CHAPITRE XIII.
Des Pieces intriguées par les
Maîtres.
Nous avons des comédies dans lesquelles les maîtres imaginent quelques ressorts, &, de dessein prémédité, les font agir eux-mêmes ; mais nous en voyons peu dans lesquelles ils prennent sur eux de les combiner tous, de les faire tous mouvoir, de faire enfin marcher toute la machine.
« Mais ! mais ! pourquoi cela, disent les personnes du bon
ton
34 ? voilà
qui est du dernier singulier. N’avons-nous pas autant d’esprit que nos
gens ? »
— Oh ! beaucoup plus ! — « Ne sommes-nous pas aussi
intrigants qu’eux ? »
— Infiniment davantage ! Je le sais très
bien ; mais les gens du bel air voudroient qu’un comique les
plaçât sur la scene, moins tels qu’ils sont, que tels qu’ils veulent paroître ;
qu’il ne s’attachât qu’aux mines, aux grimaces, & ne dévoilât pas le fond du
cœur ; qu’il peignît ces travers, ces ridicules qu’on a érigés en agrément ;
& non ces vices que l’éducation, que la politesse masquent, mais qu’elles ne
cachent pas à un observateur profond.
Il est essentiel de prouver la vérité de ce que j’avance ; & je demande : Y a-t-il dans le grand monde de jeunes Demoiselles qui trompent leurs tuteurs, qui imaginent mille stratagêmes pour secouer leur tyrannie ? Sans doute, me dira-t-on ; il en est qui font pis, puisqu’elles trompent leur pere même, se font enlever, se jettent dans les bras de leur amant, & tout ce qui s’ensuit. Je suppose présentement que nous ne connoissions pas l’Ecole des Maris, & qu’on la joue pour la premiere fois ; gageons que nos femmes les plus décidées, mais très exactes sur les bienséances, trouveront les fourberies qu’Isabelle fait à son tuteur indécentes chez une Demoiselle bien née. Sans doute, va-t-on me dire encore, & ces femmes auront raison : notre siecle, devenu délicat, ne souffre plus des indécences pareilles. Eh bien ! accordez-vous donc ; & lorsqu’il y a des fourberies à mettre sur la scene, permettez qu’on les fasse faire par ceux qu’elles ne dégradent point, par vos valets, par vos soubrettes ; laissez-les profiter du privilege qu’ils ont de paroître fourbes sans se dégrader, & n’en soyez pas jaloux.
Je demande la permission de citer un exemple plus fort, & je dis : Voit-on aujourd’hui des jeunes gens de famille déshonorer leur rang en excroquant de riches dupes, en leur faisant bassement la cour, pour emprunter de l’argent qu’ils ne rendront jamais ? Hélas ! vont s’écrier en chœur les victimes de ces petits ou de ces grands Messieurs, & de leur adresse, il n’en est que trop pour notre malheur ! Hé bien ! qu’on nous représente, comme Moliere dans son Bourgeois Gentilhomme, un Monsieur le Comte faisant agir tous les ressorts de son esprit intrigant pour excroquer de l’argent à M. Jourdain, lui voler une bague & lui faire régaler sa maîtresse, se souciant fort peu de passer pour le Mercure du bourgeois : qu’on mette, dis-je, aujourd’hui un pareil intrigant dans une piece, & les gens du bel air vont lapider l’Auteur. Ils veulent cependant occuper la scene sans partage. Eh ! Messieurs, si vous voulez absolument remplir le théâtre, & figurer seuls sur un lieu destiné à tous les états, souffrez qu’on vous y fasse voir tels que vous êtes, tels même qu’il le faut pour faire aller la machine dont vous voulez seuls faire mouvoir les ressorts.
