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131. (1910) Rousseau contre Molière

ne voyez-vous pas que ce Plinville, cet homme dur, non par tempérament et avec grossièreté, ce qui ne serait rien, mais par calcul et avec les grâces de l’aménité, ce qui est incurable, en va dire autant de tous ceux qui souffrent et périssent des services rendus à la société ! […] Molière lui a donné toutes les grâces, tous les charmes, toute la galanterie et tout l’esprit qui se puissent, et il ne peut y avoir dans la salle homme qui ne l’envie et femme qui n’en soit éprise. […] S’il attaque les malades imaginaires, c’est que le demi-malade « qui s’écoute » est une perte, peut-être faible, mais enfin une perte pour la société et se supprime d’elle comme membre actif ; s’il attaque les médecins, c’est que l’influence des médecins sur les poltrons peut devenir une tyrannie sociale très analogue à celle des ecclésiastiques sur ces autres poltrons qui ont la terreur de l’enfer, et qu’il ne faut point de ces tyrannies de corporations dans un bon état monarchique ; s’il est impitoyable pour un paysan qui a épousé une demoiselle, c’est qu’il ne faut pas sortir de sa classe ; s’il l’est pour un bourgeois qui fait le gentilhomme, c’est pour la même raison ; s’il flagelle l’avare, c’est que l’avarice est un moyen de se soustraire aux charges que l’État essaye de faire peser sur vous et un moyen de se dérober à la communauté ; s’il drape et l’ecclésiastique et l’imbécile qui se laisse empaumer par lui, j’ai dit pourquoi en expliquant sa haine contre les médecins ; s’il n’aime pas beaucoup le misanthrope, c’est qu’Alceste est, comme Rousseau l’a bien compris, un isolé, un individualiste, destiné par son tempérament à être de plus en plus individualiste, de plus en plus isolé, capable, remarquez-le bien, de mépriser les invitations et les faveurs de la cour (« laissez mon mérite, de grâce », comme Rousseau de refuser une pension du Roi ; s’il abhorre le grand seigneur méchant homme, c’est que la méchanceté, d’abord, est antisociale au premier chef ; c’est ensuite que le grand seigneur méchant homme fait détester au peuple le régime qui a les gentilshommes sinon pour soutien, du moins encore pour décoration et pour cortège.

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