendre toutes les langues que le saint Esprit anime condamner publiquement son blasphème ? […] Palissot a dit avec raison que Le Tartuffe n’avait de modèle dans aucune langue et dans aucun théâtre : on citera quelques anecdotes, quelques traits épars dans les moralistes ou dans les satiriques dont Molière s’est emparé ; mais ils lui appartenaient, et quand il a dit : « Je prends mon bien où je le trouve » il a exprimé une pensée très juste ; il a parfaitement défini les droits de l’auteur comique : s’il a conçu un sujet, s’il veut tracer un caractère, il le compose de tous les traits isolés qui s’y rattachent, soit dans le monde, soit dans les livres : il interroge Théophraste, Plutarque, La Bruyère, Lucien, de même qu’il écoute le courtisan, l’avare et l’hypocrite qu’il veut faire parler : il n’oublie rien de ce qu’il lit, rien de ce qu’il entend ; il inscrit sur ses tablettes les mots qui échappent à l’amour-propre, et jusqu’aux saillies qui éclatent dans la conversation : il fait de la sorte son profit des ridicules et de l’esprit des autres ; je dirais presque, si je ne craignais que la comparaison ne fut un peu précieuse, qu’il butine au milieu du monde comme l’abeille au milieu des fleurs. […] Il y a, selon moi, un peu d’irrévérence dans ces investigations minutieuses ; elles pourraient tout au plus être utiles à un étranger qui voudrait apprendre notre langue, et ce n’est ni dans Molière, ni dans les auteurs comiques, qu’on en étudie les premiers principes. Ce qu’on blâme dans lui devrait être précisément un sujet de louange : il parle comme on parlait alors ; son dialogue est celui des hommes qu’il voyait tous les jours ; il est absurde d’exiger de lui les phrases précieuses d’une société qui n’était pas la sienne, et la pruderie d’une langue raffinée qu’on use à force de la polir.