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180. (1769) Éloge de Molière pp. 1-35

On verrait quel artifice particulier a présidé à chacun de ses Ouvrages ; avec quelle hardiesse il élève dans les premières Scènes son Comique au plus haut degré, et présente au spectateur un vaste lointain, comme dans L’École des femmes ; comment il se contente quelquefois d’une intrigue simple, afin de ne laisser paraître que les caractères, comme dans Le Misanthrope ; avec quelle adresse il prend son Comique dans les rôles accessoires, ne pouvant le faire naître du rôle principal, c’est l’artifice du Tartuffe ; avec quel art un seul personnage, presque détaché de la Scène, mais animant tout le tableau, forme par un contraste piquant les groupes inimitables du Misanthrope et des Femmes savantes ; avec quelle différence il traite le Comique noble et le Comique bourgeois, et le parti qu’il tire de leur mélange dans Le Bourgeois Gentilhomme ; dans quel moment il offre ses personnages au spectateur, nous montrant Harpagon dans le plus beau moment de sa vie, le jour qu’il marie ses enfants, qu’il se marie lui-même, le jour qu’il donne à dîner. […] Ce fut un assez beau spectacle de voir Molière seconder le Gouvernement dans le dessein d’abolir la coutume barbare d’égorger son ami pour un mot équivoque ; et tandis que l’État multipliait les Édits contre les duels, les proscrire sur la Scène peut-être avec plus de succès, en plaçant dans la Comédie des Fâcheux un homme d’une valeur reconnue, qui a le courage de refuser un duel. […] Les apparitions du Lutin qui, selon l’expression de Molière même, lui dictait ses beaux vers, devenaient tous les jours moins fréquentes. […] Forcés de renoncer à cette espérance, ses ennemis voulurent lui ôter l’honneur de ses plus belles Scènes, en les attribuant à son ami Chapelle : artifice d’autant plus dangereux, que l’amitié même, en combattant ces bruits, craint quelquefois d’en triompher trop complètement. […] L’autre est ce genre plus faible encore, qui, substituant à l’imitation éclairée de la nature, à cette vérité toujours intéressante, seul but de tous les beaux-Arts, une imitation puérile, une vérité minutieuse, fait de la Scène un miroir où se répètent froidement et sans choix les détails les plus frivoles, exclut du Théâtre ce bel assortiment de parties heureusement combinées, sans lequel il n’y a point de vraie création, et renouvellera parmi nous ce qu’on a vu chez les Romains, la Comédie changée en simple Pantomime, dont il ne restera rien à la postérité que le nom des Acteurs qui, par leurs talents, auront caché la misère et la nullité des Poètes.

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