La premiere a grand soin de nommer un juge aussi connoisseur qu’impartial ; ce juge craint lui-même que votre piece, s’il la condamne, ne soit jugée différemment par l’autre troupe, & que sa mauvaise foi ou son ignorance ne paroisse au grand jour. […] On vous juge, vous frémissez : on recueille les voix, une seule fait pencher la balance ; la piece est rejettée. Vous avez beau dire que rien n’est plus ridicule que cette diversité de sentiments si opposés les uns aux autres : vous avez beau faire voir combien il est absurde qu’un ouvrage de génie, sur lequel les gens de l’art peuvent à peine prononcer après l’avoir examiné à tête reposée, soit condamné à l’oubli sur une simple lecture faite en l’air dans une assemblée tumultueuse : vous avez beau vous écrier que vous ne comprenez pas comment des personnes, fort aimables d’ailleurs, mais qui étoient avant-hier occupées de toute autre chose que de la comédie, peuvent aujourd’hui, moyennant leur ordre de réception, avoir acquis tout de suite la connoissance nécessaire pour juger les productions de l’art le plus compliqué & le plus étonnant56 : vous avez beau représenter modestement que vous pouvez avoir mal lu, que vos juges peuvent s’être trompés comme ceux qui refuserent jadis la Mélanide de la Chaussée, l’Œdipe de M. […] Ce n’est pas qu’il n’y ait parmi eux de bons Juges ; mais il est impossible que les détails, lus avec prétention, n’éblouissent la plus grande partie d’une assemblée nombreuse, & ne fassent perdre de vue le fonds, la contexture, enfin la machine qui seule doit produire le grand effet au théâtre.