CHAPITRE IV.
Du Choix du Titre.
Il est plus difficile qu’on ne pense de bien intituler une piece. Il en est du titre, comme du sujet que l’Auteur a choisi, du but qu’il s’est proposé, du rang, de l’état, de l’âge, de la fortune des personnages, du lieu de la scene. Le titre influe sur toute la piece ; & un Auteur doit l’analyser, connoître à fond sa juste signification, & le bien saisir, afin de ne pas imaginer une seule situation, de ne pas faire une seule scene, de ne pas arranger un seul incident, qui n’y répondent.
La plupart des Auteurs, en négligeant cette partie, ont quelquefois fini leur ouvrage, souvent même lu la piece aux Comédiens, & fait quelques répétitions, avant de savoir comment ils l’intituleront. De là ces titres vagues qui n’annoncent rien, ou qui promettent ce que la piece ne tient pas ; de là ces longs titres qui ne finissent point, & qui font voir aux connoisseurs la nécessité où l’Auteur s’est trouvé d’annoncer une double intrigue ou un double caractere ; de là encore ces titres fastueux qui charment tout le monde, échauffent toutes les têtes avant la représentation, & font dire ensuite au spectateur malin : La montagne en travail enfante une souris.
Mon dessein est, dans ce Chapitre, de mettre sous les yeux du lecteur des exemples de tous les genres de titres que les comiques ont employés jusqu’ici, & de remarquer avec lui ce que quelques-uns peuvent avoir de dangereux, & ce qui rend quelques autres toujours défectueux, afin que les jeunes Auteurs s’arrangent en conséquence.
Je crois voir d’ici plus d’un critique sourire malignement, & dire que j’aurai bientôt cité tous les différents genres de titres, puisqu’il n’en est que trois, celui qui promet un caractere, celui qui dénote une intrigue, & celui qui annonce un personnage intéressant. Je souris à mon tour, & je continue.
Titres pris d’une seule Scene.
Je n’hésite point à prononcer sur les titres de cette espece, ils sont tous mauvais. Tel est celui du Dépit Amoureux & du Festin de Pierre de Moliere, du Festin de Pierre des Italiens, du Combidado di Piedra des Espagnols. Laissons le Dépit Amoureux, puisque j’ai déja parlé de cette piece & que j’aurai peut-être occasion d’en parler encore, & ne nous arrêtons qu’à la seconde. N’est-il pas étonnant que trois Auteurs, de trois nations différentes, aient puisé le titre d’une piece dans la plus mauvaise, la plus ridicule de ses scenes : c’est celle où la statue est à table avec Dom Juan. Un Comédien nommé Dorimon, qui a traité le même sujet15, a intitulé sa tragi-comédie l’Athée foudroyé. Une courte analyse du sujet fera voir au lecteur si son titre est mieux choisi que celui de ses concurrents.
Dom Juan, le héros de la piece, est un scélérat, pour qui la religion, la probité, les mœurs la nature n’ont rien de sacré, qui se moque des justes réprimandes de son pere, qui se fait un jeu de séduire l’innocence de vingt jeunes beautés qu’il sacrifie à son libertinage. Il a dispute avec un Commandeur & le tue. Il passe devant son tombeau, & pour insulter à sa mémoire, il invite sa statue à dîner : elle y vient. Enfin Dom Juan, pour couronner dignement ses excès, & les continuer impunément, embrasse le parti de l’hypocrisie : le Ciel irrité le foudroie.
Il est aisé de voir que Dorimon a mieux réussi que Moliere, les Italiens & les Espagnols, mais dans le titre seulement. Cependant sa tragi-comédie eut quelque succès.
Je crois très à propos de faire remarquer ici que les Italiens, & Moliere après eux, ont mal traduit le titre espagnol. El Combidado di piedra signifie le Convié de pierre, parceque la statue qui est invitée & qui se met à table, est en effet de pierre. Le Commandeur tué, qui s’appelle Dom Pedre, a donné lieu à l’équivoque.
Titres qui annoncent une double Intrigue.
Exemple. Le Retour imprévu, ou l’Obstacle sans obstacle, de Destouches : ces titres sont non seulement toujours mauvais, mais ils peuvent encore prévenir le spectateur contre la piece. Si l’obstacle naît du retour, le double titre est inutile ; si le retour n’enfante pas l’obstacle, c’est un défaut dans le drame, qu’il est très imprudent d’annoncer sur l’affiche.
Titres qui annoncent un Caractere & une Intrigue.
