CHAPITRE XXIV.
Des Tableaux.
Les Tableaux font un grand effet sur le théâtre, aussi voit-on que nos Auteurs ont grand soin d’en placer dans leurs pieces. On ne sauroit trop les exhorter à continuer, parceque rien n’est à négliger quand on veut plaire, & qu’il est beau de parler quelquefois aux yeux comme aux oreilles : mais on doit les avertir qu’un tableau n’est frappant & ne produit son effet, que lorsqu’il est naturellement amené par le sujet, & que les scenes qui le précedent en ont préparé l’ordonnance. Il faut que la situation des personnages dessine si bien leurs gestes, qu’elle se peigne dans chacun d’eux.
Dans la charmante petite piece des Graces, comédie de M. de Saint-Foix, nous avons un tableau digne d’être copié par le pinceau de nos meilleurs peintres. L’Amour paroît enchaîné au pied d’un arbre avec des guirlandes de fleurs : trois Nymphes assises sur le gazon qui s’éleve autour de lui, font l’ensemble le plus agréable, le plus piquant. Mais pourquoi connoissons-nous tout de suite le prix des fleurs qui enchaînent le Dieu ? pourquoi sentons-nous toute la finesse de son air boudeur ? pourquoi applaudissons-nous à la malignité des Nymphes qui l’agacent ? Parceque tout cela tient au sujet, & que les différentes nuances y répondent. Je le prouve en donnant un précis de l’ouvrage.
L’Amour a fait un vœu bien digne de lui, il veut séduire toutes les Nymphes de Diane : il a déja attendri trois de ces belles sous la figure d’un jeune homme égaré dans les bois. Mercure les avertit que le prétendu jeune homme est un petit frippon bien dangereux qui veut les attrapper : elles forment le dessein de se venger de lui ; pour cet effet elles feignent de vouloir l’amener en secret chez elles, s’il permet qu’on lui lie les pieds & les mains. L’Amour y consent, bien certain qu’on le déliera bientôt. Point du tout : quand il est enchaîné, les Nymphes malignes s’amusent à lui faire des agaceries, & à lui accorder de petites faveurs que ses chaînes rendent bien cruelles, & qui ne peuvent que donner de l’humeur au petit libertin. Ai-je tort de dire que tout dans ce tableau naît de la scene, de la situation des personnages, & que tout l’y peint ?
Tels sont les tableaux de Moliere. Son Tartufe est une galerie superbe où l’on en voit de toute espece, de sérieux, de plaisants, de touchants ; il n’est besoin ni de les rapporter, ni de les indiquer. On joue toutes les semaines cette piece, & tout le monde la sait par cœur. Je prie mes lecteurs de remarquer qu’ils ne sont frappants que parcequ’ils sont copiés d’après des situations vigoureuses. Tartufe embrassant Orgon au lieu d’Elmire, ne peut que faire une peinture très énergique.
Pour que le lecteur puisse tirer quelque fruit de cet article ; pour bien lui persuader que les tableaux qu’on nous fera d’après des situations foibles, manqueront de vigueur, en ayant un air forcé, comparons à ceux qu’il connoît déja, celui qui est dans le Philosophe marié. Je ne le trouve pas merveilleux. Il est pourtant bien applaudi, me dira-t-on. Cela se peut ; mais je crois avoir déja prouvé que le spectateur, entraîné par l’habitude, & séduit par l’apparence, bat souvent des mains à des fautes qu’un vernis brillant lui cache. Il est bon de mettre sous les yeux de mes juges la fin de la scene qui précede le tableau dont il est question.
ACTE IV. Scene VI.
Mélite.
Quelle obstination ! Votre oncle & votre pereVeulent vous marier, est-il temps de vous taire ?Ariste.
Sur cet article-là ne vous alarmez pas ;Je trouverai moyen de sortir d’embarras.Mélite.
Quoi ! sans vous expliquer sur notre mariage ?Ariste.
Si vous m’obéissez, c’est à quoi je m’engage.Mélite.
J’obéirai, pourvu que vous juriez aussiD’empêcher le Marquis de revenir ici.Ariste.
Moi, l’empêcher ! Comment ? que pourrois-je lui dire ?Mélite.
Que je suis votre femme.Ariste.
Il n’est point de martyreQue je n’aimasse mieux mille fois endurer,Que de prendre sur moi de le lui déclarer.Mélite.
Hé bien ! pour ne vous faire aucune violence,Permettez qu’au Marquis j’en fasse confidence.Ariste.
N’est-ce pas même chose ? Et, dès qu’il me verra...Céliante.
Voyez le grand malheur, quand il vous raillera !Mon cher beau-frere, autant que je puis m’y connoître,Vous êtes marié, mais très honteux de l’être.Mélite.
Prenez votre parti, le Marquis vient à vous.Céliante.
Je sens, à son aspect, redoubler mon courroux :Ma langue se révolte, & n’est plus retenue.Ariste.
C’en est fait ; je vois bien que mon heure est venue.
L’arrivée du Marquis, & sur-tout une arrivée annoncée, peut-elle jetter les personnages de la scene dans un trouble assez grand pour qu’il mérite d’être peint ? Le tableau qui nous le rendra peut-il être frappant ? Non sans doute, & je gage que le spectateur ne feroit nulle attention aux diverses attitudes qui le composent, si le Marquis ne prenoit la peine de les lui faire remarquer.
Scene VII.
Le Marquis, après avoir observé quelque temps.
Plus je vous considere avec attention,Plus je vois que je cause ici d’émotion.(Regardant Mélite.)L’une baisse les yeux & paroît interdite,(Regardant Céliante.)L’autre me fait sentir que mon aspect l’irrite.Finette sous ses doigts sourit malignement ;Ariste consterné rêve profondément.Chaque attitude est juste, énergique, touchante,Et vous formez tous quatre un tableau qui m’enchante.Finette.
Il ne nous manque à tous que la parole.
Si je n’aime point le tableau, j’aime encore moins la façon dont Destouches nous force à faire attention à ces détails minutieux. Outre le froid insupportable qu’il jette par là dans l’action, je crois voir le peintre d’un tableau informe obligé de mettre au bas de la toile le nom de toutes les choses qu’il a voulu peindre. Ce n’est certainement pas le moyen de me faire illusion : elle est cependant si nécessaire !