Thomas Corneille est de tous les Auteurs celui qui a fait imaginer par des maîtres l’intrigue la plus fine, la plus agréable ; mais cette même intrigue, toute fine, toute agréable qu’elle est, nous prouvera que les ressorts imaginés par des personnages distingués ne peuvent pas conduire la machine bien loin, avec ce ton, cette décence, ces égards quelquefois ridicules, que les gens du monde exigent aujourd’hui, & ne sauroient suffire à une grande piece. Analysons l’intrigue du Baron d’Albikrac.
Une vieille femme se croit encore jeune, a l’ambition de plaire à tout le monde, & s’en flatte aisément. Une jeune niece, qui loge chez elle, l’embarrasse beaucoup, parcequ’elle craint de se voir enlever quelques hommages. Ses craintes augmentent quand elle surprend Angélique écoutant les douceurs d’Oronte. On détourne adroitement les apparences & les soupçons, en lui persuadant qu’Oronte est épris d’elle, & que n’osant déclarer son amour, il prioit Angélique de parler pour lui à sa tante. Oronte est obligé, malgré lui, de soutenir le mensonge qui le jette dans un grand embarras, sur-tout lorsque la vieille, écartant tout le monde, se trouve tête à tête avec lui.
ACTE III. Scene IV.
LA TANTE, ORONTE.La Tante, après avoir renvoyé sa Niece, Léandre & Lisette.
Je crois que vous devez avoir l’ame contente ;Du moins, pour vous marquer une tendre amitié,Je fais assez pour vous.Oronte.
C’est trop de la moitié.. . . . . . . . .. . . . . . . . .La Tante.
Je vous aime, &, pour prix d’un zele si discret,Je vous puis aisément épouser en secret.Oronte, à part.
M’épouser en secret ! Me voilà bien. Courage.La Tante.
Ce soir nous signerons ; demain le mariage.Chez moi je suis maîtresse, & l’hymen contracté,Lisette étant pour nous, tout est en sureté.Quoi ! vous en soupirez !Oronte.
Ah ! douceurs imparfaites !Que ne me parliez-vous tantôt comme vous faites ?Mon amour n’eût alors fait scrupule de rien,Et Léandre jamais ne m’eût parlé du sien.La Tante.
Léandre m’aimeroit !Oronte.
D’une amour éperdue.La Tante.
Cet aveu me surprend.Oronte.
Ah ! Madame, il me tue.La Tante.
Depuis quand savez-vous que j’ai touché son cœur ?Oronte.
Trop tard pour mon repos, trop tôt pour mon malheur.. . . . . . . . .. . . . . . . . . .La Tante.
Je saurai son secret.Oronte.
Il voudra le cacher ;Je le connois, en vain vous croirez l’arracher.Tandis qu’il languira d’ennuis, d’inquiétudeA démentir sa peine il mettra son étude :Feignant d’être content. . . . .. . . . . . . . .. . . . . . . . . .
Cette scene est extrêmement comique ; on ne sauroit le nier. Celle que la tante va faire avec Léandre doit nécessairement l’être davantage, parceque les choses sont très bien préparées pour cela.
Scene VI.
LA TANTE, LÉANDRE.La Tante, retenant Léandre.
Léandre, me laisser pour une promenade !. . . . . . . . .Vous êtes bien discret !Léandre.
Moi ?La Tante.
Cela vous surprend ?Léandre.
J’écoute le reproche, & n’en suis point la cause.La Tante.
Hé ! j’en avois déja soupçonné quelque chose ;Mais mon sexe. . . . .Léandre.
De quoi me voulez-vous parler ?La Tante.
Un homme, quand il veut, sait bien dissimuler !Vous ne m’aimez donc pas ?Léandre.
Moi, Madame ?La Tante.
Vous-même.Léandre.
Si, sans en rien savoir, il se peut que l’on aime. . . .La Tante.
Que vous êtes injuste ! On me l’avoit bien ditQu’à feindre on n’eut jamais tant d’adresse & d’esprit.Léandre.
Mais qui donc vous a fait ce rapport de ma flamme ?La Tante.
