III Or, l’exemple le plus magnifique par lequel cette théorie puisse être rendue sensible, le chef-d’œuvre le plus parfait de l’art tragique, c’est l’Antigone de Sophocle182. […] J’ai vu le triomphe réel de ces idées et de ces sentiments dans l’apparente ruine de leurs droits, quand, tout à l’heure, le chef-d’œuvre de Sophocle et de la tragédie me montrait le duel à mort de deux vérités morales, sacrées en elles-mêmes, mais partielles, exclusives et contradictoires, filles de l’Absolu, mais détachées et précipitées de son sein sur la scène du monde, et, depuis cette chute, fatalement destinées à lutter l’une contre l’autre et à périr toutes deux, afin que la mort venant anéantir le néant de leur existence finie, et les délivrer de la contradiction qui les mettait aux prises, leur permît de reprendre leur vol, libres et réconciliées, vers le royaume de leur Père. […] Par cette épuration profonde, leur théâtre serait seul digne d’être comparé à celui des Grecs, si la rhétorique qui s’y fait trop applaudir ne rappelait pas plutôt les déclamations de Sénèque que les chefs-d’œuvre classiques221, surtout si les conditions nouvelles d’un art romantique en dépit de lui-même n’avaient pas imposé à leur poésie dramatique des allures et des mœurs contraires à l’antique plasticité. […] Parmi les chefs-d’œuvre de l’art dramatique ancien et moderne (et ils ne sont pas si nombreux qu’on ne puisse et doive les connaître tous), l’Antigone me paraît te plus parfait et le plus excellent . […] Aussi ce genre de discours se rapproche-t-il plus des défauts que l’on blâme dans les pièces de Sénèque, qu’il ne rappelle les chefs-d’œuvre des Grecs .