Titres encore toujours mauvais. Exemple. L’Etourdi ou les Contre-temps de Moliere, la Mere Coquette ou les Amants brouillés de Quinault. Si le caractere principal & l’intrigue sont liés ensemble, à quoi bon le double titre ? Si au contraire l’intrigue est étrangere au caractere, ou le caractere à l’intrigue, c’est une grande faute sur laquelle on ne doit pas prévenir le spectateur.
Titres qui annoncent en même temps l’Intrigue & le Dénouement.
On ne peut pas dire que ces titres soient précisément mauvais ; mais ils sont mal-adroits, & je vais le prouver par le Mariage fait & rompu de Dufresny 16.
Valere adore une jeune veuve, la jeune veuve l’aime à son tour ; mais un contrat de mariage qu’elle a été obligée de signer avec un homme qu’elle abhorre, met le couple amoureux au désespoir. Il est question de briser des nœuds mal assortis, pour en former de plus heureux. Le spectateur desire de voir casser le fatal contrat ; mais il desire foiblement, & il n’est point alarmé par l’incertitude du succès. Le double titre lui annonce que le mariage qui l’inquiete sera rompu. L’Auteur a enlevé par là tout l’intérêt de sa piece, & a privé le spectateur d’une agréable surprise, causée par un événement qu’il eût désiré sans oser l’espérer.
Titres qui annoncent un Personnage & une Intrigue.
Tel est le titre du chef-d’œuvre comique ; Tartufe ou l’Imposteur. Je ne puis que répéter presque mot à mot ce que j’ai déja dit. Puisque l’imposteur est Tartufe, il est inutile d’alonger le titre pour le nommer ; le spectateur apprendra assez son nom dans le courant de la piece. Dom Garcie de Navarre, ou le Prince Jaloux, est dans le même cas : on peut dire à cela que le nom du personnage sert ici à caractériser l’espece de jalousie à laquelle on doit s’attendre, parceque Dom Garcie de Navarre doit être jaloux tout autrement que George Dandin ou Sganarelle. Alors je répondrai qu’il suffisoit d’intituler la piece, le Prince Jaloux, à l’exemple des Espagnols & des Italiens, parceque c’est le rang & non le grand nom des personnages qui doit donner le ton à la jalousie.
Titres qui annoncent un double Caractere.
Le Dissipateur, ou l’Honnête Fripponne ; l’Ambitieux, ou l’Indiscrete, de Destouches. Si l’un des caracteres est subordonné à l’autre, le titre ne doit annoncer que le caractere dominant : si au contraire les deux caracteres sont de la même force, s’ils partagent également l’intérêt, la curiosité, s’ils concourent également à l’intrigue, au dénouement, c’est un défaut essentiel dans la piece, comme nous le remarquerons quand il sera question de l’art de traiter les caracteres ; & l’Auteur ne le corrige pas en l’avouant. Moliere n’a aucun titre dans ce genre.
Il est une infinité d’autres titres qui peuvent être excellents, médiocrement bons, ou tout-à-fait mauvais, selon qu’ils tiennent plus ou moins ce qu’ils promettent.
Titres qui annoncent une chose utile à l’Action.
La Casa con dos puertas (la Maison à deux portes) des Espagnols ; le Tambour Nocturne de Destouches ; gli Perdigi (les perdrix), par Colalto, Pantalon de la Comédie Italienne ; l’Asinaire de Plaute ; tous ces titres peuvent servir d’exemple : mais les uns sont bons à suivre, les autres sont mauvais. Dans l’Asinaire, un jeune homme a besoin d’argent pour acheter une fille : son pere lui conseille de voler à sa mere l’argent de quelques ânes qu’elle a fait vendre ; c’est à propos de ces ânes que la piece s’appelle l’Asinaire. On avouera que ce titre est tiraillé.
Dans gli Perdigi le Docteur envoie des perdrix à son voisin Pantalon ; Arlequin, qui les porte, rend compte à Scapin du message dont il est chargé ; Scapin escamote le panier où sont les perdrix proprement couvertes d’une serviette, & met un autre panier à la place, dans lequel il y a une paire de sabots. Arlequin, qui ne s’apperçoit pas de l’échange, présente à Pantalon le présent de son maître, & n’oublie pas de demander pour boire ; Pantalon lui donne généreusement. Il veut voir si les perdrix sont grasses, apperçoit les sabots, donne le Docteur au diable & bat Arlequin. Celui-ci se doute bien que Scapin a fait le coup ; il le guette, le trouve comme il alloit porter les perdrix à Argentine dont il est amoureux, les reprend, met les sabots à la place. Scapin les présente fort galamment à sa maîtresse, qui les lui jette à la tête, &c. On voit, par le croquis seul de cette piece, qu’elle est bien intitulée, puisque l’intrigue est bâtie & roule sur des perdrix.