Celui qui comme vous voit au fond de votre ame,Votre ami.Léandre.
Quoi ! ces feux, ces amours prétendus,Vous les savez d’Oronte ?La Tante.
Oui, de lui. Mais bien plus,Il m’a dit qu’ayant su combien je lui suis chere,Vous prétendiez pour lui renoncer à me plaire,Mourir plutôt cent fois d’un désespoir jaloux.... . . . . . . . .Léandre, bas.
Si quelque adroit détour ne m’aide à m’en tirer,(Haut.)Elle m’accablera. . . . . Madame, quand OronteDe mon amour pour vous vous a fait le beau compte,Ne lui parliez-vous point de l’épouser ?La Tante.
Demain,S’il l’eût pu consentir.Léandre.
Vous l’offrirez en vain.Je ne m’étonne plus s’il a joué d’adresse.La Tante.
Seroit-il marié ?Léandre.
Non pas ; mais. . . .La Tante.
Hé bien, qu’est-ce ?Léandre.
Ce seroit le trahir que vous en dire plus.La Tante.
De grace. . . . . . . .. . . . . . . . .Léandre.
Vous vouliez récompenser son feu :La chose est impossible, il est votre neveu.. . . . . . . . .. . . . . Oronte est fils de votre frere,Qui, laissant ce pays pour l’Angleterre, aimaLa Comtesse d’Uspek qu’à son tour il charma :De leurs amours secrets ce fruit serra la chaîne.. . . . . . . . .. . . . . . . . .
Léandre croit avoir délivré son ami des persécutions de la Tante ; mais il ne l’instruit pas du mensonge qu’il a fait : ce qui jette Oronte dans un plaisant embarras.
ACTE IV. Scene II.
LA TANTE, LISETTE, ORONTE.La Tante.
Jugez si ma joie est la vôtreQuand je fausse pour vous compagnie à toute autre.Du jardin tout exprès j’ai su me dérober.Oronte.
Aussi Lisette sait. . . . .La Tante.
Que vous savez fourber.. . . . . . . . .On fait l’amour à Londre aussi bien qu’à Paris.Oronte.
Qu’il s’y fasse ! qu’aura cet amour qui me touche ?La Tante.
Je ne veux qu’un seul mot pour vous fermer la bouche.La Comtesse d’Uspek... Vous êtes interdit !Oronte, bas.
Léandre m’a joué : qu’est-ce qu’il aura dit ?N’étant instruit de rien, je ne sais que répondre.La Tante.
Hé bien, sais-je la carte, & ce qu’on fait à Londre ?Oronte.
Madame...La Tante.
Elle étoit belle.Oronte.
Il ne m’est pas permis...La Tante.
Parlez, cela sied bien dans la bouche d’un fils.. . . . . . . . .Oronte, bas.
Le tour est d’habile homme, il le faut appuyer.(Haut.)Puisque vous savez tout, je n’ai rien à nier.Pour vous cacher mon sort, j’avois feint que Léandre...La Tante.
Je le sais. Mais d’aimer doit-on pas se défendreQuand on voit que le sang nous en fait une loi ?. . . . . . . . .
La Tante embrasse son prétendu neveu. Angélique, instruite par Léandre, vient aussi embrasser son cher cousin. Les amants sont au comble de la joie, quand la scene change encore de face.
Scene IV.
LA TANTE, ORONTE, LISETTE.Oronte.
Lorsque l’amour est fort, hélas ! peut-il se taire ?Ah ! pourquoi suis-je né le fils de votre frere ?Qu’il m’en coûte à la fois de gloire & de bonheur !La Tante.
Vous vous en faites donc un sensible malheur ?Oronte.
Tel qu’il passe du ciel tout ce que peut la haine.La Tante.
C’est trop ; je ne vous puis plus long-temps voir en peine.Consolez-vous.Oronte.
De quoi ?La Tante.
Ce frere prétendu . . .. . . . . . . . .Oronte.
