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88. (1886) Molière, l’homme et le comédien (Revue des deux mondes) pp. 796-834

Ses admirateurs posthumes avaient donc beau jeu, et ils n’ont pas manqué de s’espacer sur ce thème. […] Cependant, il ne perd pas l’espoir de se faire applaudir dans le tragique ; avant de rentrer à Paris, après douze ans de campagne, il étudie le répertoire des deux Corneille et, comme pièce de début au Petit-Bourbon, il donne Héraclius : le jeu des pommes cuites recommence ; même insuccès dans Rodrigue, puis dans le Cid, puis dans Pompée. […] Aussi, écoutez ses ennemis : « Si vous voulez jouer Élomire, disait l’auteur de Zélinde, il faudroit dépeindre un homme qui eût dans son habillement quelque chose d’Arlequin, de Scaramouche, du docteur et de Trivelin, que Scaramouche lui vint redemander ses démarches, sa barbe et ses grimaces, et que les autres lui vinssent en même temps demander ce qu’il prend d’eux dans son jeu et dans ses habits. » Lacroix trouve le moyen d’enchérir : « Le bourgeois se lassoit de ne voir que les postures et les grimaces des Trivelins et de ne pas entendre ce qu’ils disent ; Molière est venu et les a copiés, Dieu sait comment ! […] » Molière fit donc pour son jeu ce qu’il faisait pour ses pièces ; prenant son bien où il le trouvait, et l’on s’explique, pour les deux côtés de son génie, la comédie écrite et la comédie jouée, que la jalousie, promptement éveillée par ses débuts, s’écriât : « On ne peut pas dire qu’il soit une source vive, mais un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs. » Bonne fortune singulière pour le théâtre d’une nation, au moment où, par l’entier développement de ses forces vives et l’équilibre de toutes ses qualités, elle arrivait à son apogée littéraire et social, il se trouvait un grand comédien pour recueillir ce que toute une lignée de « farceurs » nationaux et étrangers avait imaginé de plus excellent, le fixer, le faire sien, et, créant lui-même une tradition, le faire entrer définitivement dans le patrimoine dramatique de notre pays. […] Que de sollicitude, au contraire, pour la diction et le jeu !

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