Titres qui établissent le lieu de la Scene.
Le Café de Rousseau, le Port de mer de la Motte, le Bal, l’Impromptu de Versailles de Moliere. Dans la piece intitulée le Bal, tous les incidents étant amenés par des déguisements autorisés seulement dans ces sortes d’assemblées, l’Auteur a très bien fait de choisir ce titre. Dans l’Impromptu de Versailles, il n’est question que d’une répétition de comédie, qui pouvoit se faire partout ailleurs qu’à Versailles : ainsi ce titre n’est pas merveilleux.
Titres qui annoncent un Personnage.
Mélanide, de La Chaussée ; l’Andrienne, de Térence ; Pourceaugnac, de Moliere ; le Baron d’Albicrac, de Thomas Corneille. Le titre de Pourceaugnac est excellent, parceque le personnage qu’il annonce est presque toujours en scene, qu’il met tout en mouvement, que tout n’agit que par lui. Dans le Baron d’Albicrac, le personnage annoncé ne se montre jamais : on charge seulement, vers la fin de la comédie, un valet de paroître sous son nom, pour dénouer la piece ; aussi est-elle aussi mal dénouée que mal intitulée.
Titres qui promettent des Moralités.
L’Ecole des Maris, l’Ecole des Amis, l’Ecole des Meres, l’Ecole des Cocus. Les trois premiers titres sont bons, en ce que les trois pieces instruisent de leur devoir les maris, les amis, les meres. Le dernier ne l’est pas, puisque dans la piece le héros finit par céder sa femme : n’est-ce pas une bonne leçon ?
Titres qui annoncent la Patrie du principal Personnage.
La Parisienne, de d’Ancourt ; Arlequin Sauvage, de Delisle ; la Jeune Indienne, de Chanfort. Dans la premiere piece, l’héroïne est remarquable par le nombre d’amants qu’elle amuse. Faut-il qu’une femme soit née à Paris pour être coquette ? non sans doute : le titre est donc mauvais. Dans les deux dernieres pieces, Arlequin & l’Indienne, tout en étalant la simplicité de leurs mœurs, font la critique des nôtres. L’un veut manger des écus & jetter un procès dans la riviere ; il croit que les femmes se font dans notre pays avec un pinceau : l’autre, si jamais son époux devient volage, se propose de lui montrer son contrat de mariage. Tant de naïveté ne peut se rencontrer que dans le climat où les héros ont pris naissance : le titre qui l’annonce est donc excellent.
Titres qui fixent la saison pendant laquelle l’action se passe.
Les Vendanges. L’intrigue roule sur quelques personnes que les vendanges réunissent, le titre est donc bon. Il est inutile de citer un plus grand nombre de mauvais titres : le lecteur en doit tant connoître !
Titres qui marquent en même temps la saison pendant laquelle l’action se passe, & l’état ou le caractere des personnages.
Les Vacances des Procureurs, l’Eté des Coquettes, de d’Ancourt. Dans la premiere piece, ce que disent, ce que font les acteurs principaux ne vaudroit rien s’ils n’étoient réellement des Procureurs en vacances, ou des personnes à-peu-près de leur état ; le titre va donc au sujet. Dans la seconde on voit des femmes au désespoir que l’été leur ait enlevé les plumets ; en attendant le retour de l’armée, elles s’amusent avec des Abbés, des Financiers, des Maîtres à chanter : par conséquent, elle est très bien intitulée.
Titres qui distinguent les nuances que l’Auteur veut peindre dans un caractere, dans un état, un ridicule, une passion, &c.
Le Curieux impertinent, de Destouches ; l’Avare amoureux, de Daiguebere ; le Bourgeois Gentilhomme, & les Précieuses ridicules, de Moliere ; les Folies amoureuses, de Regnard. Je me dispenserai d’analyser encore ces différentes pieces pour voir si leurs titres leur conviennent. Regle générale, tous les titres sont bons quand ils exposent aussi simplement, aussi briévement qu’il est possible ce qu’on trouvera dans la piece, sans cependant instruire trop bien le spectateur sur les incidents, & lui enlever, par cette mal-adresse, le plaisir de la surprise ou d’un intérêt gradué.
Il est encore des titres qui annoncent nettement & purement un caractere, tels que le Misanthrope, le Négligeant, le Glorieux. Ces titres sont dans le même cas que les précédents ; nous en parlerons dans un des Chapitres destinés aux pieces à caracteres.