Je tremble.La Tante.
Il ne m’est rien.Oronte, à part.
Ah ! me voilà perdu !. . . . . . . . . .La Tante.
Non. Quand l’hymen joignit & son pere & ma mere,Nous étions déja nés chacun d’un premier lit.Dès l’enfance par-là l’amitié nous unit :Les noms de frere & sœur l’ont depuis confirmée.
Cette intrigue est très ingénieusement imaginée. Elle promene le spectateur & la plupart des acteurs de surprise en surprise, d’incident en incident, d’embarras en embarras. Je conçois aisément que n’étant exécutée que par des personnages comme il faut, elle pourroit amuser davantage les personnes du beau monde, si ce que je viens d’en mettre sous les yeux du lecteur n’étoit pas préparé & mêlé avec des choses qui blessent la décence, ou les conventions de ce même beau monde si chatouilleux sur les bienséances.
Premiérement, lorsque la vieille surprend Oronte disant des douceurs à sa niece, & qu’on lui persuade qu’Oronte est épris de ses antiques charmes, la niece elle-même invente le mensonge, le débite & le soutient, pour tromper sa chere & honorée tante.
Angélique.
Voyez, il faut pour vous, Monsieur, que l’on me gronde !Je vous l’avois bien dit, renvoyant vos amours,Que ma tante vouloit rester veuve toujours :Elle en a fait bon vœu. . . . .Oronte.
Je n’y dois plus songer :Et puisque je connois que c’est vous offenser. . . .La Tante.
Laissez, par le récit que je veux qu’elle en fasse,J’aurai lieu de juger s’il faut vous faire grace :Ce doit être sa peine après ce qu’elle a fait.Oronte.
Vous haïssez la cause, épargnez-vous l’effet.Angélique.
Ayez donc. . . . .. . . . . . . . .Enfin donc il venoit vous chercher ;Et m’ayant apperçue, il m’a fait la peintureDe je ne sais quels maux que pour vous il endure ;Que depuis qu’il vous voit il languit nuit & jour, &c.
Il n’est pas décent, je pense, qu’une Demoiselle du beau monde manque ainsi aux égards dus à sa tante, & qu’elle s’en moque à ce point. Voilà donc l’intrigue qui peche par ses fondements, & qu’il eût fallu laisser construire à des intrigants subalternes.
Lorsqu’on veut interrompre le tête-à-tête d’Oronte & de la vieille, Angélique se charge encore de ce soin. Voyons si les moyens qu’elle met en usage sont dignes d’elle.
Angélique, à sa Tante.
Voici qu’on vous apporteDe ces petits tableaux.Oronte, bas.
Bon.Angélique.
L’homme est à la porte,Le ferai-je entrer ?La Tante.
Non : qu’il revienne. Est-ce fait ?L’étourdie ! Est-il temps . . . .Oronte.
C’est pour un cabinet.Voyons-les.Angélique.
Il en a des plus jolis du monde.La Tante.
Quelle stupide ! Encor ? . . .. . . . . . . .Angélique.
S’il les vouloit laisser ?Il peut les vendre ailleurs.
Si nous ne connoissions pas déja Angélique, loin de la croire la niece de la vieille, ne la prendrions-nous pas pour sa servante ? La commission dont elle se charge, le ton qu’elle prend, celui avec lequel on lui répond, tout nous confirmeroit dans cette idée. Les personnes indulgentes pourront peut-être dire qu’Angélique est une petite espiegle, à qui l’on doit tout passer. Cela est vrai : mais ses espiégleries doivent se sentir de son éducation. Voyons si Oronte conserve mieux le ton qui lui convient.
Oronte, à la Niece.
Pour plus de sureté d’une éternelle flamme,Souffrez que devant lui je vous donne ma foi,Qu’il en soit le garant.Lisette, à Angélique.
Donnez.Angélique, donnant la main à Oronte.
Je la reçois ;Et pourvu que toujours, & sincere & constante,Elle soutienne en vous. . . . .Léandre.
Prenez garde, la tante. . .Angélique.
Ah, Dieux !Oronte, bas.
Ne craignez rien, & me laissez parler.(Haut, en regardant dans la main d’Angélique.)Avant qu’un an ou deux se puissent écouler,Vous aurez une grande & longue maladie.Angélique.
Quel présage !Oronte.
S’il faut encor que je le die,Cet angle qui se ferme à traits presque tirés,Est la mort d’un parent dont vous hériterez.Angélique.
Bon cela !Oronte.
De ce bien vous ne jouirez guere ;Car cette ligne jointe à ce triangulaire,Est pour vous tôt après la marque d’un Couvent.Angélique.
Ma tante, pour le moins, m’en parle fort souvent :Je le croirois, selon que j’aime peu le monde.Léandre.
Pensez-vous qu’au Couvent cette ligne réponde ?Oronte.
Celle-ci qui s’étend le dénote encor mieux.La Tante.
Que lui prédisiez-vous ici de curieux ?Du destin qui l’attend veut-elle être éclaircie ?Oronte.
J’ai pris jadis leçon sur la chiromancie,Et je la débitois sans doute en écolier.
Dans l’Etourdi de Moliere, lorsque Trufaldin surprend Mascarille avec Célie, ils ont recours à la même ruse ; mais Mascarille est un valet, & non un homme du bon ton ; mais Célie est une esclave égyptienne, qu’on peut croire instruite, comme toutes ses pareilles, dans l’art de la magie ; mais enfin l’action de l’Étourdi se passe dans ces temps reculés où l’on ajoutoit foi aux magiciens. Jettons un coup d’œil sur le rôle de Léandre, notre troisieme intrigant, & voyons s’il répond bien galamment à la déclaration amoureuse de la Tante.
La Tante.
Quand d’Oronte aujourd’hui je n’aurois pas apprisCombien d’amour pour moi vous vous sentez épris,Vous m’en avez tant dit, ce matin même encore,J’ai tant vu dans vos yeux que votre cœur m’adore,Que le mien de vos feux jamais ne doutera.Léandre.
J’ai dit, vous avez vu tout ce qu’il vous plaira ;Mais je ne vous aimai cependant de ma vie.La Tante.
Vous ne m’aimez pas ?Léandre.
Non, & n’en ai point d’envie.La Tante.
Le terme est un peu fier, & même injurieux :Mais j’en sais le motif & vous en aime mieux.. . . . . . . . .Léandre.
Est-ce en dépit des gens, que, selon son envie. . .La Tante.
Non, mais en dépit d’eux on prend soin de leur vie.Et souffrir votre mort, pouvant vous secourir.....Léandre.
Et faites-moi l’honneur de me laisser mourir.
La Tante a raison. Les termes que Léandre emploie sont injurieux, & un homme éduqué, un François sur-tout, ne peut tenir de pareils propos à une femme, quelque ridicule qu’elle soit d’ailleurs, sans se faire siffler. De sorte que des trois intrigants du bel air, que Thomas Corneille emploie, Angélique agit en servante, Oronte en valet, & Léandre parle comme un homme du commun. Ce n’étoit pas la peine de leur faire prendre la place de leurs gens. Remarquez qu’ils ne font rien, puisqu’ils ne peuvent dénouer cette fameuse intrigue, qu’en appellant à leur secours un valet, auquel ils font prendre le nom & l’équipage du Baron d’Albikrac.
L’on pourra m’objecter, peut-être, que du temps de Thomas Corneille, le beau monde étant moins difficile sur les bienséances, l’Auteur devoit le peindre tel qu’il étoit ; que s’il eût travaillé dans ce temps-ci, son intrigue auroit été préparée & filée avec toute la décence, toutes les bienséances dignes du rang de ses intrigants, & d’un siecle aussi délicat, aussi civilisé que le nôtre. J’ose soutenir le contraire ; & je défierois là-dessus, non seulement Thomas Corneille, mais Moliere lui-même ; parceque toute intrigue préméditée dénote nécessairement dans celui qui l’imagine un esprit de fourberie & de fausseté qui ne sauroit s’allier à la décence qu’on exige, sur le théâtre, des personnes bien éduquées ; & qu’il est impossible de filer, de soutenir quelque temps une intrigue comique, sans employer quelques-uns des ressorts que la bienséance interdit aux personnes d’une certaine façon, & qu’elle permet aux intrigants subalternes.
Prenons un exemple plus moderne que le Baron d’Albikrac. Je donnerai la préférence aux Fausses Infidélités, comédie en un acte & en vers, de M. Barthe : cette piece en est digne à tous égards, puisque l’Auteur est, de nos jeunes Comiques, celui qui fait voir un talent plus décidé ; puisque son ouvrage est resté au théâtre, qu’il a eu le plus grand succès & qu’il le mérite ; puisqu’on y voit des scenes que les maîtres de l’art ne désavoueroient pas ; puisqu’enfin l’Auteur vise à la gloire de faire regner dans ses pieces le ton de la bonne compagnie. La piece dont il s’agit est si connue, qu’il nous suffit d’en donner une légere idée.
Un Petit-Maître de quarante ans, très ridicule par conséquent, envoie un billet circulaire à deux femmes qu’il veut mettre au nombre de ses conquêtes, & qui, malheureusement pour lui, se montrent les poulets qu’elles reçoivent. L’une imagine de se venger en écrivant une lettre tendre à Mondor, c’est le nom du fat : elle engage son amie à le traiter de même. Mondor fait trophée des deux lettres. L’un de ses rivaux est furieux, l’autre se doute que les infidélités de leurs belles ne sont que feintes : ils projettent de paroître infideles à leur tour. Les quatre amants se réunissent enfin contre Mondor qu’on accable de railleries.
Je demande présentement si parmi le monde comme il faut, & dans la bonne compagnie, il est reçu qu’une femme écrive de sa propre main un billet doux à un fat qu’elle méprise ; s’il est décent qu’elle engage une jeune personne honnête, franche, naïve, à faire la même sottise ; & qu’elles laissent ensuite toutes deux leurs lettres entre les mains d’un homme qu’elles poussent à bout, d’un homme qui doit dans peu, dit-on, faire imprimer ses lettres, d’un homme enfin qu’elles savent très capable de les déshonorer pour prix de leurs railleries outrées. Une telle intrigue n’annonce certainement pas une femme exacte sur les bienséances qu’exigent son rang & le beau monde ; Dorimene auroit aussi bien fait de ne pas l’imaginer. Tout cela prouve, comme je l’ai dit, que la politesse françoise, que le ton, l’éducation, les manieres du monde qu’on appelle comme il faut, sont incompatibles avec les ressorts d’une intrigue, & d’une intrigue plaisante sur-tout.
Je suis donc d’avis que nous laissions les intrigants à talons rouges, & que nous donnions la préférence aux intrigants à livrée. Ce n’est pas, je le répete, que le grand monde n’ait ses intrigues : ses héros, sans parler de ceux qui déshonorent leur rang, s’ingénient continuellement, les uns pour supplanter un rival en faveur auprès du maître, les autres pour se souffler des amants ou des maîtresses ; ceux-ci pour se mystifier, ceux-là pour se faire des noirceurs atroces. Confiez-leur les principaux fils de votre ouvrage : les premiers en feront une comédie héroïque, un drame, ou bien une piece que l’on ne pourroit permettre : les seconds fileront une intrigue indécente, ou fade, ou remplie de persifflage : les troisiemes mystifieront le public en n’amenant que des mystifications sur la scene ; & les quatriemes révolteront. Choisissez